Rousseau: praticien d’une esthétique de la nature


Vincent Van Gogh, Semeur au soleil couchant, 1888, huile sur toile, 73 x 92 cm, signé en bas à droite, Collection Emil Bührle, Zurich.

 

La reconnaissance d’une « esthétique » propre à Rousseau peut paraître surprenante, voire déplacée. En effet, la science du sensible (aisthesis), du beau, ou plus largement, de l’art semble de prime abord bien loin des préoccupations rousseauistes, et cela malgré l’intérêt croissant qui se développe pour la discipline chez les contemporains de Rousseau ; en témoignent les essais du père André, de Condillac ou encore de l’abbé Batteux qui tous furent des contemporains de l’auteur de La Nouvelle Héloïse. Cela étant, une lecture attentive des différents écrits de Rousseau semble nous livrer les clés d’une esthétique dissimulée ; une esthétique du voile et du dévoilement invitant à la rencontre de l’Homme, de l’art et de la nature dans la perspective d’une esthétique pratique.

La genèse d’une pensée esthétique ou la quête de la mélodie, « ce pur ouvrage de la nature »

De la pratique musicale par l’intermédiaire du chant puis de la flute, Rousseau entreprend sa théorisation par laquelle il postule, à l’encontre des sensualistes, le primat de l’émotion. Or, la théorie musicale rousseauiste n’est pas sans rapport avec notre hypothèse d’une esthétique pratique de la nature. En effet, affirmant la primauté de la mélodie sur l’harmonie, Rousseau pose d’ores et déjà les germes d’une esthétique à venir. La mélodie – qu’il désigne comme un « pur ouvrage de la nature » – permet l’expression des sentiments à même de bouleverser notre âme en profondeur tandis que l’harmonie se confine au seul plaisir physiologique qui, bien que touchant les sens, manque le cœur. Dans son Essai sur l’origine des langues, Rousseau écrit au sujet de la musique : « C’est une langue dont il faut avoir le dictionnaire ». Et pour cause, la musique – comme les langues – est signe mémorisé dont la mélodie sollicite la mémoire pour opérer la réminiscence d’expériences passées menant aux émotions retrouvées. Or, si la mélodie est un « pur ouvrage de la nature », celle-ci prend alors source dans une nature humaine qui, originellement, développa la langue afin d’exprimer ses passions ; Rousseau affirmant à ce sujet dans l’Essai sur l’origine des langues : « ce n’est ni la faim, ni la soif, mais l’amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont arraché les premières voix ». Retraçant la généalogie de la mélodie jusqu’à la débusquer dans la parole à l’état primitif, Rousseau situe la « beauté » dans un état de nature perdu car soumis à la corruption opérée par les sciences et les arts. En effet, Rousseau reconnaît comme une loi de l’histoire que le progrès des sciences humaines provoque la nécessaire dégradation des mœurs qui elle-même porte « atteinte à la pureté du goût » (Discours sur les sciences et les arts). Ainsi, l’art fausse la nature et dissimule les vertus de nos élans naturels sous les parures d’une mondanité corrompue.

Or, l’état social ayant perverti l’homme et plaçant son goût sous l’emprise de la difformité, la nature ne saurait pour autant être confinée à l’éternel voilement. C’est pourquoi, à l’image des préceptes fournis à Émile, l’art doit retrouver la nature en s’extirpant du goût social : « Les hommes dans leurs travaux ne font rien de beau que par imitation. Tous les vrais modèles du goût sont dans la nature : plus nous nous éloignons du maître, plus nos tableaux sont défigurés » (Emile). Associant l’éthique et l’esthétique dans une relation d’interaction indépassable, Rousseau affirme la nécessité d’une fondation fidèle à la nature. L’art doit détourner les hommes du mal incurable qu’il a lui-même provoqué en retrouvant la nature sous la forme d’une cure de désintoxication sociale permise par la quête de la solitude et de la simplicité. Ainsi, l’art doit se rapprocher de la nature humaine afin de permettre à l’homme une réconciliation avec lui-même et la simplicité de son existence tout en le dégageant des affres de la reconnaissance sociale. Dès lors, l’esthétique rousseauiste a vocation à réconcilier l’homme avec les véritables beautés de l’existence morale dont la reconnaissance lui est innée ; ce que Rousseau expose dans sa Lettre à d’Alembert : « L’amour du beau est un sentiment aussi naturel au cœur humain que l’amour de soi-même ; il n’y naît point d’un arrangement de scènes ; l’auteur ne l’y porte pas, il l’y trouve ; et de ce pur sentiment qu’il flatte naissent les douces larmes qu’il fait couler ».

De la construction du regard posé sur la nature à la (re)construction de l’esthétique de la nature.

