La pensée du vivant de Emmanuel Kant et Georges Canguilhem
De la fondation d’une science du vivant à l’autonomisation du vivant capable d’orienter son devenir
SOMMAIRE
INTRODUCTION
I. LES CRITIQUES DE KANT ET CANGUILHEM A L’ENCONTRE DE LA THEORIE MACHINISTE DE DESCARTES : DEMONTRER LA PARTICULARITE DU VIVANT EN DIFFERENCIANT L’ORGANISME DE LA MACHINE
La théorie machiniste de Descartes : une réduction du vivant à des processus physico-chimiques
Les critiques de Kant et Canguilhem adressées à la théorie machiniste de Descartes : la nécessité de distinguer l’organisme de la machine
Le projet politique de l’analogie cartésienne : un moyen de « se rendre maîtres et possesseurs de la nature »
II. LES CONDITIONS PREALABLES A LA (RE)FONDATION D’UNE VERITABLE SCIENCE DU VIVANT
Un jugement téléologique au fondement de la raison humaine
Du caractère hypothétique de l’argument théologique : la nécessité de fonder la science de la vie sur des gages de scientificité
La vision plutôt que la division : reconnaître le caractère proprement irréductible du vivant
III. LA PRISE EN COMPTE DES INTERACTIONS DU VIVANT AVEC UN MILIEU LUI PERMETTANT D’ORIENTER SON AVENIR
Organisme et totalité : la science de la vie doit avoir pour principe l’étude du vivant dans son milieu
Sortir du déterminisme : l’être vivant organisateur de son milieu
De l’émancipation de la science de la vie à l’égard du réductionnisme physico-chimique vers la reconnaissance d’une finalité limitée du vivant en capacité d’orienter son devenir
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
INTRODUCTION
« On admet trop facilement l’existence entre la connaissance et la vie d’un conflit fondamental, et tel que leur aversion réciproque ne puisse conduire qu’à la destruction de la vie par la connaissance ou à la dérision de la connaissance par la vie [1]».
Ces quelques mots de Canguilhem que l’on retrouve dans son introduction à La Connaissance de la vie semblent mener à la question suivante : comment réconcilier ces deux éléments constitutifs de l’être humain et de sa relation au monde ? Peut-être l’aspect dichotomique de la connaissance et de la vie ne provient pas tant d’une réalité en soi que d’un problème de méthode concernant leur articulation. Ce qui résulte finalement d’une telle opposition est celle entre la théorie et la pratique. Le discours théorique échouerait à la tentative de saisir la vie, tandis que l’expérience de la vie ne pourrait être théorisée. Et pour cause, la vie semble revêtir un caractère insaisissable pour la raison humaine qui, l’expérimentant chaque jour, n’est capable de l’exprimer scientifiquement. Or, qu’est-ce qu’une science de la vie ? De prime abord, nous serions tentés de penser que, la vie se trouvant dans la nature, les sciences traitant de la vie seraient ce que l’on nomme les « sciences naturelles » et parmi elles, les sciences dites « dures » que sont la physique et la chimie. Et pourtant, force est de constater que ces dernières s’intéressent moins à la vie à proprement parler qu’au fonctionnement de l’organisme, à une mécanique du corps dont les considérations sur la vie et le vivant semblent néanmoins absentes. Dès lors, que serait une véritable science de la vie et du vivant ? La fondation d’une science du vivant est-elle seulement possible ? Telles sont les questions que se sont successivement posées Emmanuel Kant (1724-1804) et Georges Canguilhem (1904-1995) à travers leurs ouvrages respectifs, la Critique de la faculté de juger (1790) pour le premier, et La Connaissance de la vie (1952) ainsi que Le Normal et le Pathologique (1966) pour le second. En effet, si le philosophe prussien semble poser les fondations nécessaires à la construction d’une science du vivant, le médecin-philosophe français procède quant à lui dans le premier ouvrage cité à une étude historique concernant l’avènement de la biologie dans le champ des sciences naturelles tout en proposant une réflexion philosophique à ce sujet. Cela étant, Kant et Canguilhem s’unissent au sein d’un même projet : celui de démontrer le caractère irréductible du vivant aux lois physico-chimiques. Afin de corriger le réductionnisme physico-chimique à l’œuvre dans l’étude du vivant, tous deux entreprennent la critique de René Descartes (1596-1650) et de sa célèbre analogie entre l’homme et la machine qui constituerait selon eux, la source essentielle de cette erreur.
Par conséquent, il s’agira de se demander dans quelle mesure Kant et Canguilhem, à partir d’une critique de la théorie machiniste cartésienne, parviennent-ils à libérer la science du vivant de l’emprise exercée par le réductionnisme physico-chimique, et du même coup, à démontrer le caractère indéterminé de la finalité du vivant lui conférant la capacité à orienter son devenir ?
Pour ce faire, un premier moment de cette étude exposera la commune critique de Kant et Canguilhem à l’encontre de la théorie machiniste de Descartes conduisant à démontrer le caractère particulier du vivant par le moyen d’une distinction opérée entre la machine et l’organisme. Puis, il s’agira d’étudier les conditions préalables à la (re)fondation d’une véritable science du vivant. Enfin, nous démontrerons que l’élaboration d’une véritable science du vivant s’accompagne de la prise en compte du caractère irréductible des interactions du vivant avec un milieu qui lui est propre et qui lui permet d’orienter son devenir.
