Karl Löwith à l’assaut des philosophies de l’histoire du dix-neuvième siècle.
— De la philosophie de l’histoire comme nouvelle eschatologie du Salut —
Marqués par le contexte révolutionnaire puis postrévolutionnaire, les dix-huitième et dix-neuvième siècle peuvent être abordés sous le prisme de l’antireligion, de la collision du pouvoir et de la religion instituée. En effet, l’Eglise, aux yeux d’une grande partie des révolutionnaires porte le sceau du despote voué à soumettre les hommes et leur pensée, dernière entrave empêchant l’accès au monde de demain, celui des hommes libérés d’une religion dite castratrice et oppressive ; dernière enclave préservant le monde d’hier, trace tenace témoignant du sang versé qui, ayant coagulé, rappelle le spectre de la royauté. Dès lors, la laïcisation devient le mot d’ordre contre les maux dont ladite horde ecclésiastique est accusée : perpétuer la discorde qui prône la fraternité privatisée sous l’égide d’une divinité.
Si de l’action résulte nécessairement la réaction, l’anticléricalisme révolutionnaire ayant entrainé les massacres de la Terreur a donné naissance au mouvement contre-révolutionnaire visant à la restauration religieuse dont Joseph de Maistre, Comte de Bonald et Châteaubriand deviennent les emblèmes en tant que défenseurs de l’Eglise et du pouvoir central que celle-ci devrait exercer dans le gouvernement d’une nation. Or, de ces deux directions binaires naquît une troisième voie, voie développée et prônée par la voix de philosophes s’intéressant à l’avenir des religions, philosophes progressistes tels que Saint-Simon, Auguste Comte, Madame de Stahl ou encore Benjamin Constant qui, en penseurs de l’histoire du temps présent et de la modernité viennent éclaircir une distinction fondamentale entre religion et théologie. En effet, si ces derniers admettent l’impossibilité de maintenir comme référence des principes théologiques désormais dépassés sur le plan épistémologique, ces penseurs de la modernité se prononcent pourtant en faveur de la préservation de la religion comme cadre structurant à la fonction sociale favorisant l’unité et le progrès. Dès lors, cet objectif pourrait se résumer de la manière suivante : dépouiller le religieux du théologique pour en préserver la fonction sociale dans une société placée sous l’égide d’un scientisme faisant voler en éclat les explications théologiques.
Or, si bien des philosophes du dix-neuvième siècle ont essayé de s’émanciper du cadre théologique – en préservant le caractère religieux de leur système ou non – il semblerait selon la thèse löwithienne que ces derniers n’aient finalement jamais réussi à s’en soustraire et que, les plus grandes tentatives des projets philosophico-politiques du dix-neuvième siècle ne soient finalement que les branches d’un même tronc ayant pour racine les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire. C’est du moins ce que démontre le livre majeur de Karl Löwith dont l’influence sur la philosophie politique exercée par le biais du thème de la « sécularisation » n’est plus à démontrer : Histoire et Salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire. Ainsi, l’entreprise löwithienne rend compte d’une philosophie de l’histoire ne pouvant s’émanciper des présupposés théologiques généralement ignorés ou déniés et issus d’une théologie de l’histoire élaborée par le christianisme. Cela étant, il nous faut remarquer que l’entreprise löwithienne n’est pas exempt d’un héritage schmittien. En effet, Carl Schmitt, dans sa Théologie politique de 1922 énonce le « théorème de sécularisation » selon lequel : « Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’Etat sont des concepts théologiques sécularisés ». Ainsi, Löwith – à la suite de l’application politique du phénomène de « sécularisation » entrepris par Carl Schmitt – entreprend une reprise du « théorème de sécularisation » afin de l’appliquer au champ de la philosophie de l’histoire. Cela étant, Löwith soutient la thèse selon laquelle, les philosophies de l’histoire constitutives des idéaux humains dix-neuvièmistes – qu’il s’agisse du positivisme de Comte ou du communisme de Marx par exemple – ne s’émanciperaient aucunement de la théologie de l’histoire, mais seraient confinées au contraire – selon sa lecture de Nietzsche – à l’impossibilité de rompre avec l’ancrage judéo-chrétien de notre pensée dont la croyance en l’histoire fait partie intégrante. En bref, et cela constituera le corps de notre article, Löwith démontre que la philosophie de l’histoire du dix-neuvième siècle ouest-européen n’est autre qu’une nouvelle eschatologie du Salut.