Cet « amour du beau » dont nous parle Rousseau prend place dans la nature et sa contemplation. Or, Les Rêveries du promeneur solitaire témoignent du plaisir éprouvé par l’intermédiaire de cette contemplation permettant l’éducation du regard et les jouissances morales de la beauté retrouvée dont Rousseau parle en ces termes : « depuis quatre ou cinq ans je goutais habituellement ces délices internes que trouvent dans la contemplation les âmes aimantes et douces. Ces ravissements, ces extases que j’éprouvais quelques fois en me promenant ainsi seul, étaient des jouissances ». Ainsi, le regard que Rousseau porte sur la nature lui permet de saisir cette véritable beauté insoumise à la société, résistante à ses perversions et révélatrice de la profondeur de son âme. Cela étant, si Burke par exemple, établissait une correspondance verticale – voire une extériorisation – entre la nature et l’homme par l’intermédiaire d’un sublime ouvrant la voie vers l’immensité ; Rousseau quant à lui, semble proposer le mouvement inverse d’un sentiment qui ne propulserait pas l’homme vers son extériorité, mais au contraire, vers son intériorité en provoquant une expansion de son monde intérieur. Dès lors, si sublime il y a dans la pensée rousseauiste, celui-ci ne se trouve pas dans l’infiniment grand mais dans l’infiniment petit ; cette hypothèse étant d’autant plus encouragée par la lecture de ses Lettres sur la botanique.

En effet, proposant une description extrêmement détaillée de la nature, Rousseau expose, par l’intermédiaire de ses Lettres sur la botanique, le déploiement d’une méthode répondant à des critères de scientificité tout en ambitionnant la rédaction d’une nomenclature ayant pour vocation, selon ses mots : « d’apprendre à bien voir ce que [l’on] regarde ». Dans cette science de l’infiniment petit, Rousseau se propose d’éduquer le regard du lecteur par une description précise de la nature et de ses composantes au moyen d’une expérience pratique. Néanmoins, les Lettres sur la botanique, outre leur volonté de conforter la botanique dans son statut de science, témoignent d’un élément clef de l’esthétique rousseauiste. En effet, Rousseau expose à bien des égards la nécessité d’une conception ordonnée de la nature dont il faut déterminer la structure et la composition afin de pallier le désordre qui n’est autre que le chaos. Cela étant, la construction d’une nomenclature par l’étude de l’infiniment petit permet à Rousseau de saisir au mieux la beauté offerte par la nature afin d’en extraire, par une opération de l’esprit, la beauté naturelle.
Dès lors, cette opération de l’esprit prend place dans le dépassement de l’observation scientifique afin de nourrir une esthétique par le moyen d’une « dénaturation » physique de l’esprit précédant sa « renaturation » par le travail des sentiments.  Ainsi, l’ensemble de la pratique esthétique de Rousseau pourrait se résumer par ces quelques mots de Suzanne Necker avec laquelle Rousseau entretenait une correspondance : « chez lui la langue n’est qu’une magicienne qui dénature et qui embellit tout ». Si dans sa conception juvénile de l’imaginaire, Rousseau ne voyait qu’une possibilité de s’extirper d’une réalité insupportable, la maturité l’entrainera sur le chemin d’une sublimation du réel par l’imaginaire afin d’en dévoiler sa beauté. Ainsi, l’œuvre de Rousseau procède d’une écriture intérieure prenant sa source dans les sentiments provoqués par sa contemplation de la nature pour agir tel un peintre dont la toile n’est autre que le monde ; en témoignent ces quelques mots issus des Confessions au sujet de ses contemplations d’une nature salvatrice de l’émotion esthétique : « Quelle vigueur de pinceau, quelle fraîcheur des coloris, quelle énergie d’expression je leur donne ». Dès lors, la beauté ne se trouve pas dans la permanence du décor mais dans le mouvement de sublimation opéré par l’imaginaire sur les nécessaires fondations de la nature afin de nous extraire de la réalité ; comme en témoignent ces propos extraits de l’Émile :« ce sont les chimères qui ornent les objets réels, et si l’imagination n’ajoute un charme à ce qui nous frappe, le stérile plaisir qu’on y prend se borne à l’organe, et laisse le cœur froid ».

Ainsi, la nature et l’art entretiennent au sein de l’esthétique pratique rousseauiste, une relation de réciprocité : la nature offre une implantation à l’imaginaire avant que ce dernier n’offre à la nature sa sublimation. Cela étant, reconnaître à Rousseau une esthétique nous engagerait à la définir comme une esthétique pratique de la rencontre : rencontre de la nature et de l’art sous l’égide d’un mouvement perpétuel opéré par le geste créateur de l’esprit humain.

Yoann STIMPFLING
Avec la participation de Marina KIPFER


Bibliographie:

  • LEFEBVRE Philippe, L’Esthéthique de Rousseau, Paris, SEDES, 1997, 220p (Coll. Esthétique).