Une santé forte !
Il me semble que nous sommes dans un temps où la notion de santé doit être clarifiée, tant d’un point de vue historique, médical ou philosophique, afin de réévaluer les potentialités du pathologique, si malmené que nous avons tendance à le distinguer du physiologique. Avant de me lancer dans un développement historico-médico-philosophique du concept de santé, je tiens à préciser que la crise sanitaire que nous vivons actuellement ne relève pas seulement d’une pandémie mais surtout d’une syndémie, terme inventé par l’anthropologue américain Merrill Singer dans les années 1990. En effet, lorsque nous tombons malades de la Covid-19, c’est parce que, dans une grande majorité des cas, nous sommes déjà malades de nos modes de vie (obésité, diabète, cancer etc.). Nous ne mourons donc pas du coronavirus mais nous mourons en partie du coronavirus. La pandémie dans laquelle nous sommes plongés est ainsi amplifiée en raison de maladies chroniques préexistantes. Toujours est-il que ce moment de crise sanitaire que nous traversons actuellement est une bonne occasion pour réfléchir à ce qu’est la bonne santé, ce que j’appelle la santé forte. Je défends dans ce développement l’idée selon laquelle la maladie ne s’oppose pas à la santé, donc que la mort est inséparable de la vie. Ce dépassement conceptuel est nécessaire afin de penser le plus lucidement possible la complexité du vivant.
Tout d’abord la maladie, qu’elle soit somatique ou psychique, se caractérise dans tous les cas par une rupture de l’équilibre. La maladie est alors perçue comme la perturbation biologique du corps sain. Les notions de santé et de maladie ont été conceptualisées dès l’Antiquité, en effet les Grecs de cette époque ont considéré la santé sur le modèle de la nature, de la physis. L’être humain, tout comme la nature, est une harmonie et si cette harmonie s’effondre, alors ce trouble est appelé maladie. Ainsi, Hippocrate a constitué une nouvelle médecine fondée sur quatre éléments fondamentaux, en l’occurrence le sang, la phlegme, la bile jaune et la bile noire. Dès lors, la santé est parfaite lorsque ces quatre parties se tempèrent mutuellement. Dans l’Antiquité la santé se caractérise donc par un équilibre pacifique, par une absence de transformation. Dans cette mesure, la santé est définie négativement. Les médecins de l’époque, comme Galien au IIème siècle, ont à raison pratiqué la vivisection dans le but de connaître le mécanisme du corps vivant. Mais la période de respect des cadavres, qui débute avec l’arrivée du christianisme, a interrompu cette pratique. De fait, de l’Antiquité jusqu’au XVIIIème siècle, la connaissance médicale avance très peu. La médecine est alors coincée dans un vitalisme, un animisme et un dualisme, et les médecins considèrent que la maladie s’oppose à la santé tout comme le mal s’oppose au bien. Dès lors, la maladie se conçoit comme une essence qui s’empare du corps vivant et qui se bat contre la santé de celui-ci.
Néanmoins au XIXème siècle, principalement par le médecin Claude Bernard en France, la médecine connaît une transformation significative. Cette métamorphose de la médecine passe évidemment par des étapes et des conceptions plus vastes. Faisons donc un détour par Kant. Dans la Critique de la faculté de juger, le philosophe allemand définit l’être vivant comme un être « organisé s’organisant lui-même »[1]. Ainsi le corps est-il pensé comme un organisme vivant où chaque partie participe au tout. Les parties se produisent l’une l’autre et cette causalité réciproque forme le tout, par conséquent l’organisme est constitué d’une liaison causale réciproque des parties. Cela signifie que chaque partie concourt à l’harmonie du tout, l’idée du tout étant déterminée par les relations entre les parties. Cette définition de l’être vivant est alors complétée, involontairement ou volontairement, par Claude Bernard dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale publiée en 1865. Il définit alors l’être vivant comme un organisme hiérarchisé mais aussi comme une individualité. Cela est particulièrement important pour la suite. Dans cette perspective, la santé est une activité normale des éléments organiques et la maladie l’exagération et la disproportion de l’état de santé. Dans cette mesure, Claude Bernard considère que la maladie et la santé s’opposent d’un point de vue quantitatif, autrement dit il existerait une différence de degré entre l’état de santé et l’état maladif. Nous passons grosso modo au XIXème siècle d’une conception qualitative à une conception quantitative de l’état maladif. Cela n’est pas encore satisfaisant mais avançons dans le développement.
