Les Vénitiens au cœur de l’Empire byzantin


 

Claudio Schwarz

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L’année 476 est une date primordiale, elle représente la chute de l’Empire romain d’Occident. L’Empire romain d’Orient est alors le seul Empire romain à perdurer et récupère ainsi certains territoires plus ou moins importants de l’Empire romain d’Occident tels que Venise. Venise n’est qu’un village de pêcheurs à cette période mais va devenir un véritable État. Les vénitiens vont jouer un rôle important et croissant au sein de l’Empire byzantin.

Ces derniers sont les habitants de la République de Venise, en Italie. Ils sont très présents dans l’Empire byzantin notamment par le traité de 1082, qui leur autorise le commerce au sein de l’empire. L’Empire byzantin ou Empire romain d'Orient désigne l'État apparu vers le IVe siècle dans la partie orientale de l'Empire romain. Cet empire très vaste, composé de la Grèce, de l'Anatolie, de la Palestine et de l'Égypte, connaît une longévité considérable. Contrairement à l’Empire romain d’Occident qui s’éteint en 476, l’Empire romain d’Orient s’efface en 1453 avec la prise de Constantinople.

Le traité de 1082 ou le chrysobulle de 1082, offre à Venise des privilèges économiques. C’est l’empereur Alexis Ier Comnène qui récompensa Venise pour le soutien militaire et naval apporté contre la menace normande. L’empire byzantin reconnaît alors l’égalité de la puissance de Venise. Venise bénéficie alors d’avantages commerciaux dans l’Empire byzantin et va dès lors accroître sa présence et sa prépondérance commerciale à Byzance.

Il est nécessaire de comprendre l’évolution des vénitiens dans l’Empire depuis qu’ils sont sous protectorat byzantin en 476 après la chute de l’Empire romain d’Occident. Les vénitiens connaissent une ascension économique considérable notamment à partir du XIème siècle et accentuent ainsi leur présence dans l’empire byzantin.

Nous verrons dans un premier temps les vénitiens dans l’empire qui connaissent une émergence lente mais croissante jusqu’à 1082 ; puis nous mettrons en exergue les vénitiens dans l’empire liés à une ascension commerciale considérable avec les accords de 1082 ; enfin nous poserons les vénitiens dans l’empire qui possèdent une place importante mais qui tend à se ternir pour diverses raisons après 1082.

1- Les vénitiens dans l’empire : une émergence lente mais croissante jusqu’à 1082

 1.1- Des débuts poussifs de la part des vénitiens

C’est en 476, lors de la chute de l’Empire romain d’Occident que Venise passe sous protectorat de l’Empire romain d’Orient puis de l’Empire byzantin, à travers l’Exarchat de Ravenne. Village de pêcheur au Vème siècle, Venise se développe lentement jusqu’au VIIème siècle. Elle devient peu à peu un enjeu majeur notamment au IXème siècle, disputée par le roi des Francs et empereur d’Occident Charlemagne, et par l’empereur byzantin Nicéphore Ier. Sa place stratégique, qui lie à la fois le monde des francs et le monde byzantin, témoigne de l’importance de Venise. Les francs incapables de prendre la ville et les byzantins incapables de la défendre, Venise devient alors un État tampon. Elle ne possède pas encore de réelle importance et les vénitiens restent pour la plupart dans leur ville et ne vont pas tellement s’éloigner de cette dernière. Comme dans d’autres cités de l’Italie byzantine, une élite locale assume, tout en restant attachée à l’autorité impériale, une gestion autonome. A Venise, c’est le dux ou doge qui est à la tête de cette élite.

N’ayant connu que des échecs sur la terre en étant assaillis par les Goths, les Francs et les Huns, Venise se tourne vers la mer mais reste dépourvue de richesses et n’a rien d’autre à offrir que du sel. C’est un produit indispensable pour pouvoir conserver les aliments. C’est pourquoi, en 932, elle s’octroie le monopole du sel en massacrant les habitants de Comacchio, se situant au cœur du delta du Pô. Cette ville contrôlait depuis de nombreuses décennies la distribution du sel dans toute l'Italie. Ainsi, Venise devient davantage compétitive dans le commerce notamment en Occident puis de plus en plus en Orient.

