Alejandra Pizarnik, poétesse : « vie, ma vie, qu’as-tu fait de ma vie ? »


Alejandra Pizarnik


Alejandra Pizarnik (1936-1972) est une poétesse très connue en Argentine et est issue d’une famille juive d’Ukraine qui émigre en Argentine à cause des pogroms envers la communauté juive. Son histoire familiale est donc marquée profondément par la Shoah. Cet exil extérieur influencera l’écrivaine et se changera en exil intérieur par sa poésie. « Par mon sang juif je suis une exilée. Par mon lieu de naissance je suis à peine argentine (le côté argentin est irréel et diffus). Je n’ai pas de patrie… »(1), écrit Pizarnik. Lorsqu’elle est jeune, elle ne parle pas espagnol mais seulement le yiddish ; elle l’apprend dès lors peu à peu. Toutefois elle gardera toujours une distance avec son pays d’adoption mais aussi et surtout avec le langage lui-même, en témoignent ses problèmes d’élocution. Cette méfiance envers le langage se manifeste ensuite dans son œuvre : les mots enfoncent l’esprit dans une prison. En outre son identité semble insaisissable, surtout lorsque l’on apprend que son prénom d’origine est Flora et non Alejandra. Malgré ce changement de nom, elle gardera bizarrement une importance thématique autour des fleurs (Flora…), comme un hommage à ce qu’elle n’est plus.

Très tôt elle voit un psychanalyste : elle ressent une lourdeur corporelle, lourdeur qui s’accompagne de crises d’asthme et d’un problème de boulimie. Elle se sent laide, son corps l’embarrasse énormément, bien qu’elle ait un regard pour le moins étonnant. Elle bégaye beaucoup et est angoissée d’une manière générale. Mais cela ne l’empêche pas de commencer à lire, notamment les auteurs de l’âge d’or de la littérature espagnole mais aussi Jean-Paul Sartre. En outre, elle commence déjà à s’intéresser à ce qui fait la perdition de l’enfance…

A 18 ans elle entre à la faculté de philosophie de Buenos Aires, arrête, puis débute des études de journalisme, qu’elle arrête aussi. Elle tisse des liens avec un professeur de lettres de l’université qui lui permet de traduire des poètes français comme Eluard et Breton, avec qui elle communique. Elle publie très tôt, à 19 ans, puis rencontre beaucoup de peintres et d’écrivains argentins. Elle noue avec eux des amitiés qu’elle gardera toute sa vie. Elle est aidée par Octavio Paz, grande figure de la littérature hispano-américaine ; il l’accompagne notamment dans son parcours poétique.

En Argentine, elle s’intéresse énormément à la poésie française, notamment à Artaud, Nerval et Rimbaud et écrit des poèmes en français. Elle entreprend ensuite un voyage à Paris, où elle restera environ quatre ans. Durant ces années, elle a véritablement des fulgurances poétiques. Elle fréquente les musées et découvre le Louvre. Elle traduit Césaire, Artaud, Michaux. Elle réalise des analyses littéraires dans des revues. Elle rencontre Yves Bonnefoy, qu’elle traduira aussi par la suite. Elle se rapproche de Mandiargues. Etudiante perpétuelle, elle suit des cours à la Sorbonne. Elle rencontre en outre Marguerite Duras et la traduit elle aussi ensuite.

Malgré cette virée parisienne, tout lui paraît absurde dans l’existence, que ce soit le travail, les réunions ou même les études. Elle note dans son Journal sa profonde torture intérieure, sa culpabilité d’être là, en vie. Elle se demande quand elle se suicidera, et pourquoi elle ne se suicide pas maintenant. En outre elle est tiraillée par deux styles de vie foncièrement incompatibles, une vie décadente ou une vie sérieuse. Tout comme son existence, la littérature est pour elle une difficulté et, dans le même temps, une façon de s’échapper à elle-même. Cette ambivalence vitale et poétique provoque sans cesse des dissonances et des paradoxes sans fin au sein de ses créations… Mais Pizarnik continue de s’acharner à écrire pour soigner la blessure de vivre, « laquelle commence par la perte de l’origine, celle du ventre maternel »(2).