Hegel tout d’abord, pense transformer la théologie de l’histoire chrétienne en un système spéculatif. En effet, il remarque selon Löwith et sa lecture de La Raison dans l’histoire que « les sources les plus actives de toute action et de toute épreuve historiques paraissent être les intérêts humains, les passions et la satisfaction de souhaits égoïstes, sans égard pour la loi, le droit et la morale », attribuant de fait aux hommes le pouvoir d’action dans l’histoire, la capacité de déterminer et changer le cours de l’histoire selon leurs intérêts propres et au mépris de toute convention prédéterminée, ce qui mènera de fait à l’affirmation de la liberté totale de l’homme à l’égard de l’histoire. Or, l’histoire nous semblant à bien des égards cruelle, incompréhensible et déraisonnable, Hegel affirme que « la question se pose nécessairement de savoir pour qui, à quelle fin ultime ces monstrueux sacrifices ont été accomplis » (La Raison dans l’histoire), faisant référence à la nécessité issue de notre pensée occidentale incluant l’idée d’un but à venir. Néanmoins, Löwith souligne que ce but à venir n’est autre qu’une « représentation spécifiquement biblique, selon laquelle l’histoire est dirigée vers une fin ultime et conduite par la Providence d’une volonté divine, en termes hégéliens : par l’esprit ou par la « raison » en tant qu’ « être d’une absolue puissance » », la foi chrétienne en la Providence étant selon Hegel concordante avec l’affirmation selon laquelle la raison gouverne le monde. Cependant, Hegel affirme cette foi en la Providence comme philosophiquement inappropriée car, s’il l’admet pour les situations exceptionnelles touchant les individus, il ne peut se résoudre à traiter pareillement les peuples sous l’égide de ce qu’il nomme dans La Raison dans l’histoire, le « petit commerce de la foi » et c’est pourquoi il pense rationaliser la Providence à travers la notion de « ruse de la raison » qui expliquerait selon lui que les individus, pensant agir librement, sont poussés par la raison à l’accomplissement de l’histoire en prenant l’exemple de Napoléon et César. Enfin, Hegel se tente à une explication rationnelle de l’histoire qui prendrait son départ à l’Est et s’achèverait à l’Ouest débutant dans les empires orientaux avant la victoire des Grecs qui déplacerait le sens des événements vers la Méditerranée avant de s’achever dans les empires occidentaux germano-chrétiens faisant de l’Europe « le terme de l’histoire » (La Raison dans l’histoire) qui dévoilerait la liberté de tous les hommes. Or, comme l’affirme Löwith, « c’est seulement en présupposant que la religion chrétienne est la vraie religion que Hegel pouvait reconstruire systématiquement l’histoire », réalisant le règne de Dieu dans l’histoire du monde, l’histoire du monde élevée au rang d’histoire du Salut et la volonté de Dieu devenant l’ « esprit du monde » et les « esprits des peuples ».
Or, si Löwith nous expose un Hegel prudent quant au « petit commerce de la foi », il n’en demeure pas moins que celui-ci, admettant le principe chrétien « sous les traits de la raison et de la liberté humaines » reste assez proche des conceptions théologiques, ce qui ne sera pas le cas de ces successeurs progressistes.
En effet, l’ambition des apôtres du progressisme dix-neuvièmiste vise à l’abandon de la Providence divine au profit d’une philosophie de l’histoire libérée de la théologie – projet dont la tentative se fera elle-même la preuve de son échec. En effet, le XIXème siècle est celui du progressisme et de l’utopie, ce qu’incarna emblématiquement le positivisme de Comte et le communisme de Marx qui – d’autant plus dans le cas de Marx – se positionnent à l’encontre du christianisme, bien que Löwith en démontre leur incapacité en affirmant au sujet de l’idée moderne du progrès qu’ « elle est chrétienne en son origine, et antichrétienne en sa tendance ». Comte tout d’abord, fondateur de la philosophie positive, se refuse – tout comme le fait remarquer Löwith – aux « questions absolues sur l’origine, la fin et l’essence de toute chose » afin de se concentrer sur les questions dont les réponses sont à la portée de l’homme. Celui-ci ne reproche pas à ses prédécesseurs de tels hypothèses mais affirme que la civilisation devait passer par les trois stades que sont le théologique ou fictif, le métaphysique ou abstrait, et enfin le stade scientifique et positif conformément à son idée qu’il énonce comme principe : celui du progrès historique de l’humanité pouvant dorénavant se défaire des croyances superstitieuses. Or, Löwith fait remarquer que derrière le refus de son absolutisme théologique, Comte fonde le principe du progrès vers un but final qui n’est autre qu’une « interprétation théologique de l’histoire comme advenir du Salut s’accomplissant dans le futur », de même que le stade scientifique qu’il énonce comme l’achèvement de la « transmission du progrès historique de l’humanité » peut s’entendre comme l’ère chrétienne qui devait également être la dernière, de sorte que le progressisme comtien est encore – malgré lui – théologique. Au sujet de Proudhon, Löwith fait remarquer que la profondeur de son antichristianisme s’explique aisément par l’incompatibilité de la Providence chrétienne et d’un progrès se souhaitant révolutionnaire étant donné que le christianisme, admettant la Providence personnelle de Dieu