Proust & Husserl : de l’expérience phénoménologique du moi à l’expérience phénoménologique du monde



Dans ses Idées directrices pour une phénoménologie, Edmund Husserl affirme la compatibilité de la fiction et de la recherche des vérités éternelles : « la « fiction » constitue l’élément vital de la phénoménologie comme de toutes les sciences eidétiques ; la fiction est la source où s’alimente la connaissance des « vérités éternelles » » (1). S’il peut paraître à bon droit curieux d’admettre une telle réflexion, il n’en demeure pas moins que la phénoménologie semble ainsi pouvoir s’expérimenter par l’intermédiaire du roman, et même de l’art de manière générale dans la mesure où : « la puissance suggestive des moyens de représentations dont dispose l’artiste leur permet [aux éléments caractéristiques de l’art] de se transposer avec une particulière aisance dans des images parfaitement claires dès qu’on les a saisies et comprises » (2). La possibilité de la littérature permettant d’éclairer la phénoménologie a été à de multiples reprises affirmée, tout particulièrement par Merleau-Ponty et Sartre qui, bien souvent dans leurs œuvres font appel à la fiction, et tout particulièrement à un auteur, Marcel Proust. Le premier écrivait que « personne n’a été plus loin que Proust dans la fixation des rapports du visible et de l’invisible » (3) tandis que le second, bien qu’il affirmât ne voir en Proust qu’un écrivain bourgeois (4), invoque pourtant cinq fois A la Recherche du temps perdu dans son ouvrage le plus célèbre, L’Être et le néant, afin d’illustrer ses propos. Si Merleau-Ponty et Sartre furent deux grands phénoménologues, il n’en demeure pas moins que cette discipline fut originairement créée par Edmund Husserl (1859-1938), leur prédécesseur, qui lui-même fut un contemporain de Marcel Proust (1871-1922). Cela étant, Husserl ne fait jamais mention de sa connaissance du romancier français et, de fait, n’en tire aucune analyse phénoménologique. Avait-il seulement connaissance de son existence ? Selon les mots d’Anne Simon, il semblerait que oui : « Selon Heidegger, via un témoignage de François Vezin, Husserl aurait admiré « les analyses extrêmement justes et riches du point de vue phénoménologique » de Proust ; Jürgen Ritte m’a d’autre part indiqué que Proust est mentionné positivement dans un manuscrit » (5). Outre cette possible connaissance du romancier français par le phénoménologue allemand ainsi que l’influence que Proust exerça sur la phénoménologie française parmi les successeurs d’Husserl, la proximité des thèmes traités par les deux auteurs semble légitimer une étude comparative de leurs œuvres et pensées respectives. En effet, tous deux interrogent la question de la conscience, du sujet, de son rapport à lui-même, à autrui et au monde ainsi qu’à la question du temps. Dès lors, le présent article se proposera comme objectif de traiter cette proximité thématique en comparant les idées proustiennes et la phénoménologie husserlienne tout en essayant d’appliquer cette dernière à l’œuvre monumentale de Proust. En conséquence des conditions de réalisation de cette étude, il a été fait le choix de se concentrer sur le sujet proustien dans son rapport entretenu avec lui-même, avec autrui et plus largement avec le monde. Ainsi, la question du temps – pourtant fondamentale –, bien qu’elle englobe la totalité des phénomènes proustiens, ne sera pas traitée dans cette étude ; cette dernière devant selon moi, faire l’objet d’une étude à part entière et ne pouvant être traitée parallèlement aux sujets précédemment énoncés dans une étude quantitativement limitée. Dès lors, il s’agira de se demander dans quelle mesure le sujet proustien, dans son rapport à lui-même et au monde qui l’entoure, peut être considéré comme un champ d’expérience pour la phénoménologie husserlienne. Ainsi, il s’agira dans un premier moment de s’intéresser au sujet proustien comme expérience phénoménologique du moi avant de considérer, dans un second moment l’expérience phénoménologique du rapport à autrui dans la tentative du sujet proustien visant à saisir le monde qui l’entoure.

La première partie de cette étude sera donc consacrée à l’analyse du moi en tant que champ d’expérience phénoménologique privilégié du sujet proustien. En effet, nombreux sont les rapprochements pouvant être établis entre les idées du phénoménologue allemand au sujet de la conscience de l’individu et les réflexions et processus d’écriture du romancier français exposant l’intériorité du personnage principal de la Recherche. Ainsi, l’œuvre cathédrale (6), unissant les trois entités que sont l’auteur, le narrateur et le héros prend sa source à travers l’utilisation d’un « Je » relatif à la première personne du singulier permettant l’union et la dissolution de ces trois voix sous une même plume. Plus encore, le sujet proustien a pour caractéristique essentielle de se livrer à l’exercice du monologue intérieur, à une sorte d’introspection – volontaire ou non – permettant au lecteur de prendre connaissance de son intériorité et ainsi, du moi proustien et de l’activité de sa conscience. Cela étant, un tel intérêt de l’auteur sur le fonctionnement de la conscience de son personnage, un tel exercice de description intérieure du personnage au détriment de sa description extérieure – qui est par ailleurs, quasiment inexistante – et plus encore, la réflexion livrée par le personnage au sujet de ses diverses introspections semblent amener le lecteur à s’interroger sur la perception de soi du sujet proustien, à analyser la façon dont il se voit lui-même et cela, possiblement, par l’intermédiaire de la notion husserlienne de perception de soi. Par perception de soi il faut entendre, selon Husserl, le