Les vénitiens, par ce développement économique et commercial, sont de plus en plus présents et actifs dans l’empire byzantin. Ces derniers le sont aussi de plus en plus mais en tant que mercenaires et non en tant que marchands. En effet, les latins et en particulier les vénitiens étaient très souvent enrôlés dans l’armée de l’empire notamment au XIème siècle selon Jean-Claude Cheynet dans son ouvrage Histoire de Byzance. Les vénitiens étaient très prisés notamment pour leur valeur militaire, ce sont d’excellents soldats et sont de plus en plus nombreux à rejoindre les rangs de l’armée byzantine. Cependant c’est par le commerce et non par les armes que les vénitiens peuvent accroître leur influence dans l’empire byzantin et dans sa capitale : Constantinople. C’est donc le commerce maritime que Venise va chercher à développer pour pouvoir s’imposer dans l’empire.

 

1.2- Une ambition vénitienne non négligeable

Le commerce maritime se développe progressivement notamment entre le IXème et le Xème siècle. Dès le début du Xème siècle, Venise devient l’élément central du monde chrétien. Les vénitiens développent leurs activités et ont une volonté forte de faire croître leur influence et cela même au sein de l’empire byzantin qui représente un véritable marché économique. La politique commerciale vénitienne n’a pas pour but l’autosuffisance, elle est très ambitieuse et souhaite s’affirmer en tant que puissance maritime et commerciale incontournable.

Cependant le commerce reste limité notamment à Constantinople. En effet, ils restent soumis aux normes, aux règles très drastiques : ils ne peuvent hiverner sur place, les taxes bien que diminuées restent importantes pour tous les « étrangers », les contrôles sont très fréquents et étroits. Malgré cette volonté de s’imposer dans l’empire byzantin, les vénitiens ayant quelques atouts ne parviennent pas à réaliser leurs objectifs, il faut attendre quelques années pour que la situation se renverse et pour que les vénitiens soient omniprésents dans l’économie byzantine.

 

1.3- Le chrysobulle de 992, permettant un début de prospérité des vénitiens

C’est à partir de 992, que l’on perçoit une réelle alliance entre la Sérénissime, c’est-à-dire Venise et l’empire byzantin. Basile II, empereur byzantin, publie en 992 un chrysobulle qui accorde pour la première fois des privilèges commerciaux ainsi que des concessions territoriales à Constantinople. Il y alors une diminution du « kommerkion » qui est une taxe sur l’importation, l’exportation et la circulation de marchandises. Ce chrysobulle était nécessaire pour que l’empire byzantin puisse lutter contre son ennemi. En effet, Basile II, avait conduit une campagne qui visait à réintégrer dans l’empire le sud des Balkans mais aussi leur façade adriatique. Le soutien de Venise était important pour y maintenir l’équilibre. De plus, les navires vénitiens représentaient un véritable atout dans le cadre d’une campagne de reconquête en Italie.

Le chrysobulle ou bulle d’or de 992 est un traité visant à récompenser les vénitiens de leur soutien militaire. La marine vénitienne est donc l’élément essentiel de ce changement de statut des vénitiens au sein de l’empire byzantin. Cette marine vénitienne devient la principale force de combat naval de Byzance : en l’an mil le doge Orseolo libère Zara des Slaves, en 1002 il bat les Sarrasins à Bari.

Par le chrysobulle de 992, obtenu grâce à la puissance de sa marine, les vénitiens mettent alors un pied dans l’empire byzantin et vont dès lors développer leur commerce.

 

 

2- Les vénitiens dans l’empire : une ascension commerciale considérable avec les accords de 1082

 

2.1- Le chrysobulle de 1082, donnant les clefs du monopole commercial

Si les vénitiens n’occupent pas une place majeure au sein de l’empire byzantin durant plusieurs siècles, cela n’est pas le cas à partir de 1082, date incontournable dans leur ascension dans l’empire. En difficulté contre les normands de Richard Guiscard, Alexis Ier Commènes demande l’appui militaire des vénitiens. Ces derniers répondant à l’appel par leur soutien naval, vont recevoir des privilèges économiques et commerciaux en guise de récompense. Ces privilèges, offerts par le chrysobulle de 1082, se traduisent par l’abolition du « kommerkion » à Constantinople. Celui-ci est le principal impôt sur le commerce dans l’empire. Il représente environ 10% de la valeur de la marchandise échangée. Les vénitiens étaient donc dispensés de taxe douanières, ce qui leur donnait un véritable avantage concurrentiel, par rapport aux occidentaux mais aussi par rapport aux Grecs très présents dans le commerce byzantin. Les vénitiens sont alors en position de force, ce traité leur offre les clefs du quasi monopole commercial. A la fin du XIème siècle, Venise devient l’unique place d’export pour les soieries byzantines en Occident. En effet, Venise assure également une grande partie du commerce entre Thèbes et Constantinople. Par le traité de 1082, les vénitiens vont alors imposer leur domination commerciale de façon progressive mais rapide dans l’empire byzantin. Ils n’ont pas de réels concurrents et disposent des meilleurs avantages économiques, il est donc évident que les vénitiens soient dominants dans le commerce byzantin.