Claude Bernard est l’un des premiers à avoir insisté sur la nécessité de fonder la médecine sur le modèle d’une science. Cette entreprise se justifie (et nous voyons les résultats incroyables aujourd’hui), bien qu’apparaissent des difficultés importantes. En effet, peut-on donner une définition objective de la maladie ? Car il existe une variabilité biologique indéniable liée au vivant. Par exemple, un patient peut réagir à une bactérie, ou à un virus – par le plus grand des hasards – tandis qu’un autre patient ne réagira pas. De fait, la variabilité et la complexité du vivant rendent problématique la générabilité et la réplicabilité des phénomènes physico-chimiques dans l’organisme. En effet, il existe à la fois une variabilité entre espèce, une variabilité entre les vivants d’une même espèce mais aussi une variabilité dans l’individu lui-même. De plus, l’organisme est en constante interaction avec son environnement. Tous ces points rendent ardue la connaissance médicale, bien qu’elle ne soit pas impossible.
J’avance par conséquent l’idée selon laquelle la médecine est une technique et non une science, bien que la médecine se serve indéniablement de repères scientifiques. La science est une élaboration d’une connaissance ; or la médecine ne peut pas atteindre un certain degré d’objectivité dans la mesure où son objet, c’est-à-dire le vivant, varie sans cesse. En ce sens, il existe pour le vivant une part de subjectivité de la maladie. Autrement dit, la pathologie s’établit dans la relation de l’individu à son état et, donc, il n’y aurait pas de « pathologie objective » pour reprendre les mots de Georges Canguilhem (1904-1995), médecin et philosophe français.
Je n’insinue pas le fait que la médecine ne soit pas fiable mais qu’il existe des incertitudes liées aux traitements pour tenter de guérir un individu, autrement dit une partie de la médecine fonctionne toujours à l’aveugle. L’un des problèmes majeurs que rencontre la médecine est la complexité de l’individu ; en effet l’organisme vivant est un système composé d’une multitude d’éléments. De plus, chaque corps est situé dans un certain milieu qui détermine certains fonctionnements de ce même corps ; par conséquent le corps a des causes internes et des causes externes. Cela signifie, pour résumer et pour parler trivialement, qu’il est plus difficile de connaître un organisme qu’une pierre.
Toujours est-il que, dans cette optique, le normal et le pathologique obéissent aux mêmes lois, autrement dit la pathologie n’est qu’une variation du normal. Avec Canguilhem et Goldstein (neuropsychiatre et spécialiste des organisations nerveuses et cérébrales du XXème siècle), nous avons des instruments conceptuels capables de dépasser la dualité stérile entre la santé et la maladie. La vie est avant tout une activité normative qui se distingue par conséquent du concept de normal. Canguilhem définit ce qu’est la normativité biologique, en l’occurrence c’est le fait que chaque individu produise ses propres normes. Un être se trouve dans le milieu où il peut maintenir sa norme. Chaque individu a donc une constante physique mais il possède aussi une marge qui permet une possible adaptation (la constante physique ne change cependant pas en quelques jours). Par exemple, le métabolisme des individus diffère selon la géographie. Dès lors, la maladie n’est pas seulement la disparition d’un ordre physiologique mais aussi l’apparition d’un nouvel ordre vital. « Guérir, malgré les déficits, va toujours de pair avec des pertes essentielles pour l’organisme et en même temps avec la réapparition d’un ordre. A cela répond une nouvelle norme individuelle. »[2] Cela signifie que la vie n’est qu’innovation physiologique, c’est-à-dire qu’un être en santé est un être qui s’adapte et instaure de nouvelles normes biologiques. Être sain signifie être normatif, autrement dit être en bonne santé c’est dépasser sa norme, c’est tolérer de nouvelles situations. On surmonte par conséquent les crises organiques en adoptant d’autres normes.
