Vulgariser Clouscard, une analyse de «l’Etre et le Code»


Jeanne d’Arc, 1910, Emile Antoine BOURDELLE


Dans cette série d'articles, dont le présent texte marque le début, je vais m’intéresser à la thèse universitaire de Michel Clouscard, publiée en 1973 sous le titre "L'Être et le Code". Défendue devant un jury où figurait, entre autres, le philosophe Jean-Paul Sartre, elle aborde l’histoire de France du haut Moyen-Age aux débuts de la Révolution. La période ciblée rend la tâche immense, sûrement trop importante pour un seul homme. S’attaquer à des questions historiques toujours débattues, comme les raisons de la chute de l’empire romain, les conditions d’apparition de la féodalité ou encore la place de la religion vis-à-vis de l’autorité monarchique, constitue un défi colossal. On verra néanmoins qu’à défaut de réponses définitives Clouscard crée des pistes, suscite la curiosité et met l’accent sur des aspects souvent sous-estimés dans l’analyse historique. « L’Etre et le Code » est donc un ouvrage singulier, à la croisée des domaines académiques, entre philosophie, histoire, économie et science politique. L’originalité de son travail se trouve dans cette approche particulière. Loin de s’adonner à un unique travail d’historien, Clouscard entend dépeindre les évolutions économiques et politiques en utilisant le matérialisme dialectique.

Le matérialisme dialectique pour comprendre l’histoire

Par matérialisme, il faut entendre ce qui est réel et qui peut être rationnalisé. On s’intéresse aux Hommes, à leurs interactions, aux groupes qu’ils forment, à leur manière d’effectuer des échanges. L’approche matérialiste considère que les choses, l’environnement ou encore les objets priment sur les idées en leur donnant naissance.

Par dialectique, on fait référence aux contradictions internes des sociétés. Elles naissent des désaccords sur le développement et la gestion des forces productives ainsi que de différends concernant la répartition de la production. Ces oppositions sont portées par des groupes humains divers que l’on peut définir par leur statut, leur état, leur ordre ou, plus récemment, par leur classe sociale. Ces contradictions sont toujours en devenir. Il n’y a jamais de point final. De ces contractions à travers l’histoire résultent différents systèmes économiques et politiques. Pour comprendre la marche des sociétés humaines, il faut rendre compte de ce que Clouscard appelle « l’ensemble ». Il s’agit d’examiner l’évolution des modes de production et l’essor des forces productives. Il est aussi important d’observer les rapports de force aussi bien économiques que politiques entre les différentes parties de la société. Loin de sombrer dans « l’historicisme » qui consisterait à énumérer les dates, les batailles, les trahisons, les faits d’arme de grandes figures historiques, Clouscard nous invite à déporter le regard vers une histoire cachée, souvent reléguée au second plan et d’une importance pourtant capitale.

En d’autres termes, on pourrait dire que l’histoire demeure incompréhensible à qui se satisferait d’une biographie de Jeanne D’Arc, d’un roman national à la Jacques Bainville ou d’un manuel scolaire juxtaposant les périodes historiques. Pour rendre le réel rationnel, tel que le souhaite Clouscard en reprenant les mots d’Hegel, il convient de montrer de quelle manière l’infrastructure économique influe sur la superstructure politico-idéologique, d’examiner la diversité des modes de production mis en place par les groupes humains. Le projet de Clouscard est, en définitive, de s’éloigner de l’histoire des grands Hommes pour aborder l’histoire de « l’ensemble », de la société dans toutes ses composantes, du serf au noble en passant par le marchand, le riche laboureur et le bourgeois.

L’introduction à l’Etre et le Code, ou expliciter sa méthode

Partie sans doute la plus conceptuelle et technique de l’Etre et le Code, un brin démoralisante pour qui n’est pas armé d’une solide motivation, l’introduction n’en reste pas moins fondamentale pour comprendre la portée philosophique que souhaite donner Clouscard à son œuvre. Avant d’entrer dans le vif du sujet, il explicite sa position sur la question de la connaissance. Comment connaitre ? Quelles sont les conditions qui rendent possible une connaissance ? Ces questions, qui évoquent des énoncés de devoir de philosophie, peuvent sembler hors de propos. Pour autant, les réponses apportées en disent long sur notre conception du monde et notre manière de le connaitre. Clouscard s’oppose ainsi dans son œuvre à ce qu’il nomme le néo-kantisme et sa conception de la connaissance. L’appellation mériterait à elle seule des livres entiers. Pour comprendre et pouvoir se servir de manière pratique de ce concept, on peut le définir en se focalisant sur ses caractéristiques principales :