 

2.2- Une omniprésence dans l’empire par le commerce

La présence vénitienne dans l’empire byzantin est liée au commerce. Leur place devient, après 1082, véritablement prépondérante. Ils renforcent leur présence commerciale dans tout l'empire que cela soit sur les bords du Bosphore, dans les ports de la mer Noire et dans les ports perses, dans les principales villes de l'Orient musulman ou encore dans les îles grecques. En effet, en plus des avantages commerciaux, le chrysobulle de 1082 autorise les vénitiens à créer des comptoirs commerciaux à Constantinople, Athènes, Salonique, Thèbes, Antioche, Alexandrie, Ephèse ainsi que sur les îles d'Eubée et de Chios.

De nombreuses ressources telles que vin, peaux, bois, miel, sel, huile, sucre, épices, soieries, coton, fruits, blé transitent entre l’Orient, l’Egypte les Balkans et l’Italie, France, Angleterre. C’est Venise qui est le véritable centre commercial, c’est par elle que transitent ces ressources. Elle fait le lien entre l’Occident et l’empire byzantin.

Venise devient alors un gigantesque empire commercial qui exploite, à partir de 1283, une flotte de plusieurs milliers de galères commerciales sillonnant sans relâche la Méditerranée. C’est ce que l’on appelle le système de « l'Incanto des galées du marché ». Ce système permet aux marchands et aux armateurs de Venise de prendre des participations dans chaque voyage et de se partager la cargaison au retour des navires.

Les vénitiens sont donc les principaux acteurs dans le commerce dans l’empire byzantin, ils sont omniprésents sur les mers. C’est par le commerce en particulier que les vénitiens s’insèrent dans cet empire, c’est par cela qu’ils développent leurs concessions notamment à Constantinople. Les Latins et en particulier les Vénitiens sont de plus en plus nombreux dans la capitale, on perçoit un phénomène particulier : l’urbanisation. Dans un premier temps, on perçoit un « confinium » vénitien d’origine, signe que l’installation en Orient n’est que temporaire. Puis, progressivement, la mention « habitator in Constantinopoli » devient de plus en plus fréquente.

 

2.3- Une urbanisation vénitienne de plus en plus forte à Constantinople et dans l’empire

La présence des Vénitiens et en particulier de la communauté marchande à Constantinople remonte avant l’an mil. Mais c’est à partir de 1082, le chrysobulle d’Alexis Ier Commènes que les vénitiens possèdent leur propre quartier au sein de la capitale byzantine. A partir de cette date, les vénitiens sont de plus en plus nombreux dans l’empire et l’on peut distinguer alors une urbanisation vénitienne importante à Constantinople.

On perçoit une véritable communauté vénitienne qui apparaît à la fin du XIème siècle, les facteurs de cohésion sont multiples selon Damien Coulon dans Réseaux marchands et réseaux de commerce, comme la religion : les vénitiens sont catholiques et possèdent 4 églises qui vont alors renforcer leur sentiment identitaire. Une identité vénitienne propre s'affirme désormais nettement, ancrée dans la chrétienté romaine. Ces vénitiens présents à Constantinople, sont aussi liés par le métier qu’ils exercent : que cela soit l’artisanat ou bien le commerce. On pouvait voir, au sein du quartier, un grand nombre d’ateliers et de fabriques représentant ainsi la forte présence de la branche artisanale vénitienne.

Ils possèdent aussi, comme nous l’avons évoqué, leur propre quartier créé en 1084 où une grande partie des vénitiens sont réunis. En effet, il abrite au XIIème siècle environ 10 000 personnes soit la moitié des Vénitiens de l’empire. Leur quartier est situé le long de la Corne d’or, quartier qui à l’époque était en passe de devenir le port le plus actif de la capitale. Le quartier était délimité, cela renforce également le sentiment d’appartenance et la cohésion de la communauté vénitienne. Ils avaient leur foyer, leurs repères au sein de la capitale. Ils disposent de nombreux privilèges et beaucoup d’individus cherchent alors à obtenir cette citoyenneté vénitienne.

L’urbanisation vénitienne est croissante dans la capitale sous l’impulsion des ecclésiastiques vénitiens qui possèdent en grande partie le quartier et qui s’occupent de la communauté. Des donations successives de la part du doge aux ecclésiastiques de la métropole sont alors très courantes et nécessaires pour continuer cette urbanisation. Les plus démunis sont ainsi logés grâce au capital économique conséquent des ecclésiastiques. Leur financement « local » se base en particulier sur les concessions à Constantinople qui représentent un véritable investissement ; mais aussi sur le casuel qui représente aussi une source de revenus non négligeable.

