« Protéger la nature » ? 
De la fin du dualisme comme condition d’autoprotection


Crédit image: Joshua Earle


« Protéger la nature, c'est nous protéger nous-mêmes » (Earth Hour), « Défendre les animaux et protéger la nature » (nom d'association), « Protect Nature » (WWF), « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend » (Notre Dame des Landes), autant de slogans traitant de la préoccupation contemporaine et future par excellence que représente l’écologie. Bien que parfois détournée maladroitement, les consciences se délient, les projets naissent et se perpétuent, la société dans sa grande majorité a conscience de l’épée de Damoclès qui pèse sur elle et ses prochaines générations. « Protéger la nature », l’écrasante majorité en convient. Néanmoins, que reflète cette injonction ? Comment l’interpréter ? Qu’est-ce que sous-entend la conception portée envers la protection de la nature ?

Afin d’éclaircir nos interrogations, définissons la formule. Le verbe « protéger » provient du latin protegere que l’on définira comme « en avant » ou « abriter ». Le terme « nature » issu du latin natura est quant à lui polysémique et sera ainsi invoqué en tant qu’« ensemble des êtres et des choses, monde physique, univers ». « Protéger la nature », c’est généralement soumettre l’idée que l’homme protège cette nature, l’injonction selon laquelle l’homme doit protéger la nature. Ainsi, l’homme et la nature sont fréquemment dissociés, séparés l’un de l’autre dans un curieux dualisme.

 

De l’erreur du dualisme 

Dans une perspective dualiste, la protection de la nature implique une séparation entre l’homme et la nature, celle-ci étant considérée comme extérieure à l’homme. Pour J.S Mill – dans son livre La nature – la nature correspond à tout ce qui arrive sans l’intervention de l’homme ou du moins, sans son intervention volontaire, ce qui lui est par conséquent extérieur. Dès lors, dans la perspective d’une protection de la nature incluant l’extériorité de l’homme à la nature, celui-ci agit avec un certain « recul » sur la nature en tant qu’objet, comme il pourrait agir sur n’importe quel autre objet matériel. Ainsi, la nature, considérée comme extérieure à toute intervention humaine nous mènerait sur le chemin d’une nature « sauvage », vierge de toute anthropisation, image mythique et fantasmagorique d’une nature n’étant plus nature dès les premiers pas de l’homme. La wilderness américaine est des plus évocatrices de cette représentation du dualisme opposant l’homme à la nature. Thomas Cole, dans son Essai sur le décor naturel américain prône la beauté d’un « paysage sauvage », marqueur de l’histoire américaine en tentant de convaincre des « beautés de la nature extérieure ». Si Cole est connu comme le fondateur de la grande école paysagiste américaine et comme l’un des plus grands peintres des Etats-Unis, il se distingue également par ses références à la préoccupation écologique qui émerge dans les années 1830 pour soustraire ce qu’il considère comme nature aux « ravages de la hache ». Dès lors, nous pourrions également considérer Cole comme le précurseur d’une initiative américaine relative à la protection de la nature : les grands parcs nationaux. Yosemite ou encore Yellow Stone sont considérés comme des espaces non modifiés par l’homme, celui-ci y étant absent ou simple visiteur temporaire. Dans cette conception de la nature en tant qu’extériorité, l’homme est un nuisible en tant qu’occupant des lieux mais grand seigneur dans l’exercice de sa conservation. Néanmoins, ces grands parcs nationaux, certainement originaires d’une bonne volonté sont-ils pour autant gage de protection de la nature ? Deux aspects semblent en effet témoigner d’une certaine réserve face à cette initiative – aussi bienveillante que celle-ci fût initialement envers la nature. Tout d’abord, si cette initiative d’apparence philanthropique fait sensation aux yeux du grand public, rappelons que la mise en place de ces territoires dans lesquels la nature est « protégée » fut un bel alibi à la destruction des peuples amérindiens qui y résidaient. Enfin, ces parcs nationaux ne « protègent » pas plus la nature en tant que telle qu’ils « préservent » une nature artialisée, fantasmée à travers le regard de l’homme qui instaure un dualisme entre la nature et lui, contemplant l’image qu’il a de sa création et retournant quelques instants plus tard à ce qu’il considère être son monde. Nous définissions précédemment la nature comme « ensemble des êtres et des choses, monde physique, univers », or l’homme semble se soustraire de cette totalité, en s’émancipant de la nature et se positionnant comme Homo-Deus, (re)définissant la nature selon sa propre volonté. En effet, en considérant l’homme comme partie intégrante de la nature, la mise en place des parcs nationaux ne serait nullement garante de la protection de la nature comme totalité, mais au contraire, destruction de celle-ci par la soustraction de l’une de ses composantes – par exemple la population amérindienne – afin de créer la nature fantasmée et domestiquée par le souverain-créateur. Ainsi, la protection de la nature dépend de la production culturelle que l’Homme se fait de celle-ci, nous en témoigne le livre de Descola, Par-delà nature et culture dans lequel celui-ci affirme : « La manière dont l’Occident moderne se représente la nature est la chose la moins bien partagée ». En effet, l’anthropologue français démontre par son étude sur les Jivaros l’existence d’une société n’émettant aucune distinction entre nature et culture. Chasseurs-cueilleurs, les Jivaros d’Amérique du Sud vivent en contact permanent avec la nature répudiant de fait tout dualisme. Dès lors, l’obsession culturelle occidentale participe à la destruction de la nature en la transformant en ressource purement culturelle. Les marques d’une quelconque anthropisation sont hypocritement reniées lorsque le cliché de ces territoires devant refléter la « nature en tant que telle » n’est que le fruit d’une préservation tout à fait anthropique. De même, le caractère fixiste de cette « nature à l’état naturel » nie toute évolution de celle-ci, évolution par ailleurs fondamentalement naturelle, créant, de fait, des parcs nationaux qui ne protègent plus la nature en tant que nature « naturellement évolutive », mais qui préservent une nature culturellement figée et artialisée. Dès lors, il nous faut sortir d’une protection de ladite nature dans une perspective dualiste afin de substituer au sacrifice de la nature artialisée la reconquête de la totalité dans laquelle l’homme n’est que fragment, fragment néanmoins empreint d’un devoir de responsabilité pour la préservation de son Tout.