I
LES CRITIQUES DE KANT ET CANGUILHEM A L’ENCONTRE DE LA THEORIE MACHINISTE DE DESCARTES : DEMONTRER LA PARTICULARITE DU VIVANT EN DIFFERENCIANT L’ORGANISME DE LA MACHINE
La théorie machiniste de Descartes : une réduction du vivant à des processus physico-chimiques
Afin de comprendre les critiques adressées par Kant et Canguilhem à Descartes, il sera de bon aloi de débuter cette étude par une brève exposition de la thèse mécaniste du penseur français à laquelle font référence ces deux défenseurs du vivant que nous nous proposons d’étudier de concert. Dans ses Principes de la philosophie, René Descartes procède à une distinction entre l’homme et l’animal selon laquelle le premier, disposant d’une âme, disposerait du même coup de la pensée et de la liberté tandis que le second, en étant privé, ne pourrait de ce fait aucunement profiter de telles dispositions. Pour autant, Descartes se positionne également en faveur d’un dualisme selon lequel le corps – res extensa – et l’âme – res cogitans – existent comme deux substances différentes, la première étant matérielle et étendue tandis que la seconde est immatérielle et ne possède donc aucune étendue. Cela étant, si ces substances communiquent l’une avec l’autre, il n’en demeure pas moins qu’un corps dépossédé de son âme ne serait pour Descartes aucunement différent de celui d’un animal et donc, d’une machine. En effet, Descartes développe une pensée mécaniste selon laquelle le vivant serait réductible à des processus physico-chimiques, avec pour seule différence que le vivant, fruit de la création divine, admet une perfection et une complexité bien supérieures aux créations humaines. Ainsi, Descartes écrit dans ses Principes de la philosophie :
« je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose [2]»
; avant d’illustrer cette idée par l’observation d’une commune articulation des corps naturels et des machines que font les artisans dans la mesure où tous deux
« ne dépendent que de l’agencement de certains tuyaux, ou ressorts [3]».
Ainsi, les critiques de Kant et Canguilhem au sujet de la théorie mécaniste de Descartes viennent s’opposer au réductionnisme physico-chimique opéré par ce dernier avec un double horizon : celui de sortir le vivant du seul déterminisme machiniste – lui rendant du même coup, une certaine dignité – mais aussi, celui de constituer une science du vivant qui pour exister, a besoin de se défaire d’une conception mécaniste reconnaissant que
« toutes les règles […] appartiennent à la physique [4]».
C’est seulement après avoir effectué ces quelques précisions sur la thèse cartésienne que nous pouvons désormais convenablement nous orienter vers les critiques de Kant et Canguilhem.
Les critiques de Kant et Canguilhem adressées à la théorie machiniste de Descartes : la nécessité de distinguer l’organisme de la machine
Dans son ouvrage La Connaissance de la vie, Georges Canguilhem consacre tout un chapitre à la distinction entre la machine et l’organisme. Toutefois, si Canguilhem expose un certain nombre de nouvelles approches concernant la question, il n’en demeure pas moins que son analyse est riche d’un fondement kantien assumé. En effet, Kant le premier, par l’intermédiaire du §64 et du §65 de sa Critique de la faculté de juger, semble répondre à la conception mécaniste du vivant par l’introduction de l’Idée de fin naturelle. Cela étant, il s’agira de mettre en exergue cette critique et d’en déceler les implications pour le vivant. Dans le paragraphe précédemment cité et intitulé « Les choses en tant que fins naturelles sont des êtres organisés », Kant opère – pareillement à Descartes – une analogie entre le corps organisé et une montre ; autrement dit entre un organisme naturel et une machine issue de la production humaine. Cela étant, il entend résoudre l’impasse du mécanisme cartésien en introduisant la thèse selon laquelle :
« une chose existe comme fin naturelle quand elle est cause et effet d’elle-même [5]».
En effet, dans ses Principes de la philosophie, Descartes affirmait qu’
« il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu’une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu’il est à un arbre de produire ses fruits [6]».
Lorsque Descartes affirme que « toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles », il faut entendre par « artificielles » le caractère des choses créées par l’humain et non par la nature, tandis que par « naturelles » celui des choses créées par la nature sans l’intervention de l’humain. Cela étant, en vertu de sa conception du vivant énoncée précédemment, si Descartes déclare qu’« il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique », c’est dans la mesure où la mécanique constitue les lois des mécanismes et que la physique étudie les lois de la nature. C’est sur ce double terrain de la constitution de l’être vivant et de la science qui lui est consacrée que Kant corrige les idées cartésiennes. En effet, comme Descartes, il reprend l’analogie de l’arbre, mais en démontrant la double erreur cartésienne consistant à établir une analogie entre la montre qui donne l’heure par l’intermédiaire de ses rouages et l’arbre producteur de fruit. D’une part Kant expose la capacité autoreproductrice de l’arbre qui
« continuellement produit par lui-même et de même sans cesse se reproduisant, il se conserve en permanence comme espèce [7]»
et de l’autre, sa capacité à se produire aussi
« lui-même comme individu [8]».
Ainsi, l’arbre est cause et effet de lui-même et possède à la fois un pouvoir de génération et de régénération ; ce dont la montre n'est absolument pas capable, comme cela est exposé dans le §65 de la Critique de la faculté de juger. En effet, Kant démontre que les machines comme la montre par exemple, sont pensées par l’entendement selon une liaison causale des causes efficientes dans la mesure où la montre ne peut aucunement être cause et effet de soi-même, contrairement à l’organisme qui lui, peut être pensé selon une liaison causale des causes finales ; ce que Kant expose ainsi pour distinguer l’organisme de la machine :
« Un être organisé n’est donc pas simplement une machine, étant donné que la machine a exclusivement la force motrice ; mais il possède en soi une force formatrice qu’il communique aux matières qui n’en disposent pas (il les organise) : c’est donc une force formatrice qui se propage et qui en peut être expliquée uniquement par le pouvoir moteur (par le mécanisme) [9] ».
