Lorenzaccio ou l’échec de la tentative poétique d’être au monde


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Extrait d’une tirade de Lorenzo issue de l’acte III, scène 3 de Lorenzaccio (1834), drame d’Alfred de Musset :

LORENZO. — Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre ? Veux-tu donc que je m’empoisonne, ou que je saute dans l’Arno ? veux-tu donc que je sois un spectre, et qu’en frappant sur ce squelette (il frappe sa poitrine), il n’en sorte aucun son ? Si je suis l’ombre de moi-même, veux-tu donc que je rompe le seul fil qui rattache aujourd’hui mon cœur à quelques fibres de mon cœur d’autrefois ? Songes-tu que ce meurtre, c’est tout ce qui me reste de ma vertu ? Songes-tu que je glisse depuis deux ans sur un rocher taillé à pic, et que ce meurtre est le seul brin d’herbe où j’aie pu cramponner mes ongles ? Crois-tu donc que je n’aie plus d’orgueil, parce que je n’ai plus de honte ? et veux-tu que je laisse mourir en silence l’énigme de ma vie ? Oui, cela est certain, si je pouvais revenir à la vertu, si mon apprentissage du vice pouvait s’évanouir, j’épargnerais peut-être ce conducteur de bœufs. J’aime le vin, le jeu et les filles ; comprends-tu cela ? Si tu honores en moi quelque chose, toi qui me parles, c’est mon meurtre que tu honores, peut-être justement parce que tu ne le ferais pas. Voilà assez longtemps, vois-tu, que les républicains me couvrent d’infamie ; voilà assez longtemps que les oreilles me tintent, et que l’exécration des hommes empoisonne le pain que je mâche ; j’en ai assez de me voir conspué par des lâches sans nom, qui m’accablent d’injures pour se dispenser de m’assommer, comme ils le devraient. J’en ai assez d’entendre brailler en plein vent le bavardage humain ; il faut que le monde sache un peu qui je suis, et qui il est. Dieu merci, c’est peut-être demain que je tue Alexandre ; dans deux jours j’aurai fini. Ceux qui tournent autour de moi avec des yeux louches, comme autour d’une curiosité monstrueuse apportée d’Amérique, pourront satisfaire leur gosier et vider leur sac à paroles. Que les hommes me comprennent ou non, qu’ils agissent ou n’agissent pas, j’aurai dit tout ce que j’avais à dire ; je leur ferai tailler leurs plumes, si je ne leur fais pas nettoyer leurs piques, et l’humanité gardera sur sa joue le soufflet de mon épée marqué en traits de sang. Qu’ils m’appellent comme ils voudront, Brutus ou Érostrate, il ne me plaît pas qu’ils m’oublient. Ma vie entière est au bout de ma dague, et que la Providence retourne ou non la tête, en m’entendant frapper, je jette la nature humaine à pile ou face sur la tombe d’Alexandre ; dans deux jours les hommes comparaîtront devant le tribunal de ma volonté.


        Le Lorenzaccio de Musset expose un personnage se faisant l’incarnation du héros de la seconde génération des romantiques. En effet, qu’il s’agisse de ses ambitions ou de ses craintes, Lorenzo semble répondre à tous les critères du héros romantique, d’autant plus par ses caractéristiques entremêlées de contradictions ; ce dernier étant à la fois lâche et déterminé, détaché et passionné, faible et dangereux. D’un monde dont il semble extérieur, c’est pourtant vers son incarnation qu’il chemine. Or, Lorenzo, bien que romantique, représente d’autant plus la condition dramatique de son existence, lui qui partagé entre deux identités, entre les deux mondes que sont le rêve et la réalité, n’arrive pas à retrouver l’unité originelle de son être et qui, bien que cherchant à accomplir de grands projets pour le monde – et pour lui – se retrouve confronté à l’échec ; de son entreprise d’une part, et de sa mort de l’autre. Cela étant, Lorenzo, plus qu’un poète dont la fonction ne fait que servir le récit, semble renvoyer par un processus d’autoréflexion au poète lui-même en donnant à voir le poète et sa place dans le monde.

Ainsi, il s’agira de se démontrer que l’échec du héros dramatique de Lorenzaccio est représentatif de l’échec de la tentative d’être au monde du poète lui-même.

La conception romantique du héros dramatique pose un double problème : celui d’autrui, mais aussi celui du moi et de son dédoublement ; ce qui amènera cette étude à considérer, au moyen d’une conception autoréflexive du héros de Musset, le drame par lequel le poète romantique se trouve mis en échec.