 

Le temps, l’enfance perdue et l’avenir incertain

Dans une atmosphère étrange, qui décontenance, Alejandra Pizarnik aborde dans ces poèmes le thème du temps, de l’enfance perdue et de l’avenir incertain. La mémoire joue donc un rôle central, celle-ci étant pleinement effective lorsque, justement, elle ne l’est pas parfaitement : « de toutes mes vies je me souviens / pourquoi j’oublie »(3), écrit-elle dans Les Travaux et les nuits. Nous retrouvons ici le paradoxe, inhérent à ces poèmes mais aussi à leur ambiance générale, ceux-ci étant mystérieux mais lumineux. Toujours est-il que, quoi qu’il arrive, elle continue de vouloir écrire afin de préserver son souvenir, même si cela doit la mener à une fragmentation de son esprit : « Je perds la raison si je parle, je perds mes années si je me tais »(4).

Elle parle… elle parle du temps, celui qui la divise et celui qui écrase tout, tout en préservant. La vie, soumise au temps, fait durer les choses tout en les modifiant. Selon Pizarnik, nous vivons dans un univers paradoxal, en témoigne son poème « Le réveil », où le temps ronge, se déploie à une vitesse incroyable et où, pourtant, il passe lentement, comme s’il était suspendu. D’espoir en désespoir, perdue entre le temps que l’on ne peut pas saisir et la permanence de la monotonie qui habite les objets, « que vais-je faire avec la peur ? »(5), se demande-t-elle. Elle écrit… et c’est déjà ce qu’elle fait dans ce poème : en écrivant, elle réalise son souhait. Le réveil est à la fois une lumière remplie de possibles et l’éveil d’un sentiment de perte. Ce « réveil » est de l’indécision à l’état pur, où la rythmique danse avec l’immobile, où le plein embrasse le vide, où la clarté se marie avec l’obscurité.

La lucidité précoce qui émane des poèmes de La Dernière innocence s’allie avec un espoir déçu, celui de la liberté acquise en sortant de la cage qu’est l’enfance : « La cage est devenue oiseau »(6). Nous devenons progressivement libres mais cette nouvelle liberté a comme contrepartie la perte de cette cage merveilleuse qu’est l’enfance. Finalement, la dernière innocence, c’est le dernier dévoilement avant de chercher la vie. Cette liberté acquise provoque une peur de l’avenir, mais aussi et surtout de ce que l’on peut réaliser ou non. « Le réveil » est dès lors le surgissement de la liberté mais aussi le vide qu’elle apporte, c’est la mise en lumière de l’être qui rencontre la désillusion. « Nous nous anticipons de sourire en sourire / jusqu’à l’ultime espérance »(7)… jusqu’à cette espérance mort-née, puisqu’elle suppose une attente. Ainsi, l’énergie de vivre et de continuer à vivre côtoie discrètement mais fatalement l’échec de cet élan.

 