Tandis que la machine nécessite l’intervention d’une cause extérieure – son créateur – l’organisme quant à lui possède une force formatrice lui conférant une certaine autonomie ; voilà donc la différence majeure entre l’organisme et la machine qui marque du même coup la spécificité du vivant et ainsi, l’impossibilité de le saisir pleinement par l’intermédiaire de la seule science physique. Le vivant ne peut se réduire aux processus physico-chimiques du fait même que sa force formatrice lui confère bien des pouvoirs inaccessibles à la machine ; dont sa génération – en termes d’évolution –, sa régénération – concernant par exemple la cicatrisation –, sa reproduction – en tant que le vivant peut s’auto-engendrer –, et enfin, comme il s’agira de le démontrer à un autre moment de cette étude, sa capacité à organiser la matière extérieure de son milieu. Lorsque l’organisme est cause et effet de lui-même, la montre quant à elle, nécessite une intervention extérieure, celle de l’horloger qui d’une part la produit – et lorsqu’elle dysfonctionne, la répare – et de l’autre, lui donne sa finalité – celle de donner l’heure. Autrement dit, selon Canguilhem :
« Les mouvements produits, mais non créés, par les machines, sont des déplacements géométriques et mesurables. Le mécanisme règle et transforme un mouvement dont l’impulsion lui est communiquée. Mécanisme n’est pas moteur [10]»
, le moteur en question étant l’artisan, le créateur externe donnant sa finalité à la machine en tant que montre. Kant libère d’une part l’être organisé de la détermination d’une cause extérieure – notamment par l’intermédiaire de sa force formatrice – mécaniste, et de l’autre, extrait l’étude de l’être organisé du champ de la physique, ce qui par conséquent atteste de la possibilité de fonder une nouvelle science, celle du vivant.
Cela étant, Canguilhem poursuit la critique kantienne par une étude proche de l’histoire des sciences et de la technique qui semble à même de proposer un approfondissement des plus intéressants comportant là encore la double orientation de la liberté du vivant et de la légitime liberté d’une science du vivant à l’encontre des conceptions mécanistes du vivant.
Le projet politique de l’analogie cartésienne : un moyen de « se rendre maîtres et possesseurs de la nature [11]»
Après être entré au cœur de la critique kantienne du mécanisme cartésien, il s’agira de profiter de l’analyse réflexive opérée par Canguilhem concernant les raisons ayant mené Descartes à l’élaboration d’une analogie entre la machine et l’organisme. En effet, cela nous permettra de démontrer que le mécanisme cartésien implique une domestication du vivant sous l’égide de la science physique, empêchant de fait la possibilité de fonder une véritable science du vivant indépendamment de la science physique. Ainsi, Canguilhem pose le constat suivant :
« On a presque toujours cherché, à partir de la structure et du fonctionnement de la machine déjà construite, à expliquer la structure et le fonctionnement de l’organisme ; mais on a rarement cherché à comprendre la construction même de la machine à partir de la structure et du fonctionnement de l’organisme [12]».
En effet, il peut paraître curieux que, dans un mouvement analogique, ce soit constamment l’organisme qui soit rapporté à la machine et non l’inverse, d’autant plus que l’organisme précède chronologiquement à la machine et plus encore que la machine n’est que le fruit de la création humaine qui est, par définition, un être organique. Canguilhem affirme que la raison d’une telle analogie réside dans le fait que
« la représentation d’un modèle mécanique de l’être vivant ne fait pas intervenir uniquement des mécanismes de type cinématique[13] ».
Ainsi, la machine, dans la mesure où elle possède une force motrice mais non une force formatrice, n’est pas autonome et par conséquent, nécessite une première mise en mouvement qui lui est extérieure amenant à la considération de Canguilhem selon laquelle :
« On ne se la représente en mouvement, par conséquent, que dans son association avec une source d’énergie [14]».
Dès lors, Canguilhem développe la thèse selon laquelle cette analogie doit être considérée selon son historicité dans la mesure où Descartes désigne en réalité sous le nom de « machine », des automates, et non pas des mécanismes cinématiques issus de l’effort musculaire de l’homme ou de l’animal dans la mesure où
« il était évidemment tautologique d’expliquer le mouvement du vivant par assimilation au mouvement d’une machine dépendant, quant à ce mouvement musculaire du vivant [15]».
Ainsi, il faut considérer l’analogie cartésienne comme propre à un certain moment de l’histoire, à une certaine évolution de la technique à travers le temps qui aurait potentiellement influencée le discours scientifique. En outre, l’analogie cartésienne des Principes de la philosophie fait appel, comme nous l’avons exposé précédemment, à des tuyaux et ressorts qui, de fait, évoquent une pensée non pas pour une machine des plus élémentaires dont le mouvement viendrait directement de l’homme – comme c’est le cas du râteau par exemple – mais bien pour un automate – comme la montre –
« imitant des mouvements organiques, […], et dont l’action, mise à part la construction et le déclenchement, se passe de l’homme [16]».
