Par delà les Noirs Océans


 
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@owtana

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« Nous vivons sur une île placide d'ignorance, environnée de noirs océans d'infinitude que nous n'avons pas été destinés à parcourir bien loin. Les sciences, chacune s'évertuant dans sa propre direction, nous ont jusqu'à présent peu nui. Un jour, cependant, la coordination des connaissances éparses nous ouvrira des perspectives si terrifiantes sur le réel et sur l'effroyable position que nous y occupons qu'il ne nous restera plus qu'à sombrer dans la folie devant cette révélation, ou à fuir cette lumière mortelle pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d'un nouvel obscurantisme. » L’Appel de Cthulhu, H. P. Lovecraft

Howard Phillips Lovecraft, c’est la peur profonde, sourde, souterraine, le malaise à la lecture, une impression diffuse de dégoût et d’anxiété mélangées, mais qui maintient le lecteur accroché au livre, l’enfonce dans sa lecture de la même manière que les personnage s’enfoncent dans la folie. Le Monde du récit n’a plus de sens, et le monde du lecteur se délite lui aussi. Comment vivre après Lovecraft ? Comment être heureux après Dagon et L’Appel de Cthulhu ? Comment accepter la logique et le calme de notre monde après les révélations démentes de l’esprit dérangé de l’auteur ? Comment ne pas voir en chaque endroit l’indice d’une réalité de ces récits grotesque ?

Lovecraft, c’est la peur panique, la paranoïa.

A l’image de La Cité Sans Nom, le lecteur, comme le personnage, est en quête du savoir, savoir interdit et malfaisant. Il s’enfonce dans les ruines de la logique, découvre des ténèbres cachés au plus profond de l’Être. Et ce qu’il y trouve est inacceptable, monstrueux. La mort est toujours au centre, la mort du personnage, la mort de la raison, la mort de la logique : tout mène à cette mort, ce soulagement final. Nombreux sont les personnages qui appellent la mort de leurs vœux. Et, à la fin de chaque récit, le lecteur est similaire à ceux qu’il a suivis dans la déchéance : il veut oublier. Oublier ce qu’il a lu, ce qu’il a entre aperçu. Oublier le fait que quelqu’un ait pu imaginer et écrire cela.

Lire Lovecraft est une épreuve assez unique. C’est accepter la tristesse absolue de ses œuvres, mêlée à un pessimisme affreux, à l’Horreur absolue. L’on entre dans son Œuvre par la porte dérobée de l’esprit brisé de ses personnage, brisé par ce qu’ils savent et souhaitent oublier par la drogue ou la mort. Brisé par l’étendu de leur propre savoir, de leur propre curiosité, de leurs propres vices.

Car Lovecraft n’est pas un écrivain de romans fantastiques lambda, comme il est souvent dit. Ce n’est pas seulement l’auteur du désormais culte et tourné en dérision Cthulhu. Il est l’auteur du Savoir Interdit, du vice qui se cache en chacun, dans lequel tout le monde peut tomber, de la démesure humaine face à sa propre nature. Chaque récit est une dénonciation de l’ambition sans limite de l’Homme, malgré tous les dangers, du désir sans fin de savoir, tout savoir.

La science comme malédiction

La science, au centre de nombreux récits, est régulièrement la cause des malheurs des personnages, c’est la science qui ouvre leurs perspectives, qui, au final, les rend fous et suicidaires. La science est celle qui détruit la raison, qui fait prendre conscience aux hommes de leur place insignifiante dans l’Univers. Mais n’y voyez pas un manifeste de l’obscurantisme, un appel à la fin des sciences. Au contraire, chez Lovecraft, la science fait souvent ce qu’elle peut face à ce monde dénué de sens et de logique. Mais échoue, car l’Homme est voué à cet échec à comprendre et accepter la véritable Nature. Il finit obligatoirement par désirer revenir à cet « obscurantisme » si confortable, où aucune question ne mérite d’être posée : le milieu naturel de l’Homme.

Lire ces œuvres est un bienfait : rien ne ressemble à ce qu’a écrit Lovecraft. Rien ne s’en approche. Lovecraft est unique. Et l’expérience qui découle de ses œuvres l’est également. Cette littérature nous sort des sentiers battus que nous avons l’habitude de parcourir, détruit les cadres traditionnels du roman, du récit brefs, brise ses personnages, leur construction, leur psychologie, fait voler en éclats tout ce que l’on connaît avec certitude, nous pousse dans les retranchements de notre esprit, de notre volonté. Jamais rien ne vous fera ressentir la même chose que ces œuvres.

Lire Lovecraft, c’est accepter d’être malmené, d’être brisé dans sa lecture, d’être témoin de la terrible Vérité de ce monde, pourtant si semblable au nôtre. Si proche.

Nicolas Graingeot