fait que « nous avons une expérience originaire de nous-mêmes et de nos états de conscience dans la perception dite interne ou perception de soi » (7). Or, en conséquence des éléments précédemment exposés concernant le mode d’exposition du sujet proustien – donné au lecteur par une description interne –, Proust permet au lecteur de la Recherche de lire le mouvement réflexif de son héros et peut-être plus encore, le mouvement autoréflexif (8) de son auteur dans la perspective des perceptions immanentes du héros de la Recherche. En effet, l’« essence [de la conscience] comporte la possibilité de principe que le regard se tourne « réflexivement » sur elle et prenne naturellement la forme d’une nouvelle cogitatio qui se dirige sur elle de façon à simplement la saisir (9) », permettant ainsi à toute cogitatio de « devenir l’objet de ce qu’on appelle une « perception interne » et ultérieurement l’objet d’une évaluation réflexive (10) ». Cette primauté donnée à l’activité de la conscience, à l’intériorité du sujet, s’observe tout au long de la Recherche : « Il n’est pas une heure de ma vie qui n’eût servi à m’apprendre que seule la perception plutôt grossière et erronée place tout dans l’objet quand tout au contraire est dans l’esprit (11) ». En outre, Proust donne une primauté aux perceptions immanentes sur les perceptions transcendantes dans la mesure où les « actes dirigés de façon immanente » (12) donnent souvent lieu pour le personnage à la saisie de quelques vérités lorsque les actes « dirigés de façon transcendante » (13) mènent généralement le personnage à l’erreur concernant la saisie d’autrui, comme en témoignent les nombreux épisodes dans lesquels le héros vis-à-vis d’Albertine ou Swann vis-à-vis d’Odette de Crécy sont victimes des illusions conférées par la jalousie – ce que nous verrons dans la seconde partie de cette étude. Le personnage proustien est donc un sujet percevant en proie à la subjectivité de sa conscience individuelle. Parallèlement à Husserl, le sujet acte sa perception par l’intermédiaire d’une conscience subjective donatrice de sens ; autrement dit, sa conscience suit le principe d’intentionnalité énoncé par Husserl à la suite de son professeur Franz Brentano et expliqué ainsi par Hubert Dreyfus : « Tel qu’utilisé par Franz Brentano et ensuite par Husserl, le terme « intentionnalité » définit le fait que des états mentaux, tels que percevoir, croire, désirer, craindre, et avoir une intention (pris au sens courant), se réfèrent toujours à quelque chose. Ils sont toujours dirigés vers un certain objet sous une certaine description, peu importe que cet objet existe ou non à l’extérieur de ces états mentaux. Le contenu intentionnel ou représentationnel de ces états est la caractéristique mentale rendant possible cette directionalité » (14). Le principe d’intentionnalité énonce le fait que la conscience est toujours conscience de quelque chose et ainsi, qu’elle donne un sens à l’objet de perception. Le sujet proustien justement, n’a de cesse d’investir les objets d’un sens façonné par son esprit, comme en témoigne la promenade du héros accompagné de son père et de son grand-père le long du parc de Tansonville, propriété de Swann. Alors que son grand-père souhaite profiter de l’absence présumée de Swann afin d’observer le domaine sans être vu, le héros de la Recherche quant à lui, brûle d’envie de voir et d’être vu par Mlle Swann : « j’aurais voulu que leurs calculs fussent déjoués, qu’un miracle fît apparaître Mlle Swann avec son père, si près de nous que nous n’aurions pas le temps de l’éviter et serions obligés de faire sa connaissance » (15). Cela étant, le héros remarque une ligne de pêche oubliée et, conformément à l’intentionnalité de sa conscience qui recherche en toute chose la présence des Swann, il se soustrait au regard collectif pour exercer son regard individuel, fruit de l’activité de sa conscience propre afin de donner un sens à cette ligne de pêche, le sens de la présence probable de Mlle Swann : « [Le flotteur de liège] paraissait prêt à plonger, et déjà je me demandais si [...] je n’avais pas le devoir de faire prévenir Mlle Swann que le poisson mordait, – quand il me fallut rejoindre en courant mon père et mon grand-père qui m’appelaient » (16). De l’objet réel qu’est ce bouchon de liège en tant que son existence est indépendante de nous, se dessine un objet phénoménal dans la mesure où le héros faisant la rencontre de ce dernier, l’expérimentant en quelque sorte, crée une interdépendance entre le phénomène et le sujet percevant dans lequel le phénomène apparaît. Le bouchon de liège n’est plus simple bouchon de liège, mais bouchon de liège investi de l’intentionnalité du sujet percevant qui appose sur l’objet perçu l’activité de sa conscience et de fait, sa subjectivité. Le héros saisit l’objet de perception qu’est ce flotteur en liège et ainsi, il produit du sens, celui de la possible présence de Mlle Swann et donc, d’une possible rencontre, conférant à l’objet une propriété nouvelle. Dès lors, cet épisode de la promenade à Tansonville permet au lecteur d’entrevoir un mouvement à deux niveaux, dans lequel la perception du héros donne accès au mouvement réflexif de sa conscience qui investit le bouchon de liège et par conséquent, au mouvement autoréflexif provoqué par l’auteur qui permet une plongée dans son travail d’écriture. Ce n’est donc là, pas tant l’essence de l’objet qui est recherché par Proust que l’objet perçu à travers l’essence de la conscience du héros dans son caractère profondément mouvant, pris dans un certain flux temporel au cours duquel la possibilité de rencontrer Mlle Swann accapare toute l’activité de son esprit, allant jusqu’à façonner une nouvelle vision du monde.