Cette mécanisation de la nature semble en réalité aller de soi pour celui qui ambitionnait pour les humains de « se rendre maîtres et possesseurs de la nature [17]» dans la mesure où la mécanisation de la nature est relative à sa démystification et plus encore, à sa domestication en tant que les lois de la nature réduites à des processus physico-chimiques deviennent accessibles à l’entendement humain. En effet, c’est par la négation d’une finalité naturelle du vivant qu’advient pour l’homme la possibilité de le maîtriser, comme le prouve par exemple la conception cartésienne des animaux auxquels l’âme et par conséquent la raison est refusée, donnant lieu à une instrumentalisation de l’animal au profit de l’homme qui jouit d’une conception mécaniste du vivant par leur exploitation. Ainsi, le bilan pouvant être apporté à la réflexion de Canguilhem sur l’historicité du mécanisme cartésien est double : d’une part, le mécanisme cartésien mène à une domestication du vivant – dans la mesure où l’homme veut se rendre maître et possesseur de la nature – et de l’autre, la science physique censée rendre possible une telle action n’est pas valide dans la mesure où elle passe à côté de l’originalité du vivant ; ce que l’on a démontré précédemment par l’intermédiaire de la critique kantienne du mécanisme cartésien. Cela étant, la sortie de la thèse mécaniste s’accompagne de la possibilité d’une (re)fondation de la science du vivant.
II
LES CONDITIONS PREALABLES A LA (RE)FONDATION D’UNE VERITABLE SCIENCE DU VIVANT
Un jugement téléologique au fondement de la raison humaine
Pour ce faire, il semble tout d’abord nécessaire de revenir sur le principe de finalité tel qu’énoncé par Kant afin de démontrer qu’au-delà de son usage dans la critique de la théorie mécaniste de Descartes, celui-ci s’affirme comme la condition de passage à une science du vivant. Le projet de la Critique de la faculté de juger est d’interroger la nature des jugements humains ainsi que leur forme, ce qui nous intéressera tout particulièrement concernant la faculté de juger téléologique en tant que faculté de juger selon des fins. Et pour cause, interroger la faculté de juger des êtres humains, c’est opérer un mouvement réflexif sur le jugement de l’individu, et dans notre cas, sur sa relation avec le vivant, de sorte que cela permet au penseur d’éviter certaines erreurs propres au jugement humain. En effet, ma raison, en tant que faculté des fins, a tendance à rechercher en toute chose organisée son créateur ou l’illustration d’une certaine intention à l’œuvre. C’est du moins ce que l’on constate par l’intermédiaire d’un jugement réfléchissant partant du particulier – la contemplation des étoiles – pour se diriger vers l’universel – l’idée de Dieu créateur de l’Univers par exemple. Ainsi, l’étude de la faculté de juger réfléchissante permet de comprendre les erreurs à l’œuvre dans certaines sciences, et cela notamment en conséquence d’un anthropocentrisme inhérent à la raison du sujet percevant. Kant affirme à ce sujet que :
« c'est dans la nécessité de ce qui obéit à un principe de finalité et qui se trouve constitué comme s'il était intentionnellement disposé pour notre usage, mais qui apparaît cependant appartenir à l'essence des choses sans nulle prise en compte de notre usage, c'est dans une telle nécessité que réside précisément le fondement de la grande admiration qui se peut porter à la nature, non pas tant hors de nous que dans notre propre raison [18]».
Ainsi, le jugement réfléchissant peut induire les observateurs en erreur dans la mesure où celui-ci considère comme disposé pour son usage ce qui n’avait en réalité aucun rapport avec lui sinon par le ciblage de sa propre raison. Dans ce cadre, il serait possible encore une fois de prendre l’exemple cartésien des animaux qui, dans une perspective mécaniste, semblent disposés à servir l’humain. Plus encore, le jugement téléologique précède à la science physique du vivant et se révèle comme indéfectible dans la mesure où Kant affirme que les scientifiques qui dissèquent les végétaux par exemple,
« admettent […] comme incontournablement nécessaire cette maxime : rien, dans une telle créature, n’est là pour rien, et ils confèrent à cette maxime la même valeur qu’au principe fondamental de toute la science de la nature : rien ne se produit par hasard [19]».
Ainsi, le jugement téléologique semble prendre place en tant que nécessité : d’une part, il advient nécessairement dans le jugement de l’homme, et de l’autre, il amène l’individu à considérer qu’il n’est pas de hasard. Cela étant, l’une des difficultés principales de l’élaboration du vivant semble résider dans l’articulation nécessaire entre la persistance d’une faculté de juger téléologique et sa direction vers le suprasensible. En effet, l’élaboration d’une science doit en principe se refuser à l’admission du suprasensible dans son fonctionnement ; or, le jugement téléologique amène à des considérations suprasensibles telles que la nécessité d’un être créateur. Cela étant, si
« l’unité du principe suprasensible doit être considéré comme valant […] pour la totalité de la nature en tant que système [20]»,
comment faire en sorte de ne pas délégitimer les critères de scientificité d’une science ? Si l’une des pensées les plus fréquentes concernant la fin et la nécessité se trouve dans un Dieu créateur, comment s’en passer ?
Du caractère hypothétique de l’argument théologique : la nécessité de fonder la science de la vie sur des gages de scientificité
Descartes lui-même laisse son jugement téléologique le mener vers la nécessité d’un Dieu créateur. En effet, celui-ci affirme : « Je suppose que le corps n’est autre chose qu’une statue ou machine de terre que Dieu forme tout exprès pour la rendre plus semblable à nous qu’il est possible », ce à quoi répond Canguilhem :
« […] il semble que la théorie de l’animal-machine ne prenne un sens que grâce à l’énoncé de deux postulats [dont] le premier, c’est qu’il existe un Dieu fabricateur, et le second c’est que le vivant soit donné comme tel, préalablement à la construction de la machine [21]».
