L’honnête homme
Avez-vous déjà eu du mal à définir une personne que vous appréciez ? Vous lui reconnaissez des qualités nombreuses, mais celle qui vous marque le plus se trouve entre l’intellect et la politesse. Intéressant ? Non, trop réducteur. Bon ? Peut-être trop général…
Le XVIIème siècle vous donne une expression, un terme qui a certes changé de signification dans le temps, mais qui porte un sens toujours aussi puissant. Parlons donc, tentons de comprendre ce qu’est un « honnête homme ».
À l’origine, un comportement idéalisé
Avant d’étudier cette expression, il est important de préciser un point : l’ « honnête homme » est transgenre. Il n’était pas question pour ses premiers théoriciens, comme Montaigne, de le limiter à la gent masculine, car on le verra, de nombreuses femmes se sont illustrées en remplissant parfaitement cette expression.
Cela est étant dit, comment définir l’ « honnête homme » ?
Il convient de s’intéresser aux objectifs fixés par Faret dans son traité L’honnête homme paru en 1630.
Le premier est de moraliser le courtisan. Le Moyen-Âge, et une partie de la Renaissance, font du chevalier, noble et courtois, le modèle idéal à suivre dans les sociétés européennes. La noblesse, qui désigne d’abord ceux qui combattent, vient de plus en plus englober ceux qui suivent les souverains et seigneurs, les courtisans. Or, le but du courtisan devenant celui de plaire à son protecteur, l’éducation est de plus en plus délaissée au profit des « beaux mots », aujourd’hui plus connu sous le terme anglais de punchline. L’honnête homme doit donc se libérer de ce carcan, s’instruire, s’intéresser, pour pouvoir aussi bien tenir une conversation avec un artisan qu’avec un cardinal. Il doit également chercher le progrès à travers ses connaissances, et pas seulement la glorification de les posséder : sa morale doit donc être exempte de toute ambition malsaine ou de pensées perverses.
Le second objectif découle de ce premier, ce qui fera écrire à Montaigne que « l’honnête homme, c’est un homme mêlé ». La droiture morale doit aussi forcer la personne à se canaliser, à savoir se comporter en société pour rester attirant et digne d’intérêt. Le but n’est pas de séduire, mais de pousser l’entourage à aimer la présence et la conversation de l’honnête homme. Ceci répond au fait que le savoir était en grande partie l’apanage des élites religieuses et scientifiques. Ces dernières passaient leur vie à lire, étudier, réfléchir et débattre, ce qui les coupaient en quelques sortes du monde réel et pragmatique. L’honnête homme doit donc se garder des tirades sans fin et des exposés, il se doit de canaliser son savoir pour garder une conversation : le monologue est sa hantise.
Ainsi, comme l’écrira La Rochefoucauld, l’honnête homme est un équilibre. Il doit pouvoir discuter d’une multitude de thématiques tout en se gardant d’un quelconque pédantisme. Il peut porter ses ambitions et ses envies, mais cela ne doit pas heurter son interlocuteur, ou tout du moins ne pas le blesser. Ces femmes et ces hommes ont le souci de vivre en paix avec leur société, par le dialogue, la culture et l’introspection. Les exemples ne manquent pas, car si l’on peut considérer que bien des personnes sont hélas tombées dans l’oubli de par leur condition sociale, d’autres ont traversé les siècles.
Prenons Simone Veil, choix facile me direz-vous mais pertinent par sa qualité. Si Simone Veil n’est bien entendu pas une femme du XVIIème siècle, elle en est un produit sans conteste. Fille de la petite bourgeoisie française, déportée dans le cadre de la Shoah en raison de son appartenance à la communauté juive, cette magistrate de profession et femme de lettre gravira les échelons jusqu’à atteindre le gouvernement et la présidence du Parlement européen. Il est clair que sur le but de la connaissance et de la vie en société, la case est cochée. Mais le second objectif, celui de la morale, se retrouve dans ses séquelles de la déportation. Ce n’est que tardivement, alors femme politique reconnue et saluée, que Simone Veil parle publiquement de son expérience traumatisante. Ce savoir, terrible, et tatoué à même son corps, elle ne l’utilise que pour un combat plus grand, celui de la lutte contre la manipulation historique et le négationnisme.
L’histoire a parlé, alors de nos jours, qu’en penser ?
Aujourd’hui, un idéal pour s’inspirer
La définition de l’ « honnête homme » a quelque peu mal vieilli à mon sens. Aujourd’hui, elle est réduite à une personne sachant bien se comporter en société, à une politesse mensongère et à un culte de l’apparence verbale. La littérature l’a parfois tournée en dérision comme avec Le Bourgeois Gentilhomme de Molière. Aujourd’hui, une personne polie, qui ne s’impose pas ou qui ne se forge pas une réputation sur une réussite, est une personne considérée comme « discrète » voire « effacée ». Nous sommes à l’ère des spécialistes et des beaux parleurs, très similaire à celle du Moyen-Âge, mais amplifiée par les réseaux sociaux ou des tweets interminables expriment des points de vue et par les chaînes d’information en continu où « experts » et « docteurs » se succèdent.
Comprenez-moi bien, je ne rejette ni ne critique cela. Nous avons besoin de spécialistes dans tous les domaines, de personnes qui vouent une passion à leur champ d’expertise quitte à ne vivre que pour lui. Nous avons également besoin de leaders charismatiques, de personnes avec un aura important qui peut nous galvaniser et nous mener dans une direction de par ses mots bien sentis et ses idées.
Mais franchement, voudriez-vous passer votre vie avec une de ses personnalités ?
Sans forcément parler de trouver la femme idéale ou l’homme parfait, il est intéressant de se questionner sur ce qui fonde nos amitiés et nos relations. Un débat interminable de banalités et de politesses car vous ne souhaitez pas partager vos sentiments profonds ? Ou bien une discussion passionnante qui vous emmène à la fois sur la personnalité de chacun, sur des sujets divers où vous écoutez et appréciez la compagnie de l’autre ? Une tirade sur la nécessité de relancer le nucléaire en écrasant les arguments de votre amie qui elle défend une remise en question de la gestion traditionnelle des ressources ? Ou bien la capacité à comprendre les arguments de votre compagne, à lui montrer vos idées dans le but non pas de la convaincre, mais de lui donner l’occasion de mieux vous connaître ?
L’honnête homme, c’est donc cette femme ou cet homme qui sait vous parler certes, mais qui vous laisse évoluer, qui vous grandit par sa présence et sa conversation. Ses mots doivent vous pousser, vous pousser à progresser bien sûr, mais aussi à vous rendre compte du monde qui vous entoure. L’honnête homme n’est pas un fantasme : il est dur à atteindre certes, et il arrive que nous en soyons parfois loin, mais il n’est jamais impossible à trouver. Si l’honnêteté est une vertu qui tend parfois à disparaître dans des relations intimes, de peur de blesser l’autre notamment, il faut toutefois y penser à deux fois avant de l’abandonner : construire une relation sur des tabous ne mène pas à la pérennité.
Alors, avant de vous dire « il n’a pas à le savoir » ou « cela ne les regarde pas », posez-vous un moment et questionnez-vous. Si cette personne que vous connaissez tend à correspondre à cet « honnête homme », qu’est-ce qui vous empêcherait de l’être également ?
À mes parents
Pierre Jouin