Nietzsche et l’amitié
Ainsi parlait Zarathoustra est fréquemment considéré comme l’ouvrage conférant une image d’un Nietzsche solitaire placé sous le statut d’ermite, d’un Nietzsche prônant la solitude nécessaire au dépassement de soi. N’oublions pas toutefois que Zarathoustra, à la fin du récit dénie que les « hommes supérieurs » qui dorment encore soient ses « vrais compagnons » et s’exclame : « Mes enfants sont proches ». Dès lors, Zarathoustra est un solitaire en attente de ses « vrais compagnons », affirmant de fait la possible existence de ces derniers, si rares et lointains soient-ils.
C’est en ce sens qu’il paraît intéressant de s’adonner à une brève étude de ce que Nietzsche, à travers le personnage de Zarathoustra pourrait appeler ses « compagnons » et de définir la relation qu’il entretiendrait avec ces derniers.
Sans doute est-il nécessaire de rappeler l’attachement de Nietzsche pour les Anciens, attachement auquel il tire sa révérence en prenant fréquemment appuie dessus. Dans Humain, trop humain, Nietzsche affirme ainsi – à propos des Grecs – qu’« eux seuls, de tous les peuples, ont soumis l’amitié à un examen profond, varié ». Dès lors, Nietzsche sans aucun doute s’appuie-t-il sur la vision qu’avaient les anciens de l’amitié, synonyme de pureté et de grandeur. Sans doute sera-t-il intéressant d’introduire l’amitié à la suite de l’amour afin de comprendre la supériorité de cette relation.
Dans le quatorzième aphorisme du Gai savoir, intitulé « Tout ce qu’on appelle amour », Nietzsche s’adonne à ce que l’on pourrait qualifier d’une dé-glorification de l’amour. En effet, l’amour et la cupidité ne sont que les deux faces d’une même pièce, l’amour étant le « désir impérieux d’une nouvelle propriété », « désir de possession » par lequel « celui qui aime veut être possesseur exclusif de la personne qu’il désire, il veut avoir un pouvoir absolu tant sur son âme que sur son corps, il veut être aimé uniquement, loger et régner dans l’autre âme comme le plus haut des biens et le plus désirable ». Dès lors, les récits et toute vision que l’on nous donne de l’amour tendent à nous donner une vision biaisée de ce dernier sentiment, le considérant comme la chose la plus pure et la plus belle qui soit. Or Nietzsche considère l’étrangeté et la duperie d’avoir « tiré de cet amour l’idée d’amour conçue comme contraire de l’égoïsme, alors qu’il en représente peut-être l’expression la plus spontanée ». A la suite de cette désacralisation de l’amour, Nietzsche s’emploie alors à donner une porte de sortie vers un sentiment bien plus noble, à savoir, l’amitié : « il y a çà et là sur terre une sorte de prolongement de l’amour auprès duquel ce désir avide qu’éprouvent deux personnes l’une pour l’autre fait place à une convoitise et une aspiration nouvelle, à la soif commune, supérieure, d’un idéal qui les dépasse. Mais qui connaît cet amour ? Qui l’a vécu ? Son vrai nom est l’amitié. »
Comme nous l’introduisions au préalable, Nietzsche semble affirmer dans Ainsi parlait Zarathoustra la nécessité de l’isolement, de la solitude de « l’homme supérieur ». L’étude plus approfondie de Nietzsche nous enseigne toutefois que le « moi », l’« individu » , n’est en rien une expérience première mais seconde, en tant que se trouverait initialement un vécu primitif venant d’une subjectivité collective, d’une appartenance à une horde. Le « moi » s’obtient ainsi par émancipation de la « masse » primitive. Pour Nietzsche, le souvenir de l’unité perdure au fond de nous, motif d’une liaison avec les autres hommes, mais aussi avec la Nature en général, preuve d’un héritage romantique certain.
Dès lors, l’amitié consisterait en une réminiscence de notre état passé, état primitif se perdurant dans la subjectivité collective. Autrement dit l’homme serait en proie aux manifestations dionysiaques qui rompent avec l’individu, là où l’individu s’oublie lui-même, et le ramène à son état primitif rejoignant une nature oubliée. Et si Nietzsche a conscience de ces manifestations dionysiaques, celui-ci ne s’en révolte pas. En effet, Nietzsche se dit lui-même « élu de l’amitié » : « J’ai reçu en cadeau, bien au-delà de mes mérites, l’amitié des êtres les plus exceptionnels », écrit-il, en janvier 1875, à Malwida von Meysenbug. Mais c’est dans son amitié avec Wagner qui le glorifie d’être digne de comprendre sa pensée esthétique qu’il puise ce sentiment de distinction privilégiée : « Je considère la connaissance véritable de votre philosophie de la musique comme la possession très précieuse d’une distinction, qui pour l’instant n’échoit qu’à de très rares élus… ».