 

De la relation d’interaction entre l’homme et la nature 

« L’Homme modifie la nature tout en étant modifié par elle ». Tout changement d’état de l’homme ou de la nature implique nécessairement un changement de l’autre. Dès lors, si l’homme s’emploie à protéger la nature, il tend à se protéger lui-même, mais lorsqu’il s’en fait le destructeur, il s’active à sa propre destruction. Afin de développer cette notion d’interdépendance, appuyons-nous sur le texte d’Aldo Léopold, Penser comme une montagne, qui illustre la coexistence nécessaire des espèces animales, végétales et humaines qui peuplent la terre, et cela notamment à travers l’exemple de la disparition du loup. En effet, Aldo Léopold affirme que la disparition d’une partie de l’ensemble naturel serait susceptible de rompre la totalité de l’équilibre naturel commun à l’ensemble des vivants et non-vivants peuplant la montagne. Ainsi, les considérations primaires attesteraient que la disparition des loups est bénéfique aux éleveurs en les soustrayant des contraintes des prédateurs dévorant leurs troupeaux et libérant les cerfs, proies de prédilection des loups, de leurs prédateurs. Néanmoins, la prolifération des cerfs entraine l’appauvrissement de la couverture végétale de la montagne, qui entraine à son tour l’appauvrissement des mécanismes de défense de la montagne – comme celui de retenir l’eau des puits produisant l’érosion du sol forestier – et de fait amenant à la nudité de la montagne rongée par le gèle, la pluie et le vent. « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé » disait Lamartine ; nul doute que le vers convient à l’écosystème dont la soustraction de l’une de ses parties entraine un appauvrissement de la nature tout entière. Retirez une partie de la nature, et c’est toute la nature qui se retire.
Nous évoquions plus haut que l’homme tend à se faire dieu contemplateur d’une nature artialisée selon sa volonté. Rappelons que le mythe de l’homme contre la nature résulte d’une longue tradition durant laquelle, l’homme, par sa fragilité, devait se protéger d’une nature souveraine et toute puissante. En effet, cette conception est millénaire, comme en témoigne L’Epopée de Gilgamesh s’inspirant de plusieurs récits remontant à environ 5000 ans. L’objet de L’Epopée repose sur un principe simple : se rendre au Liban, afin de tuer Humbaba, l’esprit gardien de la forêt. Or, à la vue de l’état actuel des choses, le dualisme doit cesser. Marx écrit dans une lettre à Engels datée du 10 avril 1856 : « A mesure que l'humanité se rend maître de la nature, l'homme semble devenir esclave de ses semblables ou de sa propre infamie ». Ce sont bien les répercussions d'une conception dualiste basée sur la soumission de la nature par l'homme qui engendre la destruction de la nature, mais également de l'homme en tant qu'il est une partie de la nature. Le point est d'ailleurs excellemment bien soulevé par Henri Pena-Ruiz dans KARL MARX penseur de l'écologie, qui témoigne de la relation entretenue entre le communisme de Marx et une certaine forme de naturalisme : « L'homme vit de la nature signifie : la nature est son corps non organique avec lequel il doit maintenir un processus constant pour ne pas mourir. Dire que la vie physique et intellectuelle de l'homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissolublement liée avec elle-même, car l'homme est une partie de la nature ». Ainsi se pose une nouvelle perspective de relation entre l'homme et la nature : celle-ci n'est pas dualiste, mais riche d'échanges, et ne suppose pas la nécessaire domination de l'homme sur la nature pour sa survie, mais au contraire, propose la nature comme condition de vie et l'homme comme « partie de la nature ».

