La science est-elle fondée sur l’expérience ?


 
Claudio SchwarzLigne de crédit : Unsplash

Claudio Schwarz

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La science, du latin scientia, signifie « connaissance », c’est l'ensemble des connaissances et études d'une valeur universelle, caractérisées par un objet et une méthode fondés sur des observations objectives vérifiables et des raisonnements rigoureux. Le terme « fonder » ici signifie « se baser sur », la science se baserait alors sur l’expérience. L'expérience relève du vécu, elle est la connaissance acquise à travers l'expérience sensible, par opposition à ce qui relève d'une connaissance pure et « a priori. »

Il est nécessaire de trouver d’où vient la science, la connaissance ; par quels procédés parvient-on à la trouver, l’expérience serait l’un des éléments de réponse quant à la quête de recherche de la connaissance. Il est important de savoir quelles sont les sources de nos connaissances.

La question qui se pose est donc la suivante : L’expérience est-elle source de connaissances ?

Nous verrons dans un premier temps que la connaissance débute par l’expérience ; puis nous mettrons en exergue que les connaissances ne dépendent pas toutes de l’expérience ; enfin nous poserons la théorie comme supérieure à l’expérience.

 

 

1- La connaissance débute par l’expérience

1.1- La science est fondée sur l’expérience vécue

La science représente l’ensemble des connaissances, ces dernières seraient issues de l’expérience. Faire l’expérience de quelque chose c’est en faire l’épreuve personnellement. L’expérience vécue est une confrontation avec le monde dont on peut tirer des connaissances. C’est en ce sens que l’on parle d’homme d’expérience : on accorde alors à cette personne de la valeur car elle détient un savoir issu d’une connaissance personnelle tirée a posteriori.

En un second sens, l’expérience renvoie à la possession d’un ensemble de connaissances concrètes acquises par l’usage (la pratique) et prêtes à être mises en pratique. On dira alors que l’on a de l’expérience dans un domaine précis.

En un troisième sens, l’expérience scientifique c’est-à-dire à l’expérimentation. Il s’agit alors des procédures par lesquelles on contrôle la vérité d’une théorie ou d’une hypothèse en la confrontant à des faits.

Enfin un sens proprement philosophique, on parle d’expérience sensible pour désigner l’ensemble des données sensibles auxquelles l’esprit a affaire dans l’élaboration et la validation des connaissances.

Ainsi l’expérience apparait alors comme étant incontournable afin d’atteindre la connaissance c’est d’ailleurs ce que va défendre les empiristes comme John Locke.

 

1.2- La théorie empiriste de John Locke

Dans la doctrine empiriste, l’expérience est la source de la connaissance. Il n’y aurait pas de connaissances a priori, c’est-à-dire avant d’avoir fait une expérience. C’est pourquoi John Locke dit que l’esprit qui n’a pas eu d’expérience du monde réel est comme une « table rase », c’est-à-dire que rien n’y est inscrit.

Ainsi, dans Essai sur l’entendement humain, Locke affirme que toutes nos connaissances proviendraient de l’expérience, qui est comprise en deux sens :

-l’expérience sensible, c’est-à-dire du monde extérieur

-l’expérience intérieure, qui fait référence à la réflexion sur la façon dont fonctionne notre esprit.

L’expérience jouerait un rôle essentiel dans la connaissance. L’approche empiriste du réel consiste à privilégier l’observation des faits, du réel concret, comme point de départ de la connaissance. Aussi, on commencera par observer attentivement le monde pour le connaitre, plutôt que d’élaborer des constructions intellectuelles abstraites qui devraient en rendre compte.

Aristote pense également que toute connaissance commence avec la sensation. Les sens recueillent une sensation et l’âme qui la reçoit, peut la penser, apprendre à la connaitre. Les sens sont ce qui pousse l’âme à l’action. Ainsi les sens livrent des faits à l’homme.

L’expérience est donc nécessaire puisque selon Locke, c’est uniquement par elle qu’on obtient la connaissance. Cette expérience ne semble pourtant pas être l’unique moyen, en effet, l’expérimentation serait elle aussi importante.

1.3- La méthode expérimentale

La connaissance scientifique repose non seulement sur l’expérience, mais sur l’expérimentation et la justification par des preuves des propositions ou hypothèses qui en découlent.

Elle permet de prévoir et de répéter un phénomène. L’expérience ordinaire ou sensible, ne suffit peut-être pas à élaborer une connaissance scientifique. La science d’expérimentation permet de provoquer ces phénomènes, et d’interroger la nature pour vérifier des hypothèses.