L’urbanisation démographique et également architecturale, en effet le quartier est agencé, est créé sur le modèle urbain de Venise avec sa place, l’église, le marché. Par cette urbanisation, les vénitiens sont donc bien ancrés dans la capitale et dans l’empire byzantin.

 

 

3- Les vénitiens dans l’empire : une place importante qui tend à se ternir pour diverses raisons après 1082

 

3.1- Le conflit avec les Vénitiens sous Emmanuel Ier

Les vénitiens, bien qu’ayant connu une ascension majeure dans le commerce à partir de la fin du XIème siècle connaissent tout de même des difficultés par la suite. Ils sont de plus en plus détestés par la population locale. En effet, les divers privilèges accordés nourrissent une certaine haine contre les latins et en particulier contre les vénitiens. Ces derniers étaient très présents au milieu du XIIème siècle ; Manuel Comnène, en prenant acte de la trop grande importance de ces derniers au sein du commerce à l’intérieur et à l’extérieur de l’empire, décide en 1171 l’expulsion et la confiscation de leurs biens. En effet, cette omniprésence vénitienne nuisait au trésor de l’Etat byzantin.

C’est le 12 mars 1171, que l’empereur Manuel Ier Comnène ordonne l’arrestation de tous les vénitiens, qui habitaient Byzance et les provinces romaines, et la confiscation de leurs biens laissant alors de nombreuses séquelles d’après les dires de Guillaume Saint-Guillain dans Economie et société à Byzance (VIIIe-XIIe siècle). Pendant une dizaine d’années, les vénitiens ne sont que très peu présents dans l’empire byzantin. Les prisonniers quant à eux, ne sont libérés qu’en 1179 et les biens confisqués ne sont que partiellement remboursés par l’Etat. La situation s’inverse en 1204 après la prise de Constantinople par les croisés, les Vénitiens récupèrent les circuits de commerce perdus en 1171 et, cette fois, à leur seul et entier profit.

Le massacre des Latins de Constantinople est également un fait important à évoquer, celui-ci a lieu en avril-mai 1182 et a fait énormément de victimes parmi les marchands de Constantinople originaires d’Occident. Il montre bien ce malaise au sein de la capitale, cette haine envers les marchands étrangers et notamment les marchands latins.

 

3.2- Des rivalités non négligeables

Ces tensions sociales ne sont pas les seules difficultés que connaissent les vénitiens, en effet, on perçoit également une forte rivalité avec Pise mais essentiellement avec Gênes qui se livrent un véritable combat dans leur quête de puissance commerciale dans l’empire byzantin comme en témoigne la mise à sac du quartier génois par les Vénitiens présents à Constantinople en 1171.

Entre le milieu du XIIIe siècle et le dernier tiers du XIVe siècle, de nombreuses guerres opposent Venise à Gênes. Le but étant de gagner et conserver la primauté commerciale. C’est à partir de 1381 avec le traité de Turin, que Venise, bien qu’étant la puissance commerciale la plus importante dans l’empire, impose définitivement sa domination sur les échanges avec l'Orient. Ses rivalités ont été très éprouvantes pour les deux partis.

 

3.3- Une domination commerciale en baisse

Avec le temps, les vénitiens perdent leur influence notamment à partir du XVIème siècle. En effet, la chute de l’empire byzantin en 1453 ne constitue pas un frein à leur avancée économique. Cela est dû aux nombreux ennemis que Venise se fait : comme Constantinople et un grand nombre d’États européens. Les navires de commerce vénitiens étaient très souvent la cible d’attaques et ces derniers avaient un réseau commercial moins étendu.

Les vénitiens dans l’empire byzantin connaissent de véritables changements. Longtemps en difficulté à s’imposer sur la scène internationale, ils connaissent petit à petit une ascension en Occident puis en Orient par le commerce. Il faut attendre véritablement 1082 pour voir un changement considérable. Ces derniers, par l’octroiement de privilèges, possèdent alors une place considérable dans l’économie byzantine et cela jusqu’à la fin du XVIème siècle. Cependant les vénitiens connaissent de nombreuses difficultés internes telle que les rivalités avec Gènes et les tensions avec les byzantins. L’intégration sociale semble avoir été plus compliquée par rapport à l’intégration économique, qui elle, fut un véritable succès.

Sacha Nizet