Dès lors, Descartes admet pour acquis d’une part, le principe suprasensible d’un Dieu fabricateur, et de l’autre la préexistence du vivant sur le corps. Or, l’entreprise kantienne consiste, en vertu de la Critique de la raison pure, à se refuser d’inclure Dieu dans son raisonnement du fait même que ce dernier échappe à tout mode de connaissance. En effet, s’il convient qu’admettre une fin divine dans l’organisation de la nature « pour plus convenable et plus appropriée à une âme pieuse », sa recherche de scientificité le conduit à
« se borner scrupuleusement et modestement à l’expression qui dit uniquement juste ce que nous savons, c’est-à-dire celle de fin de la nature [22]».
En effet, Kant ne nie pas que Dieu soit possiblement à l’origine de la nature, toutefois, il préserve cet argument dans un cadre hypothétique n’ayant aucune valeur de vérité. Ainsi, il comprend également que beaucoup aient déduit de la perfection de la nature celle d’un Dieu créateur, toutefois – et c’est là l’objet de sa Critique de la faculté de juger – il affirme qu’une telle affirmation n’est autre que le fruit du jugement réfléchissant qui rappelons-le, consiste à partir du particulier – la perfection de la nature – pour arriver au général – l’existence d’un Dieu créateur – dans la mesure où la raison nous entraîne vers l’idée de finalité. Afin d’échapper à la théologie, Kant trouve alors une solution dans la téléologie. Pour ce faire, Kant distingue les principes domestiques – principia domesticà – et les principes étrangers – principia peregrina. Les premiers correspondent à la situation dans laquelle
« les principes d’une science lui sont intérieurs » tandis que les seconds évoquent la situation dans laquelle « ils sont fondés sur des concepts qui ne peuvent trouver leur place qu’en dehors d’elle [23]».
Or, comme nous l’avons d’ores et déjà évoqué précédemment dans notre étude, le vivant est autonome en vertu de sa force formatrice, ce qui révèle par conséquent la possibilité de fonder une science du vivant. En effet, le vivant possédant une force formatrice, celui-ci possède par conséquent des principes domestiques permettant d’étudier le vivant sans avoir besoin de faire appel à des principes étrangers tels que Dieu. Cela étant, Kant fait avancer la possibilité de fonder une science de la nature en la sortant des considérations théologiques afin de lui donner une valeur de scientificité. A cette fin, Kant semble prendre exemple sur le caractère scientifique de la physique, afin de légitimer la fondation de sa science du vivant auprès des autres scientifiques :
« Pour ne pas se rendre soupçonnable d’avoir donc eu même la moindre prétention de vouloir mêler à nos principes de connaissances un élément qui ne relève pas du tout de la physique, à savoir une cause naturelle, on parle certes de la nature, dans la téléologie, comme si la finalité y était intentionnelle, mais de telles manière cependant que l’on attribue cette intention à la nature, c’est-à-dire à la matière [24]».
Ainsi, Kant entreprend à la fois de faire reconnaître la science du vivant comme légitime et proprement « scientifique » tout en répondant par sa science de la nature à ce que la physique a d’insuffisant en incluant l’intentionnalité comme un principe de la faculté de juger réfléchissante permettant de dépasser les lois proprement mécaniques. S’il est nécessaire selon Kant de dépasser l’approche théologique de la nature, Canguilhem affirme à son tour une autre nécessité, celle de rompre avec une approche divisionnaire du vivant afin de pourvoir le saisir dans son caractère irréductible.
La vision plutôt que la division : reconnaître le caractère proprement irréductible du vivant
Canguilhem affirme la thèse selon laquelle l’une des principales impossibilités à laquelle est confrontée la physique au sujet du vivant est celle de le saisir dans sa totalité ; ce qui par conséquent, démontre la nécessité d’une science du vivant n’étant pas réductible aux processus physico-chimiques. En effet, Canguilhem écrit dans son introduction à La Connaissance de la vie :
« Les formes vivantes étant des totalités dont le sens réside dans leur tendance à se réaliser comme telles au cours de leur confrontation avec leur milieu, elles peuvent être saisies dans une vision, jamais dans une division. Car diviser c’est, à la limite, et selon l’étymologie, faire le vide, et une forme, n’étant que comme un tout, ne saurait être vidée de rien.[25]».
Ainsi, la physique consistant à diviser les différentes parties d’un tout, ne peut saisir le caractère irréductible de la vie ; d’une part car elle divise l’organisme interne du vivant – par la dissection par exemple – et de l’autre car elle dissocie le vivant du milieu dans lequel il vit – or le vivant est irréductible aux parties qui la composent :
« […] à l’intérieur d’un organisme, il n’y a pas à proprement parler de distance entre les organes, pas d’extériorité des parties. La connaissance que l’anatomiste prend d’un organisme est une sorte d’étalage dans l’étendue. Mais l’organisme ne vit pas lui-même sur le mode spatial selon lequel il est perçu. La vie d’un vivant c’est pour chacun de ses éléments l’immédiateté de la coprésence de tous [26]».
Dès lors, Canguilhem distingue par ces quelques mots toute la différence entre la connaissance physique – ou mécaniste – de l’organisme et la connaissance du vivant qui ont deux fonctions différentes. En effet, le réductionnisme physico-chimique de la vie permet de saisir, en disséquant un animal par exemple, le fonctionnement interne de son organisme et des parties qui le composent, ce qui permettra par exemple de saisir le mode de fonctionnement des articulations ou les différents processus physico-chimiques qui y opèrent. Toutefois, la dissection ne permet aucunement de saisir le vivant en tant que tel, à quoi nous pourrions ajouter que la partie d’un organisme vivant étant détachée de son tout, elle perd nécessairement sa qualité de vivant. Cela étant, une analyse du vivant nécessite de saisir la vie d’un organisme qui n’est aucunement réductible aux mécanismes physico-chimiques qui s’y jouent, et c’est pourquoi une science de la vie nécessite d’inclure dans sa réflexion l’ensemble du vivant et de ses interactions – avec son milieu notamment – dans la mesure où, selon Canguilhem :
« il importe moins d’expliquer la machine que de la comprendre [27]».