        Tout d’abord, remarquons que la tirade de Lorenzaccio révèle une conception romantique du héros dramatique dans le problème de sa relation à autrui. Par autrui, il faut entendre son interlocuteur, Philippe, mais aussi, les citoyens de Florence, et plus largement, le reste de l’Humanité. En effet, c’est au père de la famille républicaine des Strozzi que Lorenzo révèle pour la première fois la vérité sur son entreprise, et par conséquent, sur lui-même – à Philippe tout comme au lecteur. Personnage sulfureux de la citée florentine, favoris d’Alexandre, il fait l’épreuve de l’altérité par son effort d’argumentation visant à convaincre Philippe de sa bonne foi en lui révélant les motivations qui le poussent au meurtre d’Alexandre. Cela étant, l’expérience de l’altérité issue de ces deux consciences individuelles amène la nécessité pour Lorenzo de mettre au jour les contradictions qu’il incarne et qui, en conséquence du caractère clos de chacune des deux consciences, doivent être traduites par le langage ; ce qui explique la première question de cette tirade de Lorenzo : « Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre ? », réponse qui lui paraît simple en conséquence de l’intériorité de sa pensée qui est pourtant elle-même inaccessible à son interlocuteur. La première moitié de cette tirade constitue par ailleurs une succession d’interrogations allant dans le sens de cette même impossibilité pour Philippe d’accéder à l’intériorité de la conscience de Lorenzo, succession se concluant par une dernière question tout à fait représentative de cette altérité des consciences individuelles des deux personnages : « J’aime le vin, le jeu et les filles ; comprends-tu cela ? Si tu honores en moi quelque chose, toi qui me parles, c’est mon meurtre que tu honores, peut-être justement parce que tu ne le ferais pas ». Ainsi, Musset fait état de l’immense altérité qui sépare la conscience des deux personnages dans la mesure où, d’une part, Philippe en tant que vieux sage républicain ne peut comprendre la débauche de celui que l’on nomme dans les rues de Florence Lorenzaccio, et de l’autre, du fait que le dialogue instauré entre les deux personnages s’établit en dépit du mépris – certes contrebalancé par une capacité à agir que Philippe, lui, ne possède pas – que manifeste surement Philippe à l’égard de Lorenzo du fait de la réputation qui précède ce dernier aux yeux de la population florentine. En effet, l’altérité du héros dramatique se manifeste, tout au long de la pièce, à travers les relations entretenues entre Lorenzaccio et les citoyens florentins. Ainsi, le héros romantique est, au sein même de sa cité, ostracisé du fait de l’individualité de sa conscience et de la pratique d’un double-jeu nécessaire à l’accomplissement de son projet. Le caractère inconnu de son entreprise place Lorenzaccio dans une situation d’isolement, dans la mesure où ceux qu’il côtoie constamment sont des êtres qu’il méprise et qu’il souhaite renverser – en témoigne son projet d’assassinat à l’encontre d’Alexandre qu’il désigne comme un « conducteur de bœufs » – tandis que les républicains pour lesquels il œuvre le « couvrent d’infamie » et qu’il se retrouve « conspué par des lâches sans nom, qui [l]’accablent d’injures pour se dispenser de [l]’ assommer ».
Cela étant, si l’altérité est subie, celle-ci semble également d’une certaine manière recherchée par le héros dramatique qui, dans une conception romantique, est seul face au monde entier. Ainsi, débutant sa tirade en s’adressant à un particulier – Philippe – avant de désigner un groupe – les républicains et les citoyens florentins – Lorenzo la termine en s’adressant finalement à « l’humanité ». Et pour cause, Lorenzo se veut différent du restant de l’humanité, lui qui déclare que « les hommes comparaîtront devant le tribunal de [sa] volonté ». Toutefois, cette altérité, bien loin de se limiter aux relations avec autrui prend tout son sens dans l’intériorité de Lorenzo lui-même.