Comme le fait remarquer Houcine Bouslahi, nous pouvons remarquer chez le héros proustien la présence d’un « moi vigilant » défini par Husserl comme « le moi qui réalise continuellement la conscience à l’intérieur de son flux de vécu sous la forme spécifique du cogito » (17). De plus, Houcine Bouslahi affirme que le « moi vigilant serait caractéristique de l’auteur lui-même » dans la mesure où « c’est une conscience permanente qui traduit l’intuition donatrice originaire du personnage en termes de phénoménologie. C’est ce même sujet auctorial qui examine la perception de son personnage selon le principe d’intentionnalité, afin de produire la signification. Le moi naïf, celui du personnage, est par ailleurs soumis aux contingences du temps et au flux du vécu » (18). En effet, l’auteur, Proust, traduit par cet épisode de la promenade à Tansonville l’intentionnalité du héros, ou plus exactement, l’intentionnalité du héros fournie par son créateur, l’auteur qui crée la signification de la conscience de son personnage soumis « aux contingences du temps et au flux du vécu », dans la mesure où la perception de la subjectivité du héros s’inscrit dans un cadre particulier façonnant la perception du monde par le héros. Pour autant, la Recherche ne doit pas être approchée tel un roman idéaliste car il est nécessaire de remarquer que le monde vient toujours opposer une résistance au héros, qu’il s’agisse de l’adversité – dans son épreuve de la maladie – ou de l’altérité – du caractère insaisissable des femmes aimées – faisant que la réalité n’est aucunement rejetée au titre d’une simple subjectivité, d’une création de la conscience malléable selon l’intériorité du personnage. Cette reconnaissance du monde réel peut être constatée tout au long de la Recherche, et notamment par ces mots : « ce que je remarquais de subjectif dans la haine comme dans la vue elle-même n’empêchait pas que l’objet pût posséder des qualités ou des défauts réels et ne faisait nullement s’évanouir la réalité en un pur relativisme » (19). Ainsi, Proust ne nie pas l’existence du monde indépendamment du sujet, tout n’est pas simple et pur relativisme faisant dépendre les valeurs des circonstances en admettant un caractère infiniment variable. Si l’auteur explore la vie psychique de son personnage et la disposition du sujet percevant, sa visée et donc son intentionnalité, il n’en demeure pas moins qu’il admet l’existence de l’extériorité indépendamment de la conscience du sujet percevant. Il y a pourtant une différence semble-t-il essentielle à remarquer à ce sujet entre le phénoménologue allemand et le romancier français. En effet, si les processus semblent à bien des égards les mêmes – comme nous le verrons au sujet de la réduction ou de l’épochè par exemple –, le résultat, quant à lui, est autre. Ainsi, lorsque la réduction husserlienne entreprend de conduire à un invariant, une essence, un eidos, une essence intellectuelle, il semblerait que pour Proust, l’essence soit toujours contingente et particulière au sujet percevant – sinon peut-être un élément, que nous verrons dans une seconde partie de cette étude, le mode d’être amoureux. Généralement, la réduction proustienne semble mener à la seule essence de la subjectivité du personnage prise dans un flux de conscience à un moment précis, menant elle-même à un souvenir particulier, à une individualité résiduelle de son vécu ; en somme, au caractère essentiellement insaisissable de l’esprit humain. Cette réflexion peut prendre appui sur le célèbre épisode de la madeleine dévoilant au héros de la Recherche une « essence » dont il affirme : « cette essence n’était pas en moi, elle était moi » (20). Cette essence qui n’est autre que le moi du héros, ne peut comme chez Husserl atteindre possiblement un caractère général car elle ne dévoile aucunement quelque chose de l’objet visé, de la madeleine, mais un souvenir particulier que seul le héros peut éprouver, ce goût « du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray » lui offrait sa tante Léonie « après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul » (21). En réalité, une distinction fondamentale entre Proust et Husserl semble être la suivante : tous deux se livrent à une réduction phénoménologique, mais seul Husserl prétend à une réduction eidétique, c’est-à-dire, une réduction vers l’essence (22). À bien des égards, Proust obtient un résultat par le souvenir. Or, le souvenir n’est pas à proprement parler une essence mais un lien dans la mesure où la madeleine, par exemple, sert à établir un lien entre la sensation procurée par sa consommation et le souvenir engendré permettant de saisir le moi propre au vécu du personnage proustien à un moment donné, et donc, nécessairement variable. De plus, le résultat obtenu par Proust n’est pas le fruit d’une opération intellectuelle – comme chez Husserl –, mais celui d’une opération sensitive et involontaire, à l’image de sa réflexion sur le passé au cours de l’épisode de la madeleine : « Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas » (23). Si « les efforts de l’intelligence sont inutiles », il n’en demeure pas moins que le héros de la Recherche préserve son ambition de se découvrir soi-même, ambition toutefois entachée par la complexité de la tâche : « Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien » (24). Le chercheur de la Recherche est alors un être angoissé à l’idée de se plonger dans un champ d’investigation n’étant autre que lui-même et au sein duquel ses connaissances ne lui seront d’aucun secours. Or, malgré cette crainte du sujet proustien, il semblerait que le héros de la Recherche se dirige lui-même vers une démarche husserlienne. En effet, qu’est-ce que l’épochè selon Husserl, sinon le fait de mettre entre parenthèses « son bagage » (25) ? Cherchant à s’extraire de l’attitude naturelle, celle de la vie de tous les jours admettant l’existence d’un monde réel totalement indépendant de notre subjectivité, le phénoménologue embrasse une attitude phénoménologique nécessitant la suspension de tout a priori, de toute croyance propre à l’attitude naturelle afin de se concentrer sur l’objet phénoménal dont l’être n’est plus que relatif au moment de son apparition au sujet. Or, cette mise entre parenthèses du monde, ce délestage du « bagage » appartenant initialement au chercheur n’est autre que l’épochè permettant au sujet d’opérer un mouvement réflexif sur l’activité continue de sa conscience. Invoquons à nouveau les mots de Proust précédemment cités : « ce que je remarquais de subjectif dans la haine comme dans la vue elle-même n’empêchait pas que l’objet pût posséder des qualités ou des défauts réels et ne faisait nullement s’évanouir la réalité en un pur