L’entrelacement de la vie et de la mort

La fatigue de la vie se lie au surgissement de celle-ci mais aussi à son illusion, qui est préférable à la lucidité : « cette lugubre manie de vivre / cette secrète extravagance de vivre / t’entraîne alejandra ne dis pas non »(8), écrit-elle dans son poème « L’amoureuse ». La vie demande que l’on s’insurge contre elle, que l’on se révolte contre l’illégitimité de son effectivité : « Tant de vie Seigneur ! / Pourquoi tant de vie ? »(9). Cette révolte contre la vie s’accompagne néanmoins d’une interrogation constante sur ses puissances mais aussi d’une détermination à l’embrasser le plus possible : « Mais mes bras s’obstinent à étreindre le monde / car on ne leur a pas encore appris / qu’il est déjà trop tard »(10). Cet élan soudain et positif n’est cependant que le témoignage d’une course désespérée et d’un constat : la naissance suppose la mort : « Le commencement a engendré la fin / Tout va continuer de même / Les sourires usés / L’intérêt intéressé / Les questions de pierre en pierre / les gesticulations qui imitent l’amour / Tout va continuer de même »(11). Ce constat ne changera pas : tout reste ce qu’il est ; pourtant le cours du temps semble tout emporter et provoquer un sentiment de perdition… Il ne semble rester que le vent, l’imperceptible, l’invisible ; car vivre, c’est offrir ses désirs au vent : « J’ai appelé le vent / je lui ai confié mon désir d’être »(12). Ce désir d’être, qui est un désir ne tendant vers rien, est aussi ce qui constitue la naissance et le projet de la littérature, cette langue qui ne fait que chanter l’absence.

 

La langue et le silence de l’écriture

Le rôle du poète est en effet pour Pizarnik de nommer l’absence, qui emporte avec elle la présence à la fois de l’objet et du sujet : « silence / je m’unis au silence […] je me laisse boire / je me laisse dire »(13). Le sujet qui écrit est en définitive absent lors de la création, la langue se limitant à « créer de nouveaux silences »(14), de nouvelles façons de dire ce qui n’est pas, de dire ce qui manque, de dire ce que le désir ne peut combler. L’écrivain a en effet toujours cette peur, si chère à Pizarnik, « de ne pas savoir nommer / ce qui n’existe pas »(15). Cela tend le créateur au silence des mots écrits sur la page, qui ne se disent pas vraiment, qui restent muets, qui restent dans le non-dit, bien qu’ils soient dans le oui-écrit. Cette écoute passive du langage mène à une contemplation vide, à une remise en cause de la communicabilité intersubjective, à considérer la langue comme une difficulté, une inefficacité : « Je désirais un silence parfait. C’est pourquoi je parle »(16). En plus de cela s’ajoute le fait que la voix qui écrit – qui n’est finalement qu’une main – se fragmente en plusieurs voix divergentes, créant des paradoxes au sein même des poèmes. Les mains, d’ailleurs : « Mes mains se sont mises à nues / et sont parties là où la mort / apprend à vivre aux morts »(17). Ici, Pizarnik semble décrire l’activité propre à l’écriture ; en effet les écrits prennent de la valeur une fois l’écrivain mort : la mort qui apprend aux morts à vivre constituerait ainsi le royaume de la littérature.

 

Je vous laisse avec un extrait de son recueil Extraction de la pierre de folie, où son écriture mystérieuse rend un hommage absolu à l’énigme qui habite ses créations. Elle donne ici un aperçu des injonctions nécessaires afin de déployer la beauté du verbe : « Parle de ce qui vibre dans ta moelle et fait des ombres et des lumières dans ton regard, parle de la douleur incessante de tes os, parle du vertige, parle de ta respiration, de ta désolation, de ta trahison. Si obscur, si plein de silence est le processus auquel je me soumets. Oh ! parle du silence. »(18)

 


(1) Pizarnik Alejandra, Œuvres, Paris, Ypfilon, 2022, p. 323.

(2) Ibid., p. 331.

(3) Ibid., p. 167.

(4) Ibid., p. 318.

(5) Ibid., p. 61.

(6) Ibid., p. 58.

(7) Ibid., p. 63.

(8) Ibid., p. 16.

(9) Ibid., p. 22.

(10) Ibid., p. 60.

(11) Ibid., p. 60.

(12) Ibid., p. 55.

(13) Ibid., p. 113.

(14) Ibid., p. 145.

(15) Ibid., p. 78.

(16) Ibid., p. 216.

(17) Ibid., p. 58.

(18) Ibid., p. 222.

Jean


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