Au-delà d’une manifestation dionysiaque, l’amitié semble, quoi que l’on puisse dire de sa dite solitude, une nécessité. « Ah, si l’on n’avait pas d’amis ! Supporterait-on encore l’existence ? L’aurait-on supportée ? Dubito », tels sont les mots adressés à Cari von Gersdorff dans sa lettre du 1er avril 1874. Dès lors, l’amitié semble être un outil vital à l’homme afin de supporter la vie. L’amitié est ainsi, au-delà de la simple relation, la possibilité de trouver un refuge, « un lieu de rétablissement ». C’est d’ailleurs ainsi que Nietzsche qualifia la demeure de Wagner avec qui il entretenu une relation si forte. L’amitié est alors pour Nietzsche le refuge de « ce monde où règne la méfiance » et par laquelle il lui est permis « d’éprouver qu’auprès de [ses] amis les plus proches », une « confiance absolue ». De la nécessité de l’amitié afin de supporter la vie succède un véritable au-delà, une destinée commune dont l’amitié prend une place centrale, tout comme nous en témoigne la lettre de Nietzsche à Heinrich von Stein de septembre 1884 : « Il entre, en une rencontre telle que la nôtre, toujours beaucoup de conséquence, beaucoup de fatalité. Mais (...) vous êtes désormais l’un des très rares dont la destinée (...) fait partie de la mienne ». Nietzsche l’ermite est en réalité un Nietzsche en besoin, besoin de compréhension, besoin de refuge, besoin de confiance, en somme : un Nietzsche ayant besoin de l’ami. L’ami est ainsi celui qui soulage l’existence au profit de la vie et contre la pénombre, tout comme nous en témoigne Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra, De l’ami : « Je et moi sont toujours en trop fiévreux colloque ; comment serait-ce supportable, s’il n’y avait un ami ? ». L’ami est ce point de discontinuité entre le « je » et le « moi », cette porte de sortie vers une existence vivifiante contre la fièvre mortifère de l’éternelle solitude.
Nous évoquions précédemment le caractère « primitif » que pourrait représenter l’amitié pour Nietzsche. Sans doute pourrions-nous ainsi être tenté par une lecture « régressive » de l’amitié pour l’homme qui en bénéficie. Or une lecture plus sérieuse de Nietzsche doit nous inculquer un versant contraire. En effet, l’amitié représente pour Nietzsche, à condition de savoir bien choisir ses amis, bien plus la possibilité d’une élévation que d’un affaissement dans la « masse ». C’est une nouvelle fois à Cari von Gersdorf, dans une lettre d’avril 1874 que Nietzsche écrit ces quelques mots : « Lorsque nous sommes tous réunis, il en sort un seul et unique gaillard, qui n’a nulle raison de se morfondre. En commun et tous ensemble, nous ne formons qu’un seul être ». Dès lors, l’esprit de camaraderie, voire de fraternité ne tend pas à « se morfondre », mais bien au contraire à unir les hommes dans une seule et unique aspiration, dans « un seul être » témoignant de toute la puissance de son existence, ce qui n’est sans doute pas sans rappeler à Nietzsche l’esprit du gymnase de Pforta, ou encore les fraternités universitaires de Bonn. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche affirme que « Notre croyance en d’autres révèle sur quels points en nous-mêmes aussi nous voudrions avoir croyance. Le nostalgique désir que nous avons d’un ami est notre révélateur ». Dès lors, l’ami se distingue de l’aimé, notre croyance en lui se faisant miroir de la croyance que nous souhaiterions avoir en nous-mêmes, n’étant en rien propriété sur laquelle nous voulons exercer notre emprise, mais espérance de liberté et foi en la révélation que nous désirerions notre. Dans ce même texte extrait de Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche affirme également que « tu dois être pour lui [l’ami] une flèche et une nostalgique aspiration vers le surhomme ». Ainsi la véritable amitié se fonde-t-elle sur une réciprocité d’aspiration vers le « surhomme » fondée sur le modèle que constitue l’ami, et s’élève vers le dépassement de soi-même par l’engagement de deux êtres dans une guerre dont ils sont tout autant meilleurs alliés que meilleurs ennemis, leur unité conférant la force active et nécessaire à la poursuite de leur lutte.
Yoann STIMPFLING