Rabindranath Tagore : le poète-serviteur du Maître des rimes


 
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Auteur : Jean


Rabindranath Tagore (1861-1941), que l’on prononce Robindronath Togore, est un poète indien qui a aussi écrit de nombreux romans, des nouvelles et des pièces de théâtre, traduit de son vivant et reconnu mondialement, en témoigne le Prix Nobel de littérature qu’il reçoit en 1913. Il a aussi réalisé des peintures et a composé une multitude de morceaux de musique.

En 1878 il part en Angleterre afin d’étudier le droit puis rentre en Inde en 1880. En 1890 il entreprend un second voyage en Europe, il parcourt l’Italie, la France et l’Angleterre. Puis, en 1891, à trente ans, il devient le vice-président de l’Académie des Lettres du Bengale. En 1912 et 1913 il participe à des conférences en Angleterre et aux Etats-Unis, puis il apprend qu’il a reçu le Prix Nobel de littérature. En 1918 il crée à Santiniketan l’université internationale Visva-Bharati, puis entreprend de multiples voyages dans les années 1920 afin de parler de son université, récolter des fonds et rencontre de grands intellectuels comme Bergson. En 1941, pour son quatre-vingtième anniversaire, il écrit La crise de la civilisation, un message au monde, avant de mourir dans la maison qui l’a vu naître à Calcutta.

Ici, nous nous intéresserons à son œuvre poétique et plus particulièrement à ses recueils intitulés L’Offrande lyrique et La Corbeille de fruits (réunis dans un seul livre dans l’édition française) afin de réfléchir sur ce qu’est un poète. Tagore est imprégné de culture indienne et de mythologie hindoue, par conséquent sa façon d’écrire et sa façon de penser peuvent nous sembler lointaine. Cependant, avec l’étude de ses poèmes, nous pouvons arriver à en dégager les mouvements et les formes afin de répondre à la question initiale dans un souci d’objectivité, à savoir : qu’est-ce qu’un poète ?

 

Le poète est en quelque sorte l’incarnation humaine du divin, il rend par la même occasion le souffle de Dieu vivant. Il est celui qui affirme le mouvement de Dieu, donc du Tout, dans la vie. Le Dieu de Tagore ne ressemble pas au Dieu des monothéismes dans la mesure où son Dieu est le mouvement et le résultat des actes humains. Dieu ne se trouve pas dans les temples mais dans toutes les actions humaines, même par extension à toutes les actions vivantes : Dieu est la force qui pousse tout ce qui est vers la vie. Dieu n’est pas celui qui juge les hommes, il n’est pas non plus un être qui ne change pas et qui est tout puissant, mais il s’incarne dans l’action, dans la création, dans la volonté : « donne-moi la force de soumettre ma force à ta volonté avec amour »[1]. Finalement, Dieu est le vouloir et l’être humain est l’objectivation de ce vouloir, il donne corps à la volonté nécessaire de l’univers.

Dieu est aussi le Maître des rimes, et il offre toujours de nouvelles mélodies à l’oreille du poète comme il offre de la nouveauté au monde chaque jour par son vouloir. C’est pourquoi le poète trouve en Dieu la volonté de continuer à traduire les chants célestes en chants vivants. Dieu est une source inépuisable de musique et pour le remercier de ses dons remplis de clémence, le poète lui offre sa poésie et rend la volonté divine vivante, manifestation d’une réciprocité : « Par ma vie prend forme incessamment ton vouloir »[2]. La poésie, retranscription des formes divines, est un acte créateur qui rend compte de la condition de Dieu, c’est-à-dire de la volonté qui se trouve dans chaque action. Par conséquent un poème ne dit rien de plus que le geste qui le produit car le poète dévoile dans son poème le processus qui l’a fait naître étant donné que la constitution d’un poème suppose un acte de la volonté, d’une volonté créatrice. Un poème ne se rapporte qu’à sa propre condition de naissance, autrement dit ici pour Tagore à la volonté dépassant la vie terrestre.

Le poète est dépendant de Dieu, cependant Dieu a besoin du poète pour être présent et conscient. Tagore « est la conscience de Dieu »[3], comme l’écrit André Gide dans l’introduction de l’édition Gallimard. Il compare le souffle divin à une musique : cette musique divine, il la retranscrit sur la page. Le poète se remplit des mélodies divines, se vide de ses mélodies, fardeau hors-norme provoquant la peine, et retourne vers Dieu. Tagore a besoin des mains de Dieu, « Maître-Poète »[4], pour trouver la mélodie qui l’incite à créer.

La poésie est aussi la possible traduction en mots d’un monde qui ne parle pas : « L’Inconnaissable est l’éternelle liberté »[5]. Le poète est celui qui essaye par la mélodie du langage de créer du lien avec un monde sans raison, avec une force de la volonté qui ne suit aucun but. Mais cela signifie aussi que le poète n’a pas vocation à dévoiler la vérité, cela ne veut pas dire qu’il condamne la vérité et qu’il ne faudrait pas rechercher la vérité mais seulement que ce n’est pas à la poésie de la chercher, la poésie étant le déploiement d’une mélodie pour traduire un monde sourd et muet.

Avant toute chose le poète doit se dépouiller, se mettre à nu, c’est-à-dire se débarrasser de son orgueil, il doit en effet rester humble devant son Maître. Cependant le poète est dans un entre-deux assez insupportable car il est celui qui s’élève au-dessus « des futilités quotidiennes »[6] et en même temps il est rattrapé par un double social qui lui fait honte, ce qui révèle l’impossibilité au poète d’être toujours poète : « Il est mon propre moi misérable, Seigneur ! »[7].

La poésie a aussi un rôle à jouer dans les sociétés humaines et dans le rapport qu’elles entretiennent avec les autres parties du monde. En effet, Tagore affirme l’interdépendance des parties du Tout du vivant, le rythme intérieur du poète étant le même que le rythme extérieur. Le poète essaye de reproduire la mélodie de la vie qui berce le monde : c’est ainsi que la poésie réunit les êtres humains et les unit au reste du vivant. De plus, le poète offre ses poèmes à la vie pour la remercier de l’avoir fait vivre ; le poème est ainsi un don pour la vie qui doit en principe unifier l’humanité.

 


[1] Rabindranath Tagore, L’Offrande lyrique suivi de La Corbeille de fruits, Poésie / Gallimard, 1963

[2] Ibid

[3] Ibid

[4] Ibid

[5] Ibid

[6] Ibid

[7] Ibid

Voici un poème de Tagore tiré de l’édition Gallimard de 1963 :

“ C’était hier seulement que je naquis sur cette terre créée par toi, sans nom et nu, avec un cri gémissant.

Aujourd’hui ma voix est heureuse, et toi, ô Seigneur, tu te tiens de côté pour me faire place, afin que je puisse remplir ma vie.

Même quand je te donne mes chants en offrande, j’ai le secret espoir que les hommes viendront à moi et m’aimeront à cause d’eux.

Tu aimes découvrir que j’adore ce monde où tu m’as fait naître.”

Jean