relativisme » (26). Proust semble lui aussi distinguer, en quelque sorte, une dualité inhérente aux objets face au sujet percevant. En effet, il y a d’un côté l’objet réel et de l’autre, l’objet transformé par la subjectivité du sujet percevant. Cela étant, l’objet transformé par la subjectivité du sujet percevant est fréquemment, dans la Recherche, la cause d’une erreur de jugement et le fruit d’une illusion de l’esprit, n’étant aucunement la source d’une opération intellectuelle mais celle des sensations, des passions et autres antonymes de la raison, comme en témoignent « les germanophiles, par exemple, [qui]avaient la faculté de cesser un instant de comprendre et même d’écouter quand on leur parlait des atrocités allemandes en Belgique. (Et pourtant, elles étaient réelles) » (27). De même que les conceptions de l’objet réel et de l’objet phénoménal semblent entre Proust et Husserl quelque peu différentes en ce qui concerne la question de la volonté en acte, la conception de l’attitude naturelle et de l’attitude phénoménologique semble suivre le même schéma. En effet, Proust lui aussi distingue en quelque sorte une attitude naturelle et une attitude phénoménologique ; or, la venue de celle-ci peut être le fruit d’un acte volontaire ou involontaire. Ainsi, le héros embrasse bien souvent une attitude phénoménologique de manière involontaire lorsque celle-ci n’est chez lui que la conséquence de sa place dans le monde à un certain moment donné, et plus précisément, la conséquence de l’étrangeté ressentie, la confrontation à l’inconnu. Ainsi, l’attitude phénoménologique se dévoile, pour le sujet proustien, au moment où ce dernier est confronté à un inconnu, et par conséquent, elle ne fait que suppléer l’attitude naturelle là où cette dernière est inutilisable. Cette thèse envisageant l’attitude phénoménologique comme la suppléante de l’attitude naturelle se remarque tout particulièrement lorsque le héros de la Recherche se retrouve seul avec lui-même, confronté à une solitude qui angoisse le sujet proustien tout au long du roman, comme en témoigne la confrontation du héros à une chambre lui étant étrangère une fois arrivé au Grand Hôtel de Balbec, munie d’« objets inconnus qui l’encerclaient [son corps conscient], en le forçant à mettre ses perceptions sur le pied permanent d’une défensive vigilante » et qui le mèneront à personnifier ces objets étrangers : « La pendule [...] continua sans s’interrompre un instant à tenir dans une langue inconnue des propos qui devaient être désobligeants pour moi, car les grands rideaux violets l’écoutaient sans répondre mais dans une attitude analogue à celle des gens qui haussent les épaules pour montrer que la vue d’un tiers les irrite » (28). L’attitude phénoménologique adoptée par le personnage n’est initialement pas volontaire – elle ne fait que suppléer l’impossibilité de maintenir une attitude naturelle face au caractère étranger des objets qui l’entourent – toutefois, Proust quant à lui fait volontairement adopter cette attitude phénoménologique (29) à son personnage dans la mesure où le héros fait abstraction de son attitude naturelle à l’égard des choses qui l’entourent. Cela étant, il faut remarquer que l’attitude phénoménologique est, dans une perspective husserlienne, un choix, celui d’une pratique de l’épochè permettant de mettre consciemment entre parenthèses ses connaissances a priori concernant la réalité connue tandis que, dans une perspective proustienne telle que l’exposait le passage précédent, il ne s’agit pas réellement d’une épochè, dans la mesure où la réalité qui l’entoure lui est justement étrangère, et donc, inconnue. Or, cette attitude rejoint un autre thème proéminent de la Recherche, à savoir, l’habitude. En effet, la distinction pouvant être opérée entre le héros dans son environnement naturel – ou environnement familier – et le héros dans un environnement lui étant étranger résulte d’une distinction entre l’habituel et l’inhabituel. Si l’habituel, par définition, ne donne que peu lieu à des réflexions poussées quant au moment présent de son exercice, l’inhabituel quant à lui engage la conscience du sujet dans l’exercice d’une immédiateté. Ainsi, c’est le caractère étranger de sa nouvelle chambre, son caractère inhabituel qui engage le sujet à investir les objets qui l’entourent d’un sens nouveau par l’adoption d’une attitude semble-t-il phénoménologique : « C’est notre attention qui met des objets dans une chambre, et l’habitude qui les en retire et nous y fait de la place » (30). Le sujet proustien doit procéder à une donation de sens afin d’accaparer les objets étrangers qui l’entourent et ainsi, de briser la glace entre lui et cette chambre « pleine de choses qui ne [le] connaissaient pas » et lui rendant « le coup d’œil méfiant qu’[il] leur jetai[t] et sans tenir aucun compte de [son] existence, témoignèrent qu’[il] dérangeai[t] le train-train de la leur » (31). De fait, la possibilité d’une épochè proustienne, d’une attitude phénoménologique volontaire, ou du moins, de quelque chose d’analogue, semble pouvoir se discerner dans l’épisode de la madeleine au cours duquel le héros, souhaitant préserver, voire, re-sentir la sensation qu’il vient de goûter, cherche à mettre consciemment le monde entre parenthèses afin de procéder à une sorte d’introspection, une exploration de sa conscience dont l’imperméabilité face au monde qui l’entoure semble nécessaire : « Je veux essayer de le [cet état inconnu] faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et, pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine » (32). L’entreprise proustienne, outre sa perspective cartésienne (33), incarne donc la pensée husserlienne, celle d’un monde naissant dans l’intériorité de la conscience du héros adoptant une attitude phénoménologique à l’égard des choses du monde qui l’entourent. L’épisode de la madeleine est en cela le dépliement du monde intérieur contenu par la conscience du héros de la Recherche. À l’image de cet épisode de la madeleine, la conscience du héros proustien est à l’origine du monde qui l’entoure, si bien que « tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé » (34). Ainsi, il a pu être constaté la présence dans la Recherche d’une expérience phénoménologique du moi. Cela étant, le champ d’investigation phénoménologique de la Recherche ne semble pas se limiter à la seule perception que le sujet a de lui-même. En effet, le héros de la Recherche est, outre ses moments de solitude tant redoutés, constamment entouré, ce qui l’invite par conséquent à faire l’expérience phénoménologique d’autrui et du rapport entretenu avec ce dernier dans sa volonté de saisir le monde. Ce sera l’objet du deuxième moment de cette étude.

