Marx et la start-up nation
Et si vous étiez aliéné ? Et si le monde du travail avait tendance, de manière subtile, à faire de vous des aliénés ? Pour mieux déterminer ce que l’on entend par l’aliénation, revenons en à des temps où ce processus s’exprimait de manière plus visible.
Le grand penseur de ce concept, c’est l’économiste et philosophe Karl Marx, qui rend compte précisément de l’aliénation qu’il perçoit dans la classe ouvrière qui lui est contemporaine, dans la première moitié du XIXe siècle.
L’aliénation, pour vulgariser, c’est un processus qui nous amène à adopter des opinions, des pensées ou des discours qui défendent, non pas notre intérêt, mais l’intérêt d’un autre. Il est bien évident que cet « autre » souhaite que l’on accepte sa vision pour que l’on serve ses intérêts plus facilement, sans avoir l’idée même d’opposer une résistance. Ainsi cet autre n’aura plus à imposer ses vues par la force, on s’en sera chargé pour lui, sans qu’il n’est à agir. En d’autres termes, être aliéné, c’est voir son humanité, sa propre conscience, réduite au silence au profit d’une conscience « alien », venue d’ailleurs, pour poursuivre le jeu de mots. loin de moi l’idée de faire un jugement de valeur sur ce phénomène, c’est un procédé objectif que l’on peut observer au jour le jour autour de nous. Que l’on trouve l’aliénation bonne ou mauvaise, cela ne regarde que votre affinité politique, en revanche montrer son mécanisme relève du constat.
Cet état psychologique, comme je l’ai rapidement évoqué précédemment, Marx le remarque chez les prolétaires, ces ouvriers misérables qui n’ont rien d’autres que leur force de travail à vendre. En effet ces Hommes, qui auraient tout intérêt à être insatisfait de leurs positions, ne se révoltent pas et entrent même dans une concurrence acharnée pour trouver du travail.
Marx écrit même :
« c'est une chance pour lui quand il arrive à se placer. »
Propos qu’il réitère dans de nombreux extraits comme en témoigne celui-ci :
« ils doivent même tenir pour une chance le malheur d'avoir trouvé un tel travail. »
Ce que cela signifie c’est que le travailleur, à l’origine conscient de sa situation difficile qui va le pousser à se placer sous la tutelle d’un propriétaire ou d’un capitaliste, en vient à apposer sur cette vision qui lui est propre, une autre. Il se met à trouver des raisons qui rendent plus acceptable la position asymétrique dans laquelle il est. Bien sûr il va être exploité, bien sûr il va travailler de nombreuses heures pour un travail qui peut être avilissant, mais s’il le fait, il se dira que c’est pour nourrir sa famille, parce qu’il faut bien travailler et finalement parce que ce patron au-dessus de lui est bien aimable de lui donner du travail, d’autres n’en ont pas et meurent dans la misère.
Ce qui est le plus insupportable à l’Homme c’est sûrement d’assumer ses chaînes, d’accepter le fait de dépendre d’un supérieur pour vivre. De là on peut déterminer à coup sûr la source de l’aliénation. Elle devient le voile qui masque la servitude, le rideau qui cache l’absence de liberté.
Cette soumission que l’on décide d’invisibiliser finit par disparaitre totalement de notre esprit. L’aliénation aboutit lorsque l’on ne se rend même plus compte qu’elle nous tient. Le prolétaire assimile à terme une pensée exogène à sa condition, perdant par la même occasion la sienne. D’autres conséquences en découlent car en ayant les réflexions d’un autre de manière inconsciente, le travailleur ne peut même plus se prendre pour objet et donc réfléchir à sa propre situation. Il lui devient donc impossible de se rebeller contre sa condition au contraire, il se met à chérir ce qui le contraint.
Marx emploie ces mots pour témoigner du stade final de l’aliénation :
« La hausse du salaire excite chez l'ouvrier la soif d'enrichissement du capitaliste. »
L’ouvrier ne pense plus comme l’ouvrier, il a renié une part de lui, si ce n’est sa totalité pour laisser influer en lui des idées venues d’une autre classe sociale qui le conforte dans une position inégalitaire, en sa défaveur.
Et c’est la que le XXIe siècle entre en jeu. SI j’ai volontairement employé l’expression start-up nation Le monde du travail n’a pas cessé l’aliénation, il a même redoublé de créativité pour qu’elle s’impose aux consciences toujours plus discrètement, sous des dehors beaucoup plus moraux. Prenons pour cela l’exemple du concept « d’entreprise libérée » où ce qui est souhaité, c’est une suppression de la verticalité hiérarchique au profit d’un système horizontal. Ce nouveau type d’entreprise entend faire jouer aux salariés un rôle de premier plan, comme participer ensemble à la construction du budget annuel de l’entreprise.
Ce concept se couple à celui de l’intrapreunariat où on souhaite « responsabiliser le salarié », faire en sorte qu’il se sente impliquer dans la vie de l’entreprise jusqu’à y proposer des idées de sa propre initiative.
Ainsi sous ces aspects séduisants, ce n’est ni plus ni moins que l’aliénation qui entre en jeu. Le travailleur au-delà d’adopter une pensée autre, en vient à avoir un intérêt tout particulier pour la survie de l’entreprise qui l’exploite. (Par exploitation, je n’entends pas de connotation négative, simplement utiliser pour créer un bénéfice) Il ne réfléchit donc pas à sa condition, c’est l’entreprise qui à travers lui agit dans ses intérêts. Le travailleur redouble donc d’efforts pour justifier et rendre acceptable sa position, quitte à mettre avant son humanité, l’essor de son entreprise.
On voit donc que l’aliénation dont parle Marx au XIXe est toujours pertinente pour penser la situation des salariés au XXIe. Si elle est à bien des égards moins brutale et misérable, le coeur du processus n’a quant à lui pas changé. Il est donc toujours nécessaire de garder en tête ce concept.
Emilien Pigeard
Bibliographie :
Les Manuscrits de 1844, Karl Marx
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