Ô mes complotistes adorés…
Mon projet dans cet article n’est pas de démonter une par une les théories complotistes, car user de son temps pour de telles bassesses serait impardonnable et, de plus, cela leur donnerait de la valeur : mon projet est de prouver à quel point, dans leur principe même, les théories complotistes sont une insulte à la pensée vivante et à la complexité de ce qui nous entoure. En effet, elles résolvent en une phrase des mécanismes et des accumulations d’événements difficilement déchiffrables et parfois même sans réponse convaincante, faisant terriblement penser à certains religieux qui s’en remettent à une quelconque divinité pour régler les problèmes que pose le réel. Karl Popper avait déjà mis l’accent sur ce point, en l’occurrence sur le fait que le complotisme est une « sécularisation de superstitions religieuses. Les dieux d’Homère, dont les complots expliquent la guerre de Troie, y sont remplacés par les monopoles, les capitalistes ou les impérialistes [1]». La politique, prenant la place de la religion, provoque dans la conscience collective une création de scénarios complotistes. Les théories complotistes reposent sur l’hypothèse selon laquelle un ou des événements politiques auraient été causés par un groupe qui agit dans l’ombre afin de satisfaire leurs intérêts, repoussant toute idée de hasard ou de causalité historique. Une myriade de faits sont alors expliqués par une seule et même cause ; cela nie les principes mêmes de la recherche historique, celle-ci étant fondée sur des causes multiples. La théorie du complot explique tout, elle doit toujours tout expliquer, elle doit être parfaite. De plus, le complotiste croit, dans la plupart des cas, que toute forme de connaissance, qu’elle soit philosophique ou scientifique, n’est finalement qu’une forme de croyance. Il représente de façon excellente la tendance à l’abolition des valeurs et le refus de la recherche de la vérité, en définitive l’absence d’exigences intellectuelles.
D’ailleurs, le terme même de « théorie du complot » est mal choisi dans la mesure où il donne de la valeur à des scénarios qui n’ont aucune valeur réelle, comme le fait remarquer Pierre-André Taguieff dans son Court traité de complotologie [2]. Il faudrait plutôt parler d’imaginaire du complot, de mythe du complot ou encore de rumeur de complot. De plus, ces « théories » sont inutiles d’un point de vue de la vérité dans le sens où elles ne peuvent pas faire l’épreuve de la réfutabilité, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent pas être logiquement contredite par une expérience empirique. En effet, il n’existe pas de faits pouvant les contredire, elles sont par conséquent inutiles à la réflexion intellectuelle et plus particulièrement scientifique. C’est pourquoi vouloir réfuter une de ces « théories » ne leur donnent que plus de valeur ; c’est en quelque sorte leur faire honneur.
Selon une enquête menée par la Fondation Jean Jaurès en février 2019 [3], un individu sur cinq en France adhère à au moins cinq théories complotistes. Les personnes les plus susceptibles d’y adhérer sont les moins de 35 ans, les moins diplômés et les classes sociales défavorisées. Ces théories pullulent depuis quelques décennies déjà, depuis le déclin de la religion dans nos sociétés. Elles comblent le vide, causé par le recul des monothéismes, par de nouvelles croyances redonnant du sens à l’ensemble des phénomènes. Le complotiste moderne incarne le nouveau religieux, il construit des cathédrales et les admire chaque jour avec toujours plus de délires et d’imaginations. Fondamentalement, il refuse l’absurdité du monde car il pense que tout ce qui se produit suit un projet déjà tracé, qui se déroule dans un but précis et calculé. La mondialisation joue indéniablement un rôle majeur dans cette montée en puissance de ces scénarios ; en effet les individus se sentent impuissants dans ce système car tout leur échappe ou presque. Par le biais des théories complotistes, ils trouvent une façon simple de répondre à l’indéchiffrable dans lequel ils vivent.
Considérer que tout est prévu, que tout est calculé en vue d’un but, va à l’encontre d’une pensée vivante, c’est-à-dire d’une pensée qui avance, tombe, se relève, évolue, mute, qui reste ouverte aux découvertes des différents champs de la connaissance. Ces personnes, en pensant que ce qui arrive devait arriver, que c’était de toute évidence prévu et que tout ce qui arrive dans la société n’est qu’un calcul, n’ont pas conscience que leur fonctionnement de pensée mène à une société mortifère dans la mesure où ils dénient à la vie ses diverses faces et son mouvement hasardeux et créateur. Les complotistes ne sont par conséquent que des métaphysiciens ridicules qui, à longueur de temps, expliquent un événement en mobilisant une chimère, créée de toute pièce par leurs esprits. Cette chimère n’est que le témoin de leur manque de volonté intellectuelle vis-à-vis de la complexité qui les entoure.
La Fondation Jean Jaurès analyse une autre chose importante dans le profil du complotiste. En effet, 32 % de ceux qui croient à cinq théories complotistes ont le sentiment de n’avoir pas réussi leur vie et 26 % ont le sentiment de n’avoir plutôt pas réussi leur vie. Le complotiste est un individu qui se considère comme un perdant et qui est obsédé par le gagnant, c’est-à-dire celui qui organise le monde par la politique et l’économie. C’est finalement le sentiment de l’échec qui provoque la non-pensée complotiste : celui qui y croit se déresponsabilise et, rempli de mauvaise foi, se présente comme une victime d’un système où il n’a aucune prise véritable.
[1] Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis, Seuil, 1979
[2] Pierre-André Taguieff, Court traité de complotologie, Mille et une Nuits, 2013
[3] Fondation Jean Jaurès, « Enquête complotiste 2019 : les grands enseignements », février 2019
Jean