Après avoir étudié le moi phénoménologique du sujet proustien, il s’agira désormais de s’intéresser au rapport à autrui entretenu par le personnage dans une perspective phénoménologique, à la façon dont autrui apparaît à la conscience du sujet proustien, à la façon dont autrui influence l’exercice de la conscience du héros et plus largement à la manière par laquelle la conscience du sujet proustien saisit en conséquence le monde qui l’entoure. Le rapport phénoménologique au monde, le héros de la Recherche semble notamment l’apprendre auprès d’Elstir qui se distingue, par ses leçons sur l’art, comme un véritable professeur de phénoménologie pour le jeune héros du roman. En effet, la première visite du héros proustien au peintre Elstir, sur les conseils de sa grand-mère, apparaît telle une véritable révélation permettant au héros de se détacher de son attitude naturelle envers les choses du monde afin d’embrasser une attitude phénoménologique, conformément au processus de création d’Elstir qui lui-même peint la réalité extérieure à partir de sa propre conscience : « Les données de la vie ne comptent pas pour l’artiste, elles ne sont pour lui qu’une occasion de mettre à nu son génie. On sent bien à voir les uns à côtés des autres dix portraits de personnes différentes peintes par Elstir, que ce sont avant tout des Elstir » (35). Ainsi, le processus de création artistique semble, à l’exemple d’Elstir, partir de l’intériorité du moi, de la conscience, plus encore que de l’objet de perception, comme si le moi de l’artiste modulait, façonnait et allait jusqu’à (re)créer la réalité en fonction de l’activité de sa conscience. L’artiste tente de saisir le monde par la métamorphose des choses, par une opération de métaphore : « Mais j’y pouvais discerner que le charme de chacune [des marines] consistait en une sorte de métamorphose des choses représentées, analogue à celle qu’en poésie on nomme métaphore et que si Dieu le père avait créé les choses en les nommant, c’est en leur ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre qu’Elstir les recréait. Les noms qui désignent les choses répondent toujours à une notion de l’intelligence, étrangère à nos impressions véritables et qui vous force à éliminer d’elles tout ce qui ne se rapporte pas à cette notion » (36). Ainsi, Elstir, par une opération de l’esprit, cherche à voir « la nature telle qu’elle est » (37) de façon à offrir au contemplateur l’« image singulière d’une chose connue, image différente de celles que nous avons l’habitude de voir, singulière et pourtant vraie et qui à cause de cela est pour nous doublement saisissante parce qu’elle nous étonne, nous fait sortir de nos habitudes, et tout à la fois nous fait rentrer en nous-mêmes en nous rappelant une impression » (38). En adoptant une perspective husserlienne, il pourrait être envisagé qu’Elstir démontre par son processus de création artistique le caractère intentionnel de sa conscience d’artiste. Sa conscience est de nature actionnelle et référentielle dans la mesure où ce dernier procède à l’action de (re)imaginer la chose extérieure créée par le moyen d’une liaison de sa conscience créatrice à un référent, qu’il s’agisse de ses marines ou encore de Gabrielle, sa femme. Toutefois, la conscience n’est pas indépendante du monde, elle existe en relation constante avec ce dernier. Ainsi, le travail de l’artiste consiste, selon la leçon d’Elstir, à se détacher des évidences du monde, autrement dit, à pratiquer l’épochè : « L’effort qu’Elstir faisait pour se dépouiller en présence de la réalité de toutes les notions de son intelligence était d’autant plus admirable que cet homme qui avant de peindre se faisait ignorant, oubliait tout par probité (car ce qu’on sait n’est pas à soi), avait justement une intelligence exceptionnellement cultivée » (39). Cela étant, il faut selon Elstir suspendre, mettre entre parenthèses les choses connues, l’ensemble du bagage du sujet percevant afin d’aller vers les choses mêmes et ainsi, de montrer la véritable nature de l’objet – en ce qui concerne les marines – ou de la personne – comme en témoignent les peintures de sa femme, Gabrielle. Cette pratique de l’épochè, cette nouvelle façon de voir le monde, doit être apprise par le héros de la Recherche qui justement, est empêché de voir les choses telles qu’elles sont du fait qu’il est attaché à son bagage d’a priori : « Cette vaste vision céleste dont il me parlait, ce gigantesque poème théologique que je comprenais avoir été écrit là, pourtant quand mes yeux pleins de désirs s’étaient ouverts devant la façade, ce n’est pas eux que j’avais vus » (40). Le héros, rendu aveugle par ses désirs, par son a priori, n’est pas en mesure d’aller aux choses mêmes et c’est pourquoi il se doit, lui aussi, de pratiquer l’épochè. La leçon elstirienne, le héros de la Recherche la fait sienne, lui qui, dans le parcours de sa vocation littéraire, s’engage sur la voie de la création et dont bien des épisodes du temps perdu serviront au temps retrouvé. Comme le fait remarquer Marteen van Buuren : « Pour le dire en termes empruntés à la phénoménologie, la métaphore dans l’œuvre proustienne fonctionne comme la variation eidétique, technique consistant dans la philosophie de Husserl à soumettre la réalité à des variations imaginaires et à dégager de la superposition de ces variantes l’invariant qui reste constant » (41). Si les propos de Maarten van Buuren peuvent sembler tout à fait convaincants, il n’en demeure pas moins que quelques précautions doivent être prises dans ce rapprochement. En effet, l’invariant recherché par Husserl semble propre à un eidos, une essence, entreprise de manière assez générale lorsque le processus proustien semble quant à lui mener vers le particulier. En effet, comme il a été démontré auparavant dans notre étude – et notamment par l’intermédiaire de l’épisode de la madeleine –, le processus proustien mène vers le particulier dans la mesure où l’effort de la conscience fait remonter le personnage à un souvenir, qui lui-même est propre à une conscience propre et n’a dans la plupart des cas aucune valeur générale. À cela doivent s’ajouter plusieurs remarques. D’une part, Husserl est confiant en les pouvoirs de l’esprit, de l’intelligence et semble ainsi rechercher une sorte d’essence intellectuelle lorsque Proust quant à lui semble vouloir résoudre le mystère des sensations – ce qui explique par ailleurs les modes de description du héros de la Recherche dont l’exposition de l’extériorité du sujet proustien demeure absente tandis que les descriptions intérieures sont quant à elles innombrables ; au point de connaître chaque état des sensations ressenties par le héros proustien. Ainsi, comme il a été d’ores et déjà démontré précédemment dans cette étude, Proust ne semble pas véritablement rechercher une essence générale à la manière de Husserl, sinon peut- être