Alors que l’expérience ordinaire donne accès au fait brut, isolé de tout autre phénomène, la science permet d’expliquer les conditions nécessaires à l’apparition d’un phénomène, et donc de prévoir son apparition. Dans l’approche scientifique, le fait est donc inséré à l’intérieur d’un cadre théorique, c’est-à-dire d’un système de principes, de lois, de définitions. L’expérience scientifique consiste alors à confronter une hypothèse de ce système de fait.

Le psychologiste Claude Bernard expose les règles de la méthode expérimentale dans Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. Il explique que toit raisonnement scientifique doit s’appuyer sur une succession de trois phases :

-L’observation d’un fait

-La production d’une hypothèse pour expliquer ce fait

-Et une expérience permettant de confirmer ou d’infirmer cette hypothèse

Ainsi, l’expérience est donc toujours conçue avec pour but de tester la validité d’une hypothèse.

 

 

2- Mais elle ne dérive pas toute de l’expérience

2.1- Logique des mathématiques : l’idéalisme (Galilée, Pythagore)

L’expérience ne serait pas nécessaire à la connaissance et donc à la science selon plusieurs théories à commencer par l’idéalisme. Celle-ci pense que le réel est régi par un ordre universel, une logique qui expliqueraient notamment la régularité de certains phénomènes (célestes, naturels)

Pour Pythagore, « tout est nombre » ce qui signifie que les choses sont structurées par des rapports mathématiques, l’expérience n’aurait alors pas lieu d’être. Galilée est aussi de cet avis : « l’univers est écrit en langage mathématiques » dans l’Essayeur, 1623

L’idéalisme dialectique de Hegel consiste aussi à voir dans le réel le mouvement et le progrès de la raison, jusqu’à son accomplissement. Ainsi l’expérience n’aurait pas sa place dans l’idéalisme, elle ne serait pas utile.

 

2.2- Réalité et contingence

On peut aussi renoncer à chercher une raison qui serait au fondement même du réel, une raison d’être, et plutôt souligner le caractère contingent des choses : elles sont mais rien ne les fonde, rien ne justifie leur existence. Reprenant la conception héraclitéenne de l’être comme « jeu » Heidegger dénonce tous les philosophes qui, depuis, ont « oublié » l’être en ne regardant les choses que comme des « étants » doués d’une raison d’être. L’être véritable des choses est « sans raison », il « joue » à se cacher et à se laisser saisir dans un jeu de « présence-absence »

Les sciences modernes, sans renoncer à la rationalité du réel, sont confrontés également à des phénomènes marqués par un certain coefficient d’imprévisibilité.

L’expérience serait alors inutile pour parvenir à une quelconque connaissance du réel.

 

2.3- Rationalisme : courant de pensée contre l’expérience 

Le rationalisme incarne une façon de concevoir le rapport entre théorie et expérience, en faveur de la théorie, notamment en affirmant la suprématie de la raison humaine, capable de se représenter le réel. Il s’agit de concevoir la réalité à l’image de la raison, en supposant un ordre, une logique, une rationalité œuvrant en elle. La réalité ne serait pas soumise au hasard mais par des lois universelles et nécessaires.

Il deviendrait donc possible, pour la raison humaine, de comprendre des lois du réel, car il s’agirait au fond des mêmes lois. On pourrait même penser que l’esprit humain aurait en lui, de façon innée la connaissance de ces lois. Par exemple l’idée de cause serait une idée innée permettant à l’esprit humain de saisir la nécessité reliant telle chose à une autre. La raison serait alors source de connaissance plutôt que l’expérience.

 

3- La supériorité de la théorie, de la raison sur l’expérience

3.1- L’expérience est impensable sans l’intervention de la raison

La théorie influence l’expérience, jusque dans la construction des faits scientifiques. En ce sens, on peut souligner qu’il n’existe pas de faits bruts : le scientifique pense le fait avant de l’observer, voire de provoquer artificiellement dans le cadre de l’expérience. Bachelard dit que l’expérience est constituée de « phénomènes qui portent de toutes parts la marque théorique ».