Dès lors, si science de la vie il y a, il sera nécessaire d’étudier à la façon de Canguilhem, le vivant dans sa totalité et d’en déceler les implications pour une science de la vie ; c’est la réflexion que proposera ce troisième moment de notre étude.
III
LA PRISE EN COMPTE DES INTERACTIONS DU VIVANT AVEC UN MILIEU LUI PERMETTANT D’ORIENTER SON DEVENIR
Organisme et totalité : la science de la vie doit avoir pour principe l’étude du vivant dans son milieu
En conséquence du refus exprimé par Canguilhem concernant la division du vivant, il est nécessaire d’étudier le vivant dans son interaction avec le milieu qui le comporte. En effet, le vivant ne peut être isolé du milieu dans lequel il est plongé, de sorte que pour survivre, il se doit de composer avec le milieu qui l’entoure et qui révèle une caractéristique sine qua non de sa condition. Dès lors, Canguilhem affirme qu’outre la dissection, les expériences faites sur les animaux en laboratoire ne peuvent répondre pour autant d’une étude du vivant dans la mesure où ces derniers sont coupés de leur milieu, et donc coupés d’une partie d’eux-mêmes et de leur « mode de vie » ; ce qui implique selon Canguilhem qu’une science de la vie se doit d’étudier les vivants dans leur milieu. Et pour cause, le milieu est par les animaux investi d’un sens ; il sait que dans tel arbre se trouve potentiellement des baies dont il pourra se nourrir. Or, l’introduction de la notion de « milieu » fait l’objet d’une récupération de la part des mécanistes. En effet, Canguilhem affirme que la notion de « milieu » émergerait par l’intermédiaire de Newton sous la forme de ce qu’il entendait par « fluide » – en l’occurrence, l’éther – dans le cadre du problème de « l’action à distance d’individus physiquement distincts [28]» qu’il étudie par l’intermédiaire d’une physique des forces centrales. Dans ce contexte comme l’écrit Canguilhem :
« c’est donc parce qu’il y a des centres de forces qu’on peut parler d’un environnement, qu’on peut parler d’un milieu [29]».
Or, la notion de milieu est entreprise dans un sens purement mécanique qui donne dès lors lieu à l’introduction d’un nouveau déterminisme qui n’est pas sans faire penser aux mots de Descartes concernant sa thèse des animaux-machines :
« C’est la nature qui agit en eux par le moyen de leurs organes [30]».
En effet, si l’on pensait être sorti du mécanisme par l’intermédiaire de la distinction entre la machine et l’organisme, l’introduction de la notion de milieu vient à nouveau affirmer ce déterminisme, ce que Canguilhem résume ainsi :
« A l’interprétation mécaniste de la formation des formes organiques succède l’explication mécaniste des mouvements de l’organisme dans le milieu [31]».
Autrement dit, le vivant se retrouve forcé par le milieu dans lequel il agit, comme en témoignent les travaux de Loeb sur les phototropismes chez les animaux. Cela étant, Canguilhem écrit :
« Le milieu se trouve investi de tous pouvoirs à l’égard des individus […]. Le milieu étant donné, l’organisme ne se donne rien qu’en réalité il ne reçoive [32]».
Pour autant, supposer que le milieu détermine entièrement l’individu n’est pas si différent du fait de supposer que le corps n’est qu’une machine-organique, ou du moins, cette thèse semble pouvoir se résoudre à travers une même théorie kantienne. En effet, la faculté de juger humaine considère le milieu comme ayant une fin – pour Descartes par exemple, le fait que la nature agisse dans les animaux par l’intermédiaire des organes – tandis que c’est en réalité l’homme lui-même qui lui donne une fin en agençant la nature de la sorte. Ainsi, la raison humaine projette sur les choses de la nature, sur son milieu, une fin conforme à l’utilisation qu’il en fait. Or, cet anthropocentrisme est en réalité issu de la faculté humaine d’utiliser la nature, de sa capacité à l’instrumentaliser, ce qui n’implique aucunement que celle-ci est elle-même pour fin de servir à l’homme ; ce qu’exprime Kant de la sorte :
« la finalité externe (la convenance d’une chose pour d’autres choses) ne peut être envisagée comme une fin naturelle extérieure que sous la condition que l’existence de l’être auquel la chose convient directement ou de manière éloignée soit elle-même une fin de la nature [33]».
Dès lors, c’est là encore la faculté de juger réfléchissante qui mène l’homme à l’erreur d’une telle conception du milieu, dans la mesure où celui-ci remarque le fait particulier qu’il peut satisfaire ses besoins grâce au milieu, et en déduit une thèse générale selon laquelle le milieu aurait été constitué en sa faveur. Ainsi, il n’est pas étonnant que les mécanistes aient défendues cette thèse car une telle conception du milieu réalisé pour l’homme n'est pas sans aider la domestication d’un monde dont les humains souhaitent se rendre maîtres et possesseurs. Cela étant, Kant démontre l’impossibilité d’une telle conception et rend par conséquent leur autonomie tout à la fois à l’homme qu’au reste du vivant en vertu du principe domestique dont ils peuvent faire l’objet grâce à la force formatrice dont ils sont pourvus. Dès lors, si les vivants ne sont pas soumis à une conception déterministe de leur milieu, quelle est la forme des interactions qu’ils entretiennent avec leur milieu et qu’est-ce que cela implique pour la science de la vie sur la conception du vivant ?