une seule, qui occupe une place considérable dans l’ensemble de la Recherche, à savoir, l’essence psychologique de l’amour ou le mode d’être amoureux du sujet résultant de son incapacité à saisir la singularité des êtres aimés. C’est en effet par l’intermédiaire des expériences du sujet amoureux avec Albertine, Gilberte, Mlle de Stermaria ou encore la Duchesse de Guermantes, que le héros proustien viendra à saisir une sorte d’eidos du mode d’être amoureux relevant du même coup l’illusion de l’esprit et l’incapacité de l’intelligence – ce qui encore une fois va à l’encontre des convictions husserliennes. Cette idée peut également s’illustrer par la célèbre révélation de Swann vis-à-vis d’Odette de Crécy dans Du côté de chez Swann lorsque celui-ci, après avoir été fou amoureux d’Odette, déclare : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! » » (42). Et si l’on établit le parallèle entre la phénoménologie et le mode d’être amoureux de Proust, c’est qu’une enquête phénoménologique de la Recherche peut tout à fait s’appliquer aux personnages féminins aimés par le héros. En effet, la Recherche est parsemée d’une réflexion sur le sujet amoureux et les objets de ses amours, donnant lieu à des réflexions tout à fait intéressantes au sujet de la conscience de l’être amoureux : « Si, en ce goût de divertissement, Albertine avait quelque chose de la Gilberte des premiers temps, c’est qu’une certaine ressemblance existe, tout en évoluant, entre les femmes que nous aimons successivement, ressemblance qui tient à la fixité de notre tempérament parce que c’est lui qui les choisit, éliminant toutes celles qui ne nous seraient pas à la fois opposées et complémentaires, c’est-à-dire propres à satisfaire nos sens et à faire souffrir notre cœur. Elles sont, ces femmes, un produit de notre tempérament, une image, une projection renversées, un « négatif» de notre sensibilité » (43). Les femmes aimées par le héros sont ainsi une représentation forgée par la conscience intentionnelle du sujet amoureux : « la jeune fille de la plage avait été fabriquée par moi » (44). La « fixité de notre tempérament » représente une sorte d’eidos de la conscience individuelle de chaque sujet amoureux, dans la mesure où celui-ci appose sur les différents êtres aimés l’image forgée par sa conscience propre. Or, ce mode d’être amoureux a des conséquences, et tout particulièrement en ce qui concerne la distinction entre la femme rêvée et la femme réelle, ce qui est source de déception pour le sujet amoureux dans la mesure où, au bout d’un certain temps, ces deux images entrent en collision, ce qui n’est pas sans faire penser au processus de la cristallisation stendhalienne et à la décristallisation ; décristallisation que l’on constate bien à travers l’épisode de la désillusion de Swann que nous citions précédemment. Cette distinction entre la femme réelle et la femme rêvée n’est donc pas la faute de la femme en question jouant un certain rôle, mais bien celle du sujet amoureux victime d’une illusion. Or, Proust, comme Husserl, distingue des causes à cette illusion. En effet, Husserl affirme la nécessité, pour saisir une chose, de procéder à une réduction phénoménologique et plus particulièrement à une épochè traduite dans le sens d’une mise entre parenthèses des bagages du sujet percevant afin de saisir les choses telles qu’elles sont. Proust distingue quelque chose de similaire et l’épochè semble-t-il pourrait être la solution d’un tel problème : « J’ai dit qu’Albertine ne m’était pas apparue, ce jour-là, la même que les précédents, et que chaque fois elle devait me sembler différente. Mais je sentis à ce moment que certaines modifications dans l’aspect, l’importance, la grandeur d’un être peuvent tenir aussi à la variabilité de certains états interposés entre cet être et nous. L’un de ceux qui jouent à cet égard le rôle le plus considérable est la croyance » (45). Cela étant, si le héros de la Recherche appliquait la phénoménologie husserlienne, celui-ci serait en mesure de pratiquer une épochè et ainsi, de délaisser ses croyances afin d’embrasser une vision beaucoup plus directe de la personne aimée. Or, le héros de la Recherche est dans l’incapacité de fixer l’être aimé qui sans cesse lui échappe, à l’image d’Albertine et de son grain de beauté perpétuellement mouvant : « en cherchant à revoir ce petit grain de beauté sur la joue au-dessous de l’œil, je me rappelai que de chez Elstir, quand Albertine était partie, j’avais vu ce grain de beauté sur le menton. En somme, quand je la voyais, je remarquais qu’elle avait un grain de beauté, mais ma mémoire errante le promenait ensuite sur la figure d’Albertine et le plaçait tantôt ici tantôt là » (46). Ainsi, l’être aimé échappe au sujet amoureux par une démultiplication des images, des « clichés indépendants les uns des autres » (47) pris par la mémoire offrant ainsi une cohabitation des différentes images de l’être aimé. Par conséquent, le sujet amoureux doit constamment réajuster l’image de l’être aimé en fonction de la nouvelle personne qui se manifeste devant lui. Toutefois, cette tentative de fixation demeure un échec, à l’image du grain de beauté mouvant d’Albertine qui révèle son caractère insaisissable, et cela en vertu de trois raisons. D’une part l’objet aimé dévoile au fur et à mesure ses différentes faces au sujet amoureux, ce qui crée une continuelle nouveauté, et cela d’autant plus que le sujet amoureux ne peut saisir entièrement l’ensemble des faces en même temps, comme en témoigne Husserl lui-même au sujet de la chose perçue : « Par principe une chose ne peut être donnée que « sous une face », ce qui signifie non seulement incomplètement, imparfaitement en tous les sens du mot ; le mot désigne une forme d’inadéquation requise par la figuration au moyen d’esquisses » (48). On comprend là du même coup un aspect essentiel de cet aspect phénoménologique de la Recherche : si, comme nous l’affirmions précédemment, Proust se concentre sur les sensations avant tout, s’il atteint par ces dernières un résultat beaucoup plus convainquant que dans ses analyses des choses du monde extérieur, c’est que le phénoménologue ne peut saisir de la même manière les choses perçues et les choses vécues. En effet, lorsque la chose perçue se donne par esquisse – la femme aimée par exemple –, la chose vécue, elle – les sentiments – se donne tout entière à la conscience, de sorte que la vie immanente de la conscience et son flux sont tous deux des absolus. La deuxième raison de cet échec est que la personne aimée, en tant qu’être, possède une intériorité qui est absolument insaisissable pour le sujet amoureux : en témoignent par exemple les excès de jalousie de Swann vis-à-vis de la possible liaison entre Odette et Forcheville ou encore l’enquête du narrateur à la suite de la mort d’Albertine qui, souhaitant percer à jour son identité