        La conception romantique du héros dramatique semble émaner, chez le héros de Musset, d’une perte du moi allant de concert avec un dédoublement psychique exprimé par la cohabitation de Lorenzo et Lorenzaccio. Vice et vertu se confondent tour à tour, jusqu’à créer les paradoxes de la pensée du héros. Ainsi, celui dont le « cœur d’autrefois » était plein de vertus n’est plus que « l’ombre de [lui]-même », l’incarnation du vice. Dès lors, le héros romantique, plus qu’ostracisé virtuellement – par le jugement de ses concitoyens – de sa cité est ostracisé de sa propre temporalité. En effet, perdu entre les souvenirs de sa vertu passé et l’entreprise qui lui permettra de la reconquérir dans le futur, Lorenzaccio n’est plus que le « spectre » de Lorenzo, un être hors du temps qui n’a de solution pour retrouver son moi d’antan que le meurtre sacrificiel d’Alexandre de Médicis. Ce meurtre sacrificiel s’installe dans une sorte de malédiction nécessitant, pour la délivrance de son âme, le sacrifice d’une autre, comme en témoigne le héros de ses mots : « […] si je pouvais revenir à la vertu, si mon apprentissage du vice pouvait s’évanouir, j’épargnerais peut-être ce conducteur de bœufs ». En effet, le héros, bien qu’il ne soit plus que le « spectre » de lui-même, est conscient de l’antériorité de son moi actuel qu’il tente de retrouver. Plus encore, il est conscient que la cause de son vice tient elle-même de sa vertu dans la mesure où Lorenzo se fit corrompre par la fréquentation d’Alexandre alors même que cette fréquentation avait pour objectif un acte vertueux : libérer Florence de son tyran. En tant que héros romantique, il se livre ainsi durant toute la première moitié de cette tirade à un plaidoyer pathétique concernant la quête de son ancien moi. Toutefois, au-delà de ce dédoublement, la conception romantique du héros dramatique confronté à son moi s’exerce également dans un cadre tragique, et plus précisément dans un tragique des modernes. En effet, en conséquence de sa malédiction, Lorenzo semble sous le joug de la fatalité, d’une nécessité tragique l’amenant à embrasser le destin d’un Brutus ou d’un Erostrate. Pour autant, le héros déclare : « Ma vie entière est au bout de ma dague, et que la Providence retourne ou non la tête, en m’entendant frapper, je jette la nature humaine à pile ou face sur la tombe d’Alexandre ; dans deux jours les hommes comparaîtront devant le tribunal de ma volonté ». Ainsi, le héros n’est pas l’instrument de la Providence, il est la Providence elle-même. C’est en cela que Lorenzo incarne le tragique des modernes. Lorsque les anciens voyaient leurs actes guidés par la Providence, les modernes quant à eux, en vertu de leur conception de la liberté, se sentent une toute-puissance de la volonté. Dès lors, Lorenzo n’est la victime que de sa volonté personnelle et d’aucune autre instance supérieure, volonté de supériorité et de gloire dans la mesure où ce dernier affirme : « […] je leur ferai tailler leurs plumes, si je ne leur fais pas nettoyer leurs piques, et l’humanité gardera sur sa joue le soufflet de mon épée marqué en traits de sang ». Ainsi, le héros, enfermé dans sa volonté de puissance et revanchard, se fait sans le dire l’égal de Dieu, d’un Dieu mauvais dans la mesure où le sacrifice accepté pour le salut de Florence n’est pas le sien mais celui d’Alexandre et que ce projet n’est aucunement un don gratuit mais le moyen par lequel il espère obtenir la gloire, « tailler [les] plumes » des hommes afin de faire entrer son nom dans l’Histoire ; projet finalement destiné à l’échec dans la mesure où l’Histoire est un non-sens dans lequel l’homme se contente de rêver une vie idéale.