 

De l’homme comme fragment-intendant de la nature

L’homme est une partie de la nature ou, plus encore, l’homme est-il la nature ? La première inclut la relation de l’homme et de la nature dans un « non-dualisme inclusif » en tant que l’homme n’est pas opposé à la nature mais est une partie de celle-ci, il est de la nature. La seconde est qualifiée de « monisme » en tant que système qui considère l’ensemble des choses comme réductible à un seul principe, affirmant l’unité indivisible de l’être, l’unicité de la substance qui compose l’univers. « L’homme n’est pas un empire dans un empire ». Spinoza ne semble plus laisser de place à un quelconque dualisme entre l’homme et la nature. L’homme, en rapport constant avec la nature dans une relation d’interdépendance avec celle-ci ne peut sortir de l’Empire sans s’effondrer lui-même. L’homme est une partie de la nature, mais une partie de la nature contrainte à la responsabilité, celle d’administrer la nature et par conséquent de s’administrer soi-même. Selon ce même rôle d’administrateur, remarquons l’éthique environnementaliste de Callicott qui, entreprenant une relecture de la Genèse – à l’encontre de ses contempteurs ayant propagé l’écho d’une anti-écologie des Ecritures – réfute le discours d’un homme destiné à être le despote dominateur de la nature autorisé par Dieu en lui substituant le poste d’intendant de Dieu, de jardinier placé sous l’égide de Dieu pour cultiver et garder la Terre. L’homme est tenant-dieu de Dieu, lieutenant-jardinier du Créateur devant adopter l’injonction huit fois présente dans la Bible d’ « aimer son prochain ». Or, « aimer ses prochains » n’est-ce pas une autre façon de dire « protéger la nature » ? L’homme étant nature, fragment de la nature, de la nature, son « prochain » n’est autre que la nature indivisible. Dès lors, tout comme l’abeille protège la nature en pollinisant les plantes et les fleurs, ou encore comme l’arbre absorbe du CO2 et produit de l’oxygène, l’homme est l’animal ayant pour responsabilité de mettre sa raison au service du projet commun d’autoprotection de la nature.

Ainsi, « protéger la nature » demande à l’homme de prendre conscience de son appartenance à la nature, mais également des responsabilités qui lui incombent quant à ce que l’on qualifiera d’une « bio-administration ». Par conséquent, l’Homme doit s’admettre en tant que « partie de la nature », de la nature, ne cédant pas à la fabulation des dérives technocapitalistes qui lui imputeraient de se retourner contre sa propre condition dans une perspective dualiste.

 

Yoann STIMPFLING