Le néo-kantisme est une déformation réactionnaire de la pensée de Kant. Kant avait permis un progrès pour la raison humaine en proposant son concept de « sujet transcendantal ». Pour lui, les phénomènes pouvaient être connus en fonction des structures de notre esprit, mais la réalité en soi, le "noumène", demeurait inaccessible. Il permettait ainsi un progrès par rapport à la pensée strictement religieuse pour qui toute connaissance véritable est d’ordre divin, hors de portée des Hommes. Les néo-kantiens vont alors reprendre cette idée de “noumène” (ce qui ne peut être connu pour Kant) en la radicalisant et en affirmant que la réalité est entièrement construite par nos représentations mentales, que tout ce qui est perçu est filtré par nos schémas cognitifs et nos catégories conceptuelles innées (instinct, structure, volonté, nature humaine métaphysique ou divine). Ainsi, la réalité objective devient inaccessible, et toute connaissance est relative à notre subjectivité. On ne peut alors, selon cette vision, rien connaitre, hormis peut-être soi. Il y a pour les néo-kantiens une rupture radicale et indépassable entre le sujet et le monde qui l’entoure. En ne renvoyant qu’à soi ou à des explications métaphysiques non historicisées, le néo-kantisme aboutit à une impasse: on ne saurait comprendre l’histoire humaine.

Clouscard rejette cette vision pour plusieurs raisons. Tout d'abord, elle aboutit à une sorte de relativisme extrême où il n'y a pas de vérité objective, mais seulement des interprétations subjectives. Ensuite, elle ignore le rôle crucial de la matérialité dans la constitution de la connaissance. Pour Clouscard, la réalité matérielle existe indépendamment de notre perception, et le but du chercheur est de l'appréhender autant que possible. De plus Clouscard démontre qu’une approche néo-kantienne du monde nie l’histoire puisque qu’elle explique la conduite des sociétés humaines par des éléments anté-prédicatifs (l'anté-prédicatif est un concept abscons évoquant un élément explicatif anhistorique, posé comme éternel et transcendant dans un raisonnement) alors que la nature de l’Homme est justement une création de ses propres conditions d’existence. C’est par la production que l’Homme s’extirpe de l’animalité pour devenir pleinement Homme. Il accède également par la production à l’historicité. Le jour d’avant n’est plus similaire au jour d’après. Un citoyen de l’empire romain ne vit pas comme un serf du royaume de France quelques siècles après. Clouscard refuse donc les explications anté-prédicatives (anhistorique) pour défendre une vision de l’Homme avec ses prédicats (composantes historiques). Il écrit ainsi:

Le corps-sujet est effet et cause; produit de la praxis, il produit la praxis.

Cela signifie que pour comprendre l’Homme (corps-sujet) et la société dans laquelle il s’insère, il faut historiciser son analyse. L’être humain crée et modifie son environnement. Sa nature est celle qu’il s’est donnée par sa culture, variable dans l’histoire. Pour comprendre une période historique et les actions humaines, il faut donc analyser les conditions matérielles d’existence produites par les générations passées (le produit de la praxis d’une société qui précède la naissance d’un Homme dans celle-ci) et la manière dont elles vont évoluer suite aux interactions entre groupes humains aux intérêts et opinions différents (la praxis produite par l’Homme dans sa période historique).

Ainsi, pour comprendre « l’Etre et le Code », il est essentiel de saisir la méthode que Clouscard emploie pour appréhender la réalité historique. Il s'agit d'une approche matérialiste et dialectique qui considère que l'histoire est façonnée par les forces matérielles et les contradictions internes des sociétés humaines. En rejetant le néo-kantisme et son relativisme, Clouscard s’attarde sur les rapports entre les structures économiques et politiques qui sous-tendent les événements historiques. Cela rend possible la mise en lumière des relations de pouvoir et des luttes de classes qui animent les périodes humaines selon des modalités toujours changeantes.

À suivre…

Emilien Pigeard



Sources :

Clouscard, L’Être et le Code, Editions Delga