Les fondements d’une métaphysique générale de l’être (Kant) - Version développée
La critique transcendantale kantienne repose sur le fait, non pas d’élargir les connaissances, mais de rectifier les connaissances déjà formulées. La théorie transcendantale, prenant appui sur la sensibilité par laquelle les objets nous sont donnés ainsi que sur l’entendement par lequel ils sont pensés, regroupe donc une théorie des éléments – l’Esthétique transcendantale – et une théorie de la méthode – la Logique transcendantale. L’Esthétique transcendantale est la science des principes de la sensibilité a priori ; elle consiste donc à ne prendre en compte que la sensibilité en la séparant absolument de l’entendement, par conséquent des concepts. Déterminant cette science, Kant admet qu’il existe deux sortes de connaissance de la sensibilité a priori, en l’occurrence l’espace et le temps. L’espace et le temps sont par conséquent les formes pures de l’intuition sensible qui rendent possible des propositions synthétiques a priori. Ces deux formes pures ne sont pas déduites d’une expérience mais sont absolument a priori, c’est pourquoi l’Esthétique transcendantale n’est constituée que de l’espace et du temps. Ce n’est que par l’intermédiaire des formes pures de l’intuition qu’un objet peut nous apparaître. Par conséquent, l’espace et le temps contiennent a priori la condition de possibilité des objets en tant que phénomènes. Nous avons des représentations a priori, autrement dit des présentations, que sont l’espace et le temps. Paradoxalement, des conditions subjectives de la pensée ont une valeur objective en tant que la subjectivité fournit les conditions de possibilité de toute connaissance des objets.
La tâche de la Logique, quant à elle, est de montrer les germes de l’essence de la raison finie et pure à partir de son fondement propre. Dans la Logique, l’Analytique transcendantale expose les objets universelles et nécessaires de l’entendement qui se présentent comme des critères de la vérité. Bien que ce critère logique de la vérité soit la « condition négative de toute vérité »(1), il est nécessaire afin d’examiner une connaissance quant à sa forme. Ce critère indispensable et négatif relatif à la connaissance est la condition de possibilité pour qu’une connaissance accède à une vérité positive concernant son contenu. L’Analytique des concepts s’emploie à montrer quels sont les concepts purs de l’entendement et à montrer que ces concepts, les catégories, ont une valeur objective en tant qu’elles sont les conditions a priori rendant possible une expérience. L’Analytique des principes s’emploie quant à elle à identifier quels principes découlent de ces concepts afin de montrer quelle est l’expérience qui est rendue possible par ces derniers. Le rôle principal de la philosophie critique kantienne est de déterminer l’essence même de la raison et de déterminer ce qu’elle a de particulier. La critique au sens kantien signifie la délimitation du domaine de la raison pure et donc la délimitation de l’être de l’étant. Cela doit aboutir à la formulation des principes de l’entendement et à la mise en place de leur unification pour les placer en système. L’Analytique est une théorie de l’étant en général en tant qu’objet de l’expérience possible ; elle est par conséquent une ontologie générale.
Les principes a priori semblent en effet indispensables pour la possibilité de l’expérience elle-même. Car comment la connaissance peut atteindre une quelconque certitude si elle repose sur des principes a posteriori, donc forcément contingents ? Kant veut donc fonder une science avec la Critique de la raison pure, la science philosophique qui analyse la possibilité des connaissances a priori. Son objectif est d’analyser les conditions de possibilité des propositions découlant de la raison pure afin de bâtir la connaissance sur des fondements solides et non sur des chimères de l’esprit. Il pose alors la question capitale qui donne forme à son projet philosophique : comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? C’est sur ce type de jugement que se fonde la métaphysique. Kant nomme ainsi transcendantal ce qui relève des conditions de possibilité des connaissances a priori des objets. Les critères de l’a priori sont le nécessaire et l’universel. L’apriorité est par conséquent indépendant de l’expérience parce que l’expérience ne peut jamais nous donner une chose qui soit nécessaire et universelle.
Kant recourt à deux termes lorsqu’il parle du principe. Il utilise le terme de Grundsatz lorsqu’il veut parler du fondement. Par exemple, il utilise ce terme quand il s’agit de l’entendement dans la mesure où l’entendement est le pouvoir des règles, ces règles constituant l’expérience. Il utilise l’autre terme pour dire principe, Prinzip, pour désigner le commandement, l’idée de commencement, et utilise ce terme quand il s’agit de la raison dans la mesure où la raison a un désir inconditionné et fonctionne en toute autonomie. Car, ce qui différencie essentiellement l’entendement de la raison repose sur le fait que l’entendement ne peut rien commencer de lui-même.
Donc, les catégories trouvent leur application dans les principes de l’entendement pur, ces principes étant des jugements synthétiques a priori. Ils possèdent une validité universelle et sont les lois suprêmes de la nature dans le sens où ils opèrent nécessairement un nexus entre les phénomènes et forment ainsi une unité, unité réunissant les lois particulières de la nature. Par conséquent, ils déterminent ce qui doit être considéré comme expérience objective et véritable. La table des catégories donne une indication significative et naturelle concernant la table des principes parce que ceux-ci sont les règles de l’usage objectif des catégories. L’expérience n’est possible qu’à partir de principes synthétiques a priori ; la tâche que se donne Kant est par conséquent d’exposer ces principes de la manière la plus claire et la plus précise. Le système des principes de l’entendement pur est ainsi le centre philosophique et métaphysique qui maintient l’œuvre tout entière.
Afin de construire une réflexion autour des principes de l’entendement dans la Critique de la raison pure, il faut tout d’abord analyser le principe de l’unité synthétique de l’aperception, l’élaboration de cette unité étant le premier acte pur de l’entendement. Ensuite, il s’agira d’étudier et d’expliciter précisément les principes de l’entendement qui donnent la structure essentielle de l’expérience. Enfin, il faudra montrer que ces principes de l’entendement closent l’instauration du fondement de la métaphysique, qui est par conséquent une ontologie.
Une expérience n’est possible que par la valeur objective inhérente aux catégories, concepts a priori. Ce n’est que par leur intermédiaire que les objets de l’expérience peuvent être pensés. Quelles sont les conditions a priori dont dépend la possibilité de l’expérience ? Ces conditions sont les concepts purs de l’entendement. Toutes les intuitions sensibles sont soumises aux catégories comme constituant les conditions qui seules permettent d’en rassembler le divers dans une conscience. Tout divers phénoménal est déterminé par rapport à une des fonctions logiques du jugement, c’est-à-dire par une catégorie. En d’autres termes, le divers se trouve nécessairement soumis aux catégories, ces règles