Sortir du déterminisme : l’être vivant organisateur de son milieu
En retournant à Kant, on se rappellera que le vivant possède à la fois une force motrice et une force formatrice faisant de lui un être organisé et s’organisant lui-même, et par conséquent, une fin naturelle. En effet, à la différence de la machine, l’être organisé
« possède en soi une force formatrice qu’il communique aux matières qui n’en disposent pas (il les organise)[34] ».
Dès lors, c’est en tant que détenteur de cette même force formatrice que le vivant s’insère au sein de son milieu. En effet, le potentiel créateur du vivant lui permet d’agencer le monde ; autrement dit, il est un vivant reproducteur et producteur. Toutefois, il semblerait que cette capacité à agencer leur milieu ne soit pas la même pour l’ensemble des vivants dans la mesure où l’on ne peut comparer la capacité productrice d’une cigogne produisant un nid à celle d’une abeille construisant sa ruche. Et pour cause, chaque vivant compose son milieu et sa vision du milieu à partir d’un centre de référence qui lui est propre, comme semble vouloir le souligner Canguilhem en exposant la thèse de Jacob von Uexküll :
« le temps et les circonstances favorables sont relatifs à tels vivants », avant d’ajouter : « l’environnement ce n’est précisément rien d’autre que la Umwelt de l’homme, c’est-à-dire le monde usuel de son expérience perceptive et pragmatique [35]».
Dès lors, chaque sujet semble en mesure d’avoir une expérience différente ou du moins particulière du monde afin d’en faire un milieu qui lui sera propre et dans lequel il pourra orienter son existence. Ainsi, l’homme en tant que créateur de valeur constitue sa propre expérience du monde en fonction de celles-ci, tout comme l’animal appréhende le monde selon des valeurs vitales. En effet, la possibilité d’être au monde du vivant s’accompagne de l’appropriation d’un milieu généralement conforme à la vie du vivant. Cela étant, il ne faudrait pas concevoir le milieu comme un déterminisme indéfectible. S’il y a certes un déterminisme concernant la constitution du milieu propre de chaque vivant – dans la mesure où le poisson par exemple, ne construira pas son milieu de référence sur terre, mais dans l’eau – il n’en demeure pas moins que cet agencement du milieu se fait en conséquence de valeurs vitales. Pour autant, certaines constitutions du milieu propre de chaque vivant sont beaucoup plus compliquées à saisir, comme en témoignent les préférences alimentaires, des hommes tout comme des animaux, en dépit d’une quelconque justification d’ordre physico-chimique. Or, en conséquence du sens et des valeurs introduites par le vivant constituant son milieu, on peut observer l’agrandissement du fossé qui sépare la science physico-chimique de ce que devrait être une science de la vie :
« Certes, l’analyse physico-chimique du vivant peut et doit se faire. Elle a son intérêt théorique et pratique. Mais elle constitue un chapitre de la physique. Il reste tout à faire en biologie. La biologie doit donc tenir d’abord le vivant pour un être significatif, et l’individualité, non pas pour un objet, mais pour un caractère dans l’ordre des valeurs [36]».
Par ces mots, Canguilhem délimite les sujets d’études de la science physico-chimique de ceux devant être traités par la biologie : si la première doit s’occuper des seuls mécanismes physico-chimiques à l’œuvre dans l’organisme, la seconde quant à elle, doit observer la vie elle-même dans sa totalité, et ainsi, dans toute la complexité que revête le vivant en tant qu’être porteur de signes et de valeurs. Cela étant, c’est par la reconnaissance d’un sujet d’étude propre à la science de la vie – en tant qu’il est irréductible à la physique – que cette dernière est en mesure d’acquérir sa légitimité et par conséquent d’affirmer son indépendance à l’égard de la science physique. Toutefois, l’émancipation de la science de la vie semble aller de pair avec un autre résultat : la reconnaissance d’une finalité limitée du vivant en capacité d’orienter son devenir.
De l’émancipation de la science de la vie à l’égard du réductionnisme physico-chimique vers la reconnaissance d’une finalité limitée du vivant en capacité d’orienter son devenir
Les pensées de Kant et Canguilhem ont contribué à la légitimité de la science de la vie en tant que science à part entière, indépendante des autres sciences. Cela étant, le passage du déterminisme cartésien à l’idée du vivant organisateur de son milieu semble comporter, outre une perspective épistémologique, un véritable fondement politique. Comme l’exprime Canguilhem :
« selon Descartes, un dispositif mécanique d’exécution remplace un pouvoir de direction et de commandement, mais Dieu a fixé la direction une fois pour toutes ; la direction du mouvement est incluse par le constructeur dans le dispositif mécanique d’exécution [37]».