véritable, se retrouve finalement à calquer l’être d’Albertine sur celui d’Odette de Crécy, ce qui finalement éloignera le héros de la Recherche de l’Albertine véritable dans la mesure où il appose sur son être celui d’Odette, et ainsi, il laisse les désirs de trouver des preuves incriminantes sur Albertine l’emporter sur une véritable recherche de son essence véritable. Et pour cause, l’ego que je suis constitue l’ego d’autrui dans la mesure ou autrui est un alter ego. L’ego du héros de la Recherche est une monade constituant un monde à lui seul avec une sphère d’appartenance lui étant propre en même temps qu’elle se rapporte intentionnellement à toutes les autres sous le prisme de l’intersubjectivité faisant qu’autrui m’est coprésent (49). Or, cette coprésence n’inclut pas la possibilité de saisir l’intériorité d’autrui qui préserve son ego propre et irréductible. Enfin, la troisième raison de cet échec est que la conscience créatrice et intentionnelle du sujet amoureux, évoluant au gré des sentiments éprouvés, transforme elle-même l’être aimé qui, rappelons-le, est façonné par l’intériorité du sujet amoureux. La thèse husserlienne affirmerait, comme en témoigne l’article « Proust phénoménologue », que « sentiment et raison s’excluent, parce que le sentiment (l’amour), contrairement à la raison, s’oppose à la représentation » (50). C’est peut-être ici que s’expriment à la fois une différence fondamentale entre Husserl et Proust ainsi qu’une caractéristique essentielle de la conception proustienne du rapport amoureux. En effet, pour Husserl, représentation des objets et sentiments sont bien différents dans la mesure où la première dévoile du même coup une distinction entre la raison et les sentiments. Ainsi, la raison est de l’ordre de la conscience du rapport séparé entre sujet et objet, le sujet devant s’approprier l’objet ; tandis que le sentiment quant à lui procède par fusion, ce qui par conséquent exclut la création d’une image de l’être aimée et donc l’appropriation. Comme l’écrit Maarten van Buuren : « se faire une image de la personne aimée, c’est introduire un effet aliénant au cœur même des sentiments, puisque l’image met à distance la personne aimée, bloque la fusion avec elle et s’interpose, comme un écran, entre moi et elle. Se faire une image de la personne aimée équivaut dès lors à troubler l’union heureuse entre sujet et objet, à introduire une distinction entre moi et elle qui me relègue en tant que sujet d’un côté de l’écran et elle en tant qu’objet de l’autre, et à détruire du même coup l’amour qui consiste justement dans la suppression de cette distinction » (51). Par conséquent, la conception proustienne de l’amour doit être envisagée dans une perspective bien éloignée des conceptions d’un amour-fusion. En effet, l’amour est, chez Proust, une illusion de l’esprit dont la liaison entre les deux êtres s’inscrit dans un rapport de sujet-objet. Ainsi, l’amour proustien est appropriation de l’objet aimé, ou du moins tentative d’appropriation dans la mesure où le sujet amoureux tente de fixer une image de l’être aimée afin de se l’approprier, tout en étant guidé par une jalousie omniprésente et indissociable du sentiment amoureux. En somme, dans le roman proustien, le héros ne cherche pas à être amoureux, il veut posséder l’amour, le fixer et finalement se défaire de l’état de l’amoureux transi en tentant de rationnaliser la relation. Or, la raison est impuissante face à l’illusion de la passion. Il est par ailleurs intéressant de remarquer que si d’une part, le sentiment consiste en une illusion de l’esprit – ce qui n’est pas sans faire penser à la référence schopenhauerienne (52) de la Recherche –, il demeure impossible de s’émanciper de cette illusion qui prend le pas sur toute volonté de rationalisation.

Ainsi, la Recherche semble effectivement pouvoir être investie d’une enquête phénoménologique dans la mesure où le processus d’écriture proustien permet de mettre au jour la conscience réflexive de son héros qui, faisant l’expérience de soi, fait également l’expérience d’autrui et plus largement du monde dans une perspective phénoménologique husserlienne. En effet, le héros proustien possède une conscience intentionnelle investissant le monde du sens donné par sa subjectivité et lui permettant de saisir les phénomènes se jouant en lui. Aussi, les opérations husserliennes telles que la réduction phénoménologique et la pratique de l’épochè se distinguent dans de nombreux passages, que ces opérations soient le fruit d’un acte volontaire ou involontaire. Ainsi le sujet proustien fait-il la double expérience de la chose vécue – ses sentiments et sensations – qui se donne tout entière à la conscience et de la chose perçue – les différentes femmes aimées – qui se donnent par esquisse. Cela étant, la proximité thématique concernant les sujets traités et les questions posées par Proust et Husserl ne mène pas nécessairement à un même résultat, comme nous l’avons vu à de multiples reprises, notamment en ce qui concerne la réduction eidétique qui, chez Proust, n’a pas vraiment d’équivalent sinon peut-être dans le mode d’être amoureux de son héros. L’eidos recherché par Husserl est semble-t-il chez le héros de la Recherche impossible à atteindre dans la mesure où le sujet proustien n’a de cesse de se diriger vers les particuliers et que tout phénomène semble être pris dans un mouvement perpétuel. Peut-être pourrions-nous cependant poser l’hypothèse que l’échec du héros est sublimé par son auteur dans la mesure où Proust, lui seul, par l’exercice de l’écriture, arrive à saisir et possiblement fixer les phénomènes à l’encre noire sur la page blanche.

Afin d’ouvrir cette étude comparée entre Proust et Husserl sur une nouvelle perspective, il serait tout à fait intéressant de porter une attention particulière à la question du temps. En effet, les histoires amoureuses du sujet proustien et les réflexions qu’elles engendrent par exemple s’inscrivent toujours dans une distorsion du temps qui n’est plus envisagé comme un temps « réel » mais un temps entrepris sous une approche que l’on pourrait considérer comme phénoménologique. Le sujet amoureux proustien, afin de saisir l’image de la femme aimée, tente de remonter le cours de sa conscience et de son expérience afin de saisir une définition de l’être aimé qui pourtant ne cesse de changer – en témoigne la réflexion sur le grain de beauté d’Albertine vu précédemment. Or, pour tenter de saisir une image fixe de l’être aimé, le sujet amoureux proustien s’adonne à un processus similaire à la rétention husserlienne. Cette réflexion sur le flux du temps et son approche phénoménologique permettrait sans doute de considérer le roman proustien, au-delà du temps perdu ou du temps retrouvé, comme la recherche d’un hors-temps, un entre-deux-temps n’étant autre que celui de la création littéraire et artistique.