sur les affaires humaines confère de fait à l’impossibilité de l’homme à la conduite de ses propres affaires. Dès lors, Proudhon plaide pour une « défatalisation » de la Providence par laquelle « l’homme remplacerait Dieu, et la foi au progrès humain, la foi en la Providence », cette même Providence qui ne serait autre selon lui que l’ « instinct social » ou « la raison universelle » de l’homme en tant qu’être social lorsque l’athéisme serait « l’ultime étape de la libération spirituelle et morale de l’homme ». Or, Löwith oppose à Proudhon que son attitude révolutionnaire est là encore profondément chrétienne car son combat contre Dieu et la Providence est un combat prônant la foi en un règne à venir au nom du progrès humain. Enfin, Löwith va réinterpréter l’idéologie marxiste du Manifeste communiste et de la lutte des classes comme fruit des présupposés théologiques contre lesquels elle s’oppose pourtant si vivement. Dès lors, si Marx affirme dans sa Contribution à la critique de l’économie politique que la société bourgeoise capitaliste « achève la préhistoire de la société humaine » devant laisser place au prolétariat par le biais d’une révolution mondiale, il ne s’agit pas moins pour Löwith d’un but eschatologique dont le prolétariat serait le peuple élu devant atteindre le règne de la liberté. Ainsi, Marx incarne lui-même un rôle messianique : prophétisant le Jugement dernier au cours duquel se livreront bataille la bourgeoisie et le prolétariat – soit le Christ et l’Antéchrist – il promet au peuple élu le règne terrestre du Nouveau Dieu salvateur des prolétaires et de son sacro-saint Manifeste. En somme, Marx est un chimiste qui, par hémisynthèse de l’« opium du peuple » obtient l’héroïne d’une utopie communiste bercée par l’euphorie que lui procurent ses troubles perceptifs. Ainsi, même les philosophes souhaitant résolument s’extirper des présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire semblent y être emprisonnés. Alors, quelle attitude adopter ?
Peut-être la solution la plus humble se trouve-t-elle chez Burckhardt qui se prononce en faveur d’un rejet des interprétations théologiques, philosophiques et socialistes de l’histoire en réduisant le sens de l’histoire à la seule continuité sous l’égide d’un scepticisme n’admettant ni début, ni progrès, ni fin.
Tout d’abord, Löwith fait remarquer que pour Burckhardt, dans ses Considérations sur l’histoire du monde, l’histoire est le « compte-rendu des faits qu’une époque trouve remarquables en une autre » et suppose ainsi une interprétation et une sélection des faits qui sont historiquement remarquables et importants. C’est pourquoi Burckhardt affirme que la philosophie de l’histoire est un non-sens dû à la manie des philosophes de subordonner les observations des historiographes sous des principes. Or, Burckhardt n’est pas non plus du côté de la religion qui nécessite selon lui une « faculté interne particulière » – la foi – que Burckhardt écarte dans le cadre d’une recherche scientifique.
Et pour cause, Burckhardt pense que la rationalité de l’histoire est inaccessible à notre savoir et dépasse la possibilité de la connaissance humaine ; ce qu’il opposera à ses prédécesseurs, et notamment à la théodicée hégélienne que nous exposions précédemment. Dès lors, se refusant à la quête des buts ultimes, Burckhardt renonce à la possibilité de trouver un sens ultime de l’histoire et prône la légitimité du scepticisme envers un « monde dont le commencement et la fin sont inconnus et dont le milieu est en constant mouvement ».
Cela étant, Burckhardt reconnaît tout de même un fondement de l’histoire, la continuité, sans laquelle l’histoire n’existerait pas et qui selon lui est « un intérêt essentiel de notre existence humaine » car elle est la seule preuve que nous ayons de la « signification de sa durée » et constitue selon les mots de Löwith « un effort conscient pour préserver et renouveler notre héritage et non pas la simple acceptation de la tradition ». Or, dans la continuité de son scepticisme, Burckhardt affirme que nous ne sommes capables ni d’affirmer ni de nous représenter sa consistance en-dehors de notre conscience historique – comme dans un esprit humain dirigeant l’histoire humaine.
Si nous terminons cet article par l’exposition que fait Löwith de la thèse de Burckhardt, c’est bien parce que celle-ci est semble-t-il constitutive de l’orientation prise par Löwith lui-même au sujet de la philosophie de l’histoire ; bien qu’une seconde possibilité résulterait de notre enfermement dans un esprit occidental refusant la confrontation avec les idées orientales et la langue naturelle de sa pensée. Quoi qu’il en soit, Löwith a démontré que la philosophie de l’histoire, dépendante de la théologie et de l’interprétation théologique de l’histoire comme histoire du Salut ne saurait être une science du fait même de l’impossibilité à justifier scientifiquement la foi au Salut. Les événements historiques ne témoignant aucunement d’un sens global et ultime de l’histoire, l’histoire n’a pas de résultat ultime, ou du moins, celui-ci ne nous est pas accessible par la connaissance humaine détachée des présupposés théologiques ayant façonné notre esprit et nos représentations.
Yoann STIMPFLING
Ouvrage de référence :
Histoire et Salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire, Karl Löwith, Gallimard, 2002 [1949].