En effet, la théorie est déjà présente à trois niveaux dans l’expérience :

-Les faits sont toujours analysés à partir d’une théorie : par exemple, dès que l’on observe des phénomènes relatifs aux atomes ou aux molécules, on utilise la théorie atomique (ne sont pas observables)

-Les faits sont observables grâce à des instruments, qui sont déjà des théories matérialisées

-Les scientifiques mènent leurs expériences avec des idées derrière la tête : ces idées ne sont pas neutres, mais conçues dans le but de confirmer ou d’infirmer une théorie particulière.

On mesure ainsi la distance entre le phénomène observable directement et le fait scientifique, qui suit une idée scientifique et doit se manifester conformément aux instruments de mesures disponibles. En ce sens les faits scientifiques sont des constructions.

 

 

3.2- L’expérience est guidée par des expériences théoriques

*L’expérience est impensable sans l’intervention de la raison

La connaissance a pour matériau l’expérience sensible, elle nécessite l’intervention de la raison qui organise l’ensemble des données brutes de l’expérience. En effet si l’expérience est bien le matériau de la connaissance, la raison est quant à elle l’outil qui permet de donner forme aux données bruts de l’expérience sensible. Kant souligne en ce sens que même si la connaissance débute par l’expérience, elle n’en « dérive pas ».

Chaque homme dispose de facultés déterminées qui recouvre le terme de raison, ce sont les formes a priori de l’entendement (lois universelles qui permettent d’organiser les phénomènes).

La raison est donc basée sur des structures, des formes a priori de la sensibilité qui sont innées, elles ne sont pas données par l’expérience. Elles sont utiles afin de synthétiser les données empiriques.

Ainsi la science a pour matériau l’expérience sensible, elle nécessite l’intervention de la raison pour pouvoir mettre en ordre les données brutes de l’expérience.

 

*L’expérience est guidée par des expériences théoriques

Dans l’ordre de la connaissance scientifique, la théorie précède l’expérience ; finalement c’est la théorie qui détermine ce que l’on recherche.

Kant souligne d’ailleurs cette idée lorsqu’il dit que l’homme pose des questions précises à la nature, l’interroge. La théorie sert donc de guide à la théorie.

 

*L’expérience repose sur l’utilisation des théories antérieures

En effet, l’expérience se base sur des instruments scientifique de mesure et d’observation. Or la fabrication et l’utilisation de ces instruments scientifiques sont le résultat de la maitrise de théories scientifiques antérieures. Par exemple un télescope ou un microscope présupposent les lois de l’optique : ils sont des matérialisations, des « incarnations » de ces théories.

La théorie permet d’établir un protocole expérimental, ainsi l’expérience permet d’éliminer les théories fausses ; cependant elle n’assure en rien que la théorie est vraie.

 

 

3.3- L’expérience sert à contrôler la théorie

*L’expérience contrôle par validation

L’expérience est pensée pour contrôler la véracité d’une hypothèse ; Bacon fonde une nouvelle logique de l’expérience. Il pense qu’il faut classer les faits pour formuler des hypothèses. Ces hypothèses doivent être vérifiées par la suite, c’est ce que Bacon appelle des expériences cruciales, c’est-à-dire des expériences qui permettent de trancher décisivement entre deux hypothèses opposées.

Cependant l’expérience cruciale n’assure pas d’assurer que la théorie retenue est vraie, en effet il est impossible de prouver la vérité d’une théorie, les expériences sont donc probables et non pas certaines puisqu’il s’agit d’un raisonnement inductif qui procède à la généralisation à partir de cas particulier. Même si une théorie se vérifie de nombreuses fois dans des expériences variées, il est toujours possible qu’il existe une exception à cette règle qui ne soit pas encore connue.

 

*L’expérience par réfutation

L’expérience ne peut que réfuter, ainsi l’induction ne permet pas de trouver la vérité d’une théorie.

Karl Popper préfère parler de réfutabilité ou de falsifiabilité des théories scientifiques. Une théorie irréfutable n’est donc pas une théorie indiscutablement vraie mais simplement une théorie non scientifique, quand bien même elle serait vraie par ailleurs, c’est-à-dire conforme aux faits observés.

Une théorie est scientifique seulement si elle est réfutable, On peut donc dire qu’une théorie scientifique est vraie même si cela n’est pas définitif. Une vérité scientifique, une connaissance vaut comme telle jusqu’à la prochaine réfutation.

 

 

L’expérience serait alors source de connaissance en s’alliant avec la théorie, en effet l’expérience n’est pas indépendante, elle est intimement liée à la raison. La science se penche sur l’expérience et cette dernière s’allie à la théorie afin de créer une source de connaissance hybride.

 

Sacha Nizet