Si Dieu a fixé la direction du mouvement, alors le vivant n’a aucune marche de manœuvre – sinon pour l’homme détenteur du libre-arbitre –, or le vivant étant détenteur d’une force motrice et d’une force formatrice, il est en position de fixer la direction du mouvement par lui-même, ne serait-ce que selon les valeurs vitales qui sont les siennes. Il ne s’agit là aucunement d’affirmer que Descartes contraindrait la liberté de l’homme, bien au contraire, nous savons qu’il considère la liberté comme absolue et par conséquent l’homme capable d’autodétermination par l’intermédiaire du caractère lui aussi absolu de l’indépendance de sa volonté. Toutefois, Descartes se place à bien des égards dans le registre du suprasensible lorsque Kant tente de rester sur la terre ferme dans la mesure où il se refuse de faire intervenir l’action de Dieu. C’est en quelque sorte une expérience de sa particularité de vivant que semble donner Kant au vivant dans la mesure où ce dernier, par l’intermédiaire de ses forces motrices et formatrices a la capacité de faire preuve d’une certaine autonomie face à la machine qui, elle, suppose constamment – dans sa production, sa reproduction et sa réparation par exemple – l’intervention du créateur. Cette idée est par ailleurs poursuivie par Canguilhem qui affirme que la machine est pourvue d’une finalité limitée tandis que l’organisme possède une finalité indéterminée, de sorte qu’il y a plus de finalité dans la machine que dans l’organisme :
« On dirait volontiers qu’il y a plus de finalité dans la machine que dans l’organisme, parce que la finalité y est rigide, univoque, univalente [38]»,
avant d’ajouter quelques pages plus loin :
« Un organisme a donc plus de latitude d’action qu’une machine. Il a moins de finalité et plus de potentialités [39]».
Or, ce qui détermine une telle différence n’est autre que la différence du mode d’existence de la machine et de l’organisme dans la mesure où la machine est le produit du calcul tandis que
« l’organisme vivant agit selon l’empirisme [40]».
Autrement dit, lorsque le mode d’existence de la machine est la théorie, celui de l’organisme est la pratique. La vie de l’organisme est vie du fait même qu’elle est tentative de vivre – si l’humain est un être particulier dans la mesure où il est doté du plus haut degré de liberté, du libre-arbitre, il n’en demeure pas moins que l’on n’ait jamais vu un quelconque autre vivant se donner la mort et que tout vivant persévère autant que possible dans son existence ; en témoigne le mouton qui voyant le loup arrivé comprend le danger et prend la fuite. Dans le cas des animaux, on peut certes affirmer qu’il s’agit en réalité d’un instinct qui est à l’œuvre. Toutefois, une conception mécaniste de l’animal-machine ne laisserait pas la possibilité pour le mouton d’agir au sein d’un milieu, d’un Umwelt issu de l’expérience que fait le sujet du monde. Comme l’écrit Canguilhem en reprenant les idées de Lamarck :
« Le milieu provoque l’organisme à orienter de lui-même son devenir [41]»,
ce qui serait impossible dans une conception mécaniste du vivant.
CONCLUSION
Ainsi, Emmanuel Kant et Georges Canguilhem, à partir de leur critique de la théorie machiniste cartésienne, parviennent à créer un terrain fertile pour l’élaboration d’une science du vivant qui n’aurait rien à envier auxdites « sciences dures » que sont la physique et la chimie. En effet, la science du vivant possède son domaine d’étude propre, le vivant, qui permet de répondre à l’incapacité de la science physique ou de la science chimique. Ainsi, le vivant devant être considéré comme un tout interactif, il ne peut faire l’objet d’un quelconque réductionnisme physico-chimique. Or, plus qu’à la fondation d’une science du vivant, les deux philosophes semblent déboucher, ne serait-ce que d’une manière infime, vers une conception politique du vivant, et plus précisément, vers une biopolitique. C’est du moins ce que nous avons pu remarquer, tout d’abord par l’intermédiaire de la théorie machiniste de Descartes dont nous avons souligné la dimension politique en tant que tentative de légitimation de la domination des humains sur les autres vivants ; puis par les critiques apportées par Kant et Canguilhem qui, tout en délégitimant l’idée de l’animal-machine, ont par conséquent délégitimer la nécessaire domination humaine sur le règne des vivants. C’est en ce sens que l’on peut considérer ces pensées de Kant et Canguilhem, à la fois pour la science du vivant et pour le vivant lui-même, comme des pensées de la libération dans la mesure où, leur permettant d’échapper à un asservissement – celui de la domination des sciences physico-chimiques pour la première, et celui de la légitimation d’une domination des espèces par une autre pour le second – tous deux gagnent en autonomie.
BIBLIOGRAPHIE
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Kant Emmanuel, Critique de la faculté de juger (1790), Paris, Flammarion, 2015.
Kant Emmanuel, Critique de la raison pure (1781), Paris, Flammarion, 2006.
[1] Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1992, p.12
[2] René Descartes, Principes de la philosophie, Paris, Vrin, 2009, p.235.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Flammarion, 2015, p.362.
[6] René Descartes, Principes de la philosophie, Paris, Vrin, 2009, p.235-236.
[7] Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Flammarion, 2015, p.362.
[8] Ibid.
[9] Ibid, p.366.
[10] Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1992, p.131.
[11] René Descartes, Discours de la méthode, Paris, Librio, 2013, p.66.
[12] Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1992, p.130.
[13] Ibid, p.132.
[14] Ibid.
[15] Ibid, p.133.
[16] Ibid, p.136.
[17] René Descartes, Discours de la méthode, Paris, Librio, 2013, p.66.
[18] Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Flammarion, 2015, p.355.
[19] Ibid, p.368.
[20] Ibid, p.373.
[21] Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1992, p.144.
[22] Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Flammarion, 2015, p.374.
[23] Ibid, p.375.
[24] Ibid, p.375-376.
[25] Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1992, p.14.
[26] Georges Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, Paris, PUF, 2013, p.242.
[27] Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1992, p.154.
[28] Ibid, p.166.
[29] Ibid, p.167.
[30] Ibid, p.173.
[31] Ibid, p.179.
[32] Ibid, p.180.
[33] Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Flammarion, 2015, p.360.
[34] Ibid, p.366.
[35] Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1992, p.185.
[36] Ibid, p.188.
[37] Ibid, p.147.
[38] Ibid, p.150.
[39] Ibid, p.152.
[40] Ibid.
[41] Ibid, p.192
Yoann STIMPFLING