Bref, Canguilhem distingue la normalité (conforme à la moyenne statistique : c’est la petite santé) et la normativité (la capacité individuelle de la vie d’inventer de nouvelles normes selon les circonstances pour faire face à de nouvelles menaces : c’est la grande santé, la santé forte). Cette normativité est la santé véritable. Avoir une santé forte, c’est pouvoir tomber malade et s’en relever ; avoir une santé forte, c’est se confronter au risque de la maladie et de la mort. « Vivre, (...) ce n’est pas seulement végéter et se conserver, c’est affronter des risques et en triompher », écrit-il dans La Connaissance de la vie. Par conséquent, il n’existe pas de maladie mais il n’y a que des malades ; cela signifie que la maladie ne se trouve que dans des individus uniques. En ce sens, l’individu malade est la manifestation même de la maladie, autrement dit la maladie n’existe pas sans l’individu. Finalement, l’idée de maladie est une notion abstraite car la maladie n’est pas une essence pure que le patient possède.
Tomber malade, bien que cela puisse sembler paradoxal, cela signifie donc que nous sommes en bonne santé. C’est pourquoi Canguilhem écrit que « l’organisme fait une maladie pour se guérir »[3]. De plus, tout comme la maladie ne s’oppose pas à la santé, la mort et la vie ne s’opposent pas. De fait, la mort participe à notre santé globale. Par exemple, le cancer est créé par des cellules qui refusent de se laisser mourir : il existe indéniablement un pouvoir d’autodestruction d’une partie de notre corps qui va en faveur de la vie.
D’une manière plus générale, en dialogue avec Goldstein, lorsque l’organisme est lésé le comportement entier du corps répond à cette lésion organique et ainsi sa façon d’être au monde change. Lorsqu’une partie du corps est lésée, le comportement tout entier est modifié et toute notre approche du monde sensible est transformée. Quand bien même il est altéré, le sujet est toujours en position dynamique vis-à-vis du monde. L’individu malade modifie son rapport au milieu, ainsi le vivant se caractérise par des actes créateurs. Par conséquent Goldstein s’oppose à la notion causale du monde sensoriel : par exemple, ce n’est pas parce que je perds le goût que le monde sensoriel est atrophié car l’organisme sensoriel va compenser cette perte, le corps va modifier son rapport avec le réel. Lorsqu’un sujet est malade, son corps entier se mobilise pour composer un modèle de compensation globale. Être en bonne santé, ce n’est pas avoir un organisme pacifié et équilibré, c’est pouvoir se dépasser dans l’obstacle que constitue la diminution de l’état de l’organisme.
Avec ces réflexions, nous pouvons tirer des conséquences plus profondes concernant la vie elle-même, à savoir qu’elle est fondamentalement expansion et non conservation. Finalement, admettre qu’il existe un instinct de conservation du vivant, c’est sous-évaluer la vie car « l’organisme sain cherche moins à se maintenir dans son état et son milieu présent qu’à réaliser sa nature »[4] en surmontant les crises organiques et en instaurant de nouvelles normes de vie.
En somme le concept de santé comme équilibre (et la pensée selon laquelle la vie n’est que préservation) est une conception malade de la santé. Par conséquent, comme l’a très justement pensé Nietzsche, il faut que « nos médecins perdent la notion d’une santé normale, d’une diète normale, d’un cours normal de la maladie »[5]. La santé n’est pas l’absence de maladie, c’est vouloir être toujours plus dans la mesure où toute vie est volonté de puissance. Il faut par conséquent rejeter l’idée de la santé comme équilibre normal. La maladie ne rend cependant pas meilleur mais elle approfondit, elle rend attentif au fait que tout devient. En définitive, « nous avons besoin d’une nouvelle santé, une santé plus forte, plus aiguë, plus endurante, plus intrépide, plus gaie que nulle ne le fut jamais »[6]. Cette grande santé abolit la distinction entre maladie et santé dans la mesure où elle assimile la négativité de la maladie afin de produire du positif et d’expérimenter des nouvelles normes d’action. La bonne santé, la santé forte, ce n’est pas celle que nous avons mais celle que nous acquérons constamment, que nous sacrifions au risque de perdre la vie.
[1] Kant, Critique de la faculté de juger, GF Flammarion, 2000
[2] Cité par Georges Canguilhem dans Le normal et le pathologique (PUF, 1966) : Goldstein, Der Aufbau des Organismus, La Haye, Nijhoff, 1934
[3] Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF, 1966
[4] Ibid.
[5] Nietzsche, Le Gai savoir, Gallimard, 1950
[6] Ibid.
Jean
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