        Dans L’Ecrivain et ses doubles Le personnage autoréflexif dans la littérature européenne, Luc Fraisse affirme que le personnage « peut prendre un statut autoréflexif dans deux dimensions : il peut donner à voir symboliquement soit une conception de la littérature, une question d’esthétique littéraire générale […], soit le processus de la création à l’œuvre dans la confection plus précise du livre que l’on a sous les yeux. Pour cette raison, […], le personnage est autoréflexif en tant qu’il donne à voir l’écrivain, dans son entreprise donc d’écriture », avant d’ajouter : « parce que le théâtre romantique se plaît à multiplier les figures de poètes, combien de personnages, tel le Lorenzaccio de Musset, figureront sur scène une sorte de poète romantique sans œuvre écrite ?[1] ». En effet, le héros de Lorenzaccio est lui-même un poète conspué par la foule des citoyens florentins. Dès lors, on retrouve dans ce personnage la solitude inhérente au trait de caractère du personnage romantique. Cette solitude, Lorenzo l’incarne à la fois par la prolifération des idées et des idéaux qu’il souhaite pour la société ainsi que par le rejet dont il fait l’objet. Lui qui était capable de l’action sacrificielle pour libérer le peuple, se retrouve finalement assassiné par ce dernier ; témoignage de l’inaccessibilité d’autrui à sa conscience individuelle. Cela étant, l’épreuve de la solitude incarnée par le poète témoigne de la solitude généralisée chez les modernes. En effet, la conscience d’autrui étant inaccessible, chacun se retrouve relégué à sa propre condition humaine sans toutefois pouvoir accéder à celle d’autrui, ce qui, par conséquent, témoigne de la nature humaine des modernes elle-même. Plus encore, la nature humaine lie le poète au reste des hommes en vertu de ses rêves de gloire. En effet, les modernes, ces jouisseurs individualistes, pensent à eux avant de penser à la collectivité ; ce qui se retrouve chez Lorenzo qui, souhaite marquer l’histoire tel « Brutus ou Erostrate ». Ainsi, le poète est originellement le double de l’homme qu’il incarne dans la mesure où la vertu ne peut éradiquer la nature vicieuse de l’homme moderne. Tout poète se rêve supérieur et en quelque sorte juge des « hommes qui comparaîtront devant le tribunal de [sa] volonté » et pourtant ne peut échapper à la condition humaine qui est la sienne, dans la mesure où sa volonté est avant tout volonté de puissance et de gloire. Cela étant, en vertu de l’individualisme et de l’inaccessibilité à la conscience d’autrui, le poète est enfermé dans un rêve individuel qu’il ne peut toutefois faire devenir réalité. En effet, le poète romantique de la première génération, comme Lorenzo, souhaite guider l’humanité sur le chemin de la lumière. Toutefois, Musset, appartenant à la seconde génération des romantiques, incarne dans le personnage de Lorenzo l’impossibilité du poète à changer le cours du monde. Ainsi, le poète romantique de la première heure, plein d’espoir pour le futur de l’humanité, est confiné au désespoir concernant l’impossibilité à faire passer ses rêves et idéaux dans le domaine de la réalité. Bien que le poète tente d’atteindre le monde en transfigurant la réalité par les mots issus de son idéalité, celui-ci demeure, en dépit de ses discours, incompris de l’homme. Or, pour Musset, comme en témoigne le destin du héros de Lorenzaccio, c’est la foi en l’action elle-même qui est anéantie dans la mesure où le meurtre d’Alexandre ne sera aucunement suivi d’un événement historique capable de changer le cours de l’Histoire. Plus encore, l’Histoire, l’Humanité et tout autre fruit de l’idéalisme n’est que subjectivité interne à la conscience individuelle qui n’a aucune réalité en ce monde. Or, si l’action n’est plus possible dans la réalité, alors l’espérance elle-même est anéantie, plongeant le monde dans le chaos et le non-sens. Ainsi, la conception romantique du poète s’instaure dans un drame romantique n’étant autre qu’une tragédie de laquelle le poète ne peut s’émanciper dans la mesure où ce dernier, tout comme Lorenzo, se retrouve confronté à l’impossibilité de faire passer l’idéal dans le réel, et donc à agir en ce monde, autrement dit, le poète ne peut incarner le monde.


        Pour conclure, l’échec du héros dramatique de Lorenzaccio semble représentatif de l’échec de la tentative d’être au monde du poète lui-même dans la mesure où le héros, perdu entre Lorenzo et Lorenzaccio, est en quête d’une unité lui étant refusée et plus encore, en quête d’une impossible incarnation en ce monde. Des idées, il est confronté à l’échec de leur transfiguration dans le monde réel, à l’échec d’une action poétique capable de prendre corps dans le domaine de la réalité. Les êtres, séparés par l’imperméabilité de leurs consciences respectives, aspirés par une époque moderne dont l’individu seul est maître, ne sont plus en mesure de faire corps et ainsi, de créer l’événement propre à la possibilité de l’action. Dès lors, le héros de Musset tout comme le poète lui-même se voient refuser le monde au profit du rêve et assistent impuissants au sacrifice de l’espérance sur l’autel de la solitude.



[1] Luc Fraisse (dir.), Éric Wessler (dir.), L’Écrivain et ses doubles. Le personnage autoréflexif dans la littérature européenne, Paris, Classique Garnier, 2014, p.25-26.

Yoann STIMPFLING