Yoann Stimpfling

BIBLIOGRAPHIE :

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WESSLER Eric, La Littérature face à elle-même. L’écriture spéculaire de Samuel Beckett, Paris, Amsterdam, 2009.

NOTES:

1 Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, 1985, p.227.
2 Ibid.
3 Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Gallimard, 1964, p. 195.
4 Sartre écrit : « Proust s’est choisi bourgeois, il s’est fait le complice de la propagande bourgeoise, puisque son œuvre contribue à répandre le mythe de la nature humaine », Jean-Paul Sartre, Situations, II, Paris, Gallimard, 1948, p.20.
5 Anne Simon, « Le côté phénoménologique de Proust », dans Frédéric Worms (dir.), Le Moment 1900 en philosophie, Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, 2004, p.306.
6 Je reprends ici la formule de Luc Fraisse dans son ouvrage L’œuvre cathédrale. Proust et l’architecture médiévale (1990), Paris, Classiques Garnier, 2014.
7 Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, 1985, p. 15.
8 Je renvoie ici à la définition d’Éric Wessler : « La réflexivité désigne donc, au sens large, une attitude normale de surveillance transcendante de la conscience ; mais, lorsque, chez l’artiste, cette conscience est créatrice, son mouvement de retour sur soi entraîne nécessairement, dans l’œuvre créée, un ensemble d’effets esthétiques que la critique artistique et littéraire tendra à nommer autoréflexivité », Eric Wessler, La Littérature face à elle-même. L’écriture spéculaire de Samuel Beckett, Paris, Amsterdam, 2009, p. 20.
9 Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, 1985, p. 121.
10 Ibid., p. 122.
11 Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Paris, Folio, 1990, p.221.
12 Husserl écrit à ce sujet : « Par actes dirigés de façon immanente [...], ou plus généralement par vécus intentionnels rapportés de façon immanente à leurs objets, nous entendons des vécus dont l’essence comporte que leurs objets intentionnels, s’ils existent du tout, appartiennent au même flux du vécu qu’eux-mêmes. », Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, 1985, p. 123.
13 Husserl écrit à ce sujet : « Sont dirigés de façon transcendante les vécus intentionnels qui ne répondent pas à ce type, comme par exemple tous les actes dirigés sur des essences ou sur les vécus intentionnels d’autres moi, liés à d’autres flux de vécus, de même tous les actes dirigés sur les choses, sur des réalités en général », Ibid.
14 Hubert Dreyfus, « Agir, intentionnalité et être-au-monde », Perspectives sur la phénoménologie et l’intentionnalité, Volume 20, numéro 2, automne 1993, p. 289.
15 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Folio, 1988, p.215.
16 Ibid, p.216.
17 Houcine Bouslahi, « La perception du sujet proustien au prisme de la phénoménologie. De Kant à Husserl », Revue d’études proustiennes, 2- n°10, Paris, Classiques Garnier, 2019, p.280.
18 Ibid., p. 280.
19 Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Paris, Folio, 1990, p. 220.
20 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Folio, 1988, p. 101.
21 Ibid., p. 103.
22 La réduction phénoménologique doit être entreprise comme la condition du passage de l’objet réel au phénomène pur, de l’attitude naturelle à l’attitude phénoménologique permettant de suspendre notre croyance en l’attitude naturelle afin de ne la considérer plus que comme croyance a priori en mettant entre parenthèses nos hypothèses à propos de la réalité (épochè) ; ce qui nous permet de tourner notre attention vers l’activité continue de la conscience qui façonne notre expérience de la réalité. La réduction eidétique quant à elle vise à saisir la nature essentielle de la chose perçue par l’intermédiaire d’une variation imaginative afin d’en extraire un résidu nécessaire et invariable ; autrement dit, de saisir son essence.
23 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Folio, 1988, p. 100. 24 Ibid., p. 102.
25 Ibid.
26 Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Paris, Folio, 1990, p. 220.
27 Ibid.
28 Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Folio, 2019, p. 353.
29 Nous remarquerons que la donation d’une « attitude phénoménologique » n’est pas voulu en tant que telle par Proust qui, jusqu’à preuve du contraire, n’avait aucune connaissance d’Husserl. Il ne s’agit que d’une commodité que nous nous permettons d’accorder afin de saisir les possibles liens entre les idées proustiennes et husserlienne.
30 Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Folio, 2019, p. 353.
31 Ibid.
32 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Folio, 1988, p. 102.
33 Le passage précédemment cité n’est pas sans faire écho à l’ouverture de la troisième méditation métaphysique de Descartes : « Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu’à peine cela se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et comme fausses ; et ainsi m’entretenant seulement moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même », René Descartes, Méditations métaphysiques. Objections et réponses, Paris, Flammarion, 2011, p. 95.
34 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Folio, 1988, p. 104.
35 Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Folio, 2019, p. 594.
36 Ibid., p. 574.
37 Ibid.
38 Ibid., p. 578.
39 Ibid., p. 580.
40 Ibid., p. 582.
41 Maarten van Buuren, « Proust phénoménologue », Poétique, no 148, 2006, p. 405.
42 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Folio, 1988, p. 517.
43 Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Folio, 2019, p. 650. 44 Ibid., p. 625.
45 Ibid., p. 601-602.
46 Ibid., p. 626.
47 Ibid.
48 Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, 1985, p. 140-141.
49 Voir la cinquième méditation cartésienne de Husserl. Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, PUF, 1994.
50 Maarten van Buuren, « Proust phénoménologue », Poétique, no 148, 2006, p. 403.
51 Ibid.
52 Le thème de l’amour est, chez Proust, imprégné de la « Métaphysique de l’amour ». Voir Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 2014.


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