Sans passé ni futur
Le seul mot d’ordre actuel est celui-ci : « Profitons ». Toutes les bouches prononcent cet impératif : « Profite tant qu’il en est encore temps ». Nous appartenons à une époque qui se met à genoux devant la culture du présent. Cette culture repose sur la satisfaction des besoins immédiats matériels ou affectifs, et sur la recherche d’un bien-être ou tout du moins d’une impression de bien-être. Le fait que l’avenir soit incertain a des incidences majeures sur notre relation au monde, à l’histoire et au temps. Le déclin de la biodiversité et l’abus des technologies rendent incertaine la vie future, c’est pourquoi les individus ont perdu l’espoir de changer la société et même de la comprendre, le résultat étant que la jeunesse est actuellement dépolitisée. La jeune génération ne veut pas améliorer les choses mais seulement conserver ce qui reste.
Un sondage publié par la fondation Bertelsmann en novembre 2018[1], regroupant dix mille personnes de cinq pays européens (Allemagne, France, Italie, Pologne et Espagne), prouve que la nostalgie, c’est-à-dire le fait d’être mélancolique vis-à-vis d’une ancienne période, augmente. Le sondage révèle que 67% des sondés préféreraient vivre dans le passé et seulement 16% des jeunes veulent vivre dans le futur. Les individus préfèrent se dire que « c’était mieux avant » que de croire au futur et d’agir en conséquence alors même qu’ils n’ont pas connu l’avant.
Les hommes du XXIème siècle, particulièrement les Occidentaux, se replient alors sur eux-mêmes, sur leur développement personnel, en témoignent les milliers de livres sur ce sujet qui sortent chaque année. « Vivre dans l’instant est la passion dominante [2]», écrivait déjà Christopher Lasch en 1979. Les individus ont perdu tout intérêt pour la société future et, comme la société n’a pas d’avenir, ils préfèrent se noyer dans le présent en cultivant un culte de soi qui détruit tout espoir de projet commun qui pourrait unifier la population.
Un homme sans futur est un homme sans passé, en somme c’est un homme sans identité annihilant les trois formes de conscience, en l’occurrence l’attente, le souvenir et l’attention. Par notre fébrilité, nous avons destitué au temps sa durée car l’instant devient une durée lorsque l’on se rappelle le passé et que l’on prévoit l’avenir. Saint Augustin explique cette distension de l’esprit avec la mélodie : « Je m’apprête à chanter un air que je connais. Avant de commencer, mon attente se tend vers l’ensemble ; mais, dès que j’ai commencé, à mesure que les parties prélevées sur mon attente deviennent du passé, c’est ma mémoire qui se tend vers elles ; et ainsi la vie de mon activité se trouve distendue entre deux pôles : la mémoire – en raison de ce qui est déjà proféré – et l’attente – en raison de ce qui va l’être – et cependant mon attention est là, présente, elle par qui transite le futur pour se faire passé. A mesure que se développe cette action, plus s’abrège l’attente et s’allonge la mémoire, jusqu’à tant qu’il n’y ait plus attente et que l’action achevée soit tout entière passée dans la mémoire [3]». Pour qu’une mélodie soit présente, il faut avoir en soi ce qui a été dit, ce qui va être dit et ce qui est dit. Il généralise ensuite son propos en parlant de l’identité, en effet si j’oublie tous mes moments vécus je ne pourrais reconnaître ma vie. Pour avoir conscience de mon existence il faut que je sois attentif à ce que j’ai fait, à ce que je fais et à ce que j’attends, sinon je perds mon identité. Cette analyse se vérifie absolument dans la société entière et la conséquence de cette absence d’identité collective, liée notamment à la chute de connaissances historiques, s’avère désespérante.
La pire conséquence de cet état dans lequel nous sommes plongés est que l’individu n’est plus capable de sacrifier sa vie individuelle pour l’intérêt collectif futur, ne sachant pas d’où il vient, c’est-à-dire comment la société dans laquelle il vit s’est développée. L’élan sacrificiel a une valeur, il se déploie au nom d’un bien que l’individu juge supérieur à sa destinée personnelle et d’un bien commun à toute l’humanité. Or l’être humain actuel, sans conscience de son histoire collective et sans saut vers l’avenir, a oublié que son présent n’est qu’un sacrifice pour le futur et se noie dans le culte de sa propre personne. Pour le dire autrement, l’incertitude de l’avenir empêche l’homme de se sacrifier pour lui : il n’a ni la volonté de se sacrifier pour une cause qu’il considère comme perdu, ni la volonté de construire aujourd’hui un édifice réunificateur pour demain.
« Ce qui fait de l’espérance un plaisir si intense, c’est que l’avenir, dont nous disposons à notre gré, nous apparaît en même temps sous une multitude de formes, également souriantes, également possibles. Même si la plus désirée d’entre elles se réalise, il faudra faire le sacrifice des autres, et nous aurons beaucoup perdu. L’idée de l’avenir, grosse d’une infinité de possibles, est donc plus féconde que l’avenir lui-même, et c’est pourquoi l’on trouve plus de charme à l’espérance qu’à la possession, au rêve qu’à la réalité [4]». Ce que veut dire Bergson ici, c’est que le futur ne vaut rien sans fabrication de projections autour de lui. Evidemment, décider de la forme que prendra l’avenir implique le sacrifice de tous les possibles qu’ils nous offrent, mais le mouvement ne permet pas l’inactivité, et par conséquent un choix s’impose. Finalement, toutes les idées et les attentes autour du futur sont plus déterminantes que le futur lui-même dans la mesure où le futur est toujours à faire. Or, le discours envahissant des médias actuels ne repose que sur le présent, comme si l’avenir s’était volatilisé, comme si nous n’étions plus capables de le représenter, et comme si la promesse de demain était rejetée. L’accélération du temps, due à la rapidité et à l’efficacité des technologies modernes, nous empêche de prendre du recul afin d’examiner le futur dans le présent.
Ce refus du futur est sans doute lié au fait qu’actuellement les hommes savent pertinemment que le futur dépend en grande partie de leurs actes. Mais comment connaître le futur et en espérer quelque chose si celui-ci dépend d’une masse de volontés individuelles désordonnées ? L’Occidental comprend qu’il est seul pour décider de son propre futur et que chacun de ses actes présents aura des répercussions, qu’elles soient magnifiques ou terribles. De plus, il comprend que Dieu est absent, autrement dit que rien n’est fait, qu’il ne nous sauvera pas et que tout est toujours en train de se faire. « A partir du moment où l’homme ne croit plus en Dieu, ni dans la vie immortelle, il devient « responsable de tout ce qui vit, de tout ce qui, né de la douleur, est voué à souffrir de la vie »[5] », comme l’écrit Albert Camus en citant Nietzsche. Ce poids qu’il mettait sur les épaules de Dieu est désormais sur les épaules de l’être humain, mais celui-ci avance aveuglément sur la route du temps en rêvant que le présent devienne une éternité. Et pourtant « tant d’avenir doit encore voir le jour ! [6]».
[1] https://eupinions.eu/de/text/the-power-of-the-past/
[2] Christopher Lasch, La Culture du narcissisme, Flammarion Champs essais, 2018
[3] Saint Augustin, Les Confessions, Flammarion GF, 1993
[4] Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Flammarion GF, 2013
[5] Albert Camus, L’Homme révolté, Gallimard, 1951
[6] Nietzsche, Aurore, Gallimard, 1989
Jean