Proust philosophe


 
Auteur : Otto Wegener Ligne de crédit : Wikipédia

Auteur : Otto Wegener

Ligne de crédit : Wikipédia


La frontière entre littérature et philosophie est très fine, Proust est l’exemple même qu’un auteur peut osciller rapidement de l’un à l’autre de ces domaines. 

Quelques exemples suffisent pour comprendre à quel point la réflexion sur des sujets quelconque vient entrecouper le récit. Prenons Le côté de Guermantes, troisième tome de la Recherche, pour illustrer cette idée. Au cœur de l’intrigue du narrateur dans sa quête d’opportunité pour se rapprocher de la femme qu’il aime, l’action s’interrompt, le texte tourne à la dissertation sur un élément que l’on aurait pu penser mineur : le téléphone. 

Ce téléphone utilisé par le narrateur, trois pages lui sont consacrées, non par pour son intérêt au sein de « l’histoire » mais pour évoquer, non sans poésie tout de même, son fonctionnement propre. 

Tout l’univers de Marcel se suspend, le téléphone devient alors :

« L’admirable féérie à laquelle quelques instants suffisent pour qu’apparaisse près de nous, invisible mais présent, l’être à qui nous voulions parler et qui, restant à sa table, dans la ville qu’il habite sous un ciel différent du nôtre, par un temps qui n’est pas forcément le même, au milieu de préoccupations que nous ignorons et que cet être va nous dire, se trouve tout à coup transporté à des centaines de lieues près de notre oreille au moment où notre caprice l’a ordonné. » 

On voit donc que l’objet devient source de réflexion, d’une pensée développée, rappelant un procédé déjà employé par le philosophe Montaigne au XVIe siècle, celui d’une sorte de parenthèse avec le lecteur pour réfléchir. Si j’ai choisi de rapprocher ces deux auteurs, c’est pour la forme brève qu’ils emploient à décrire un sujet, un sentiment ou un objet précis, qui aurait pu sembler anodin mais qui n’a pas échappé à leur esprit. Si chez Montaigne il est question des menteurs, du sommeil ou encore de l’amitié, Proust via son narrateur aborde également des thématiques du quotidien, le téléphone on l’a vu mais aussi le snobisme des aristocrates, le souvenir ou encore les douleurs amoureuses. 

Le ton se fait alors didactique, volontiers universel, le narrateur se fait porteur d’enseignements, comme dans cet extrait où ce-dernier aborde le silence dans une relation passionnelle : 

« On a dit que le silence était une force; dans un tout autre sens il en est une terrible à la disposition de ceux qui sont aimés. Elle accroît l’anxiété de qui attend. Rien n’invite tant à s’approcher d’un être que ce qui en sépare et quelle plus infranchissable barrière que le silence ? » 

On le voit, l’œuvre de Proust, derrière ce monument littéraire que tout le monde connaît n’en demeure pas moins un creuset de philosophie. La Recherche, c’est une œuvre d’art pure dans la mesure où elle permet de mettre des mots sur des émotions, des situations que nous avons tous potentiellement expérimentées. Elle est d’autant plus dense qu’elle se double de véritables pensées philosophiques distillées au gré des pages. 

Ce rapport étroit à la philosophie, Proust le décrit aussi dans son Contre Sainte-Beuve, où on peut lire dans sa préface qu’il accorde chaque jour moins de crédit à “l’intelligence”. Cependant forcé de reconnaître son invincible présence dans ces textes, il se résout à l’expliquer :

« On s’étonnera peut-être que, faisant peu de cas de l’intelligence, j’aie donné pour sujet aux quelques pages qui vont suivre justement quelques-unes de ces remarques que notre intelligence nous suggère, en contradiction avec les banalités que nous entendons dire ou que nous lisons. » 

Ainsi, si Proust, en bon écrivain, accorde plus de mérite à l’émotion, à la description des sentiments qui nous animent, il réhabilite cependant dans une moindre mesure une part de philosophie. La réflexion pure qui se défait de la subjectivité retrouve une place. Ou plus précisément, elle s’impose, exigeant sa place.

« Les vérités de l’intelligence, si elles sont moins précieuses que ces secrets du sentiment dont je parlais tout à l’heure, ont aussi leur intérêt. Un écrivain n’est pas qu’un poète. Même les plus grands de notre siècle, dans notre monde imparfait où les chefs-d’œuvre de l’art ne sont que les épaves naufragées de grandes intelligences, ont relié d’une trame d’intelligence les joyaux de sentiment où ils n’apparaissent que çà et là. » 

Cette dernière phrase nous donne une clé de compréhension pour aborder les textes de Proust. Il est un philosophe par résignation, contre sa volonté. L’écrivain se doit d’allier subtilement les “joyaux de sentiment”, chasse gardée de l’art littéraire, à “l’intelligence”, qui tend justement à se séparer du sentiment. Cette union, que l’on remarque dans de nombreux passages de la Recherche, demeure sans doute un des points principaux qui peut expliquer le génie proustien. Ce génie, il réside en effet dans cette capacité à joindre deux forces répulsives au sein d’une même œuvre, effaçant sans cesse un peu plus la distinction entre l’écrivain et le philosophe.

Emilien Pigeard



Bibliographie :

Proust, Le Côté de Guermantes

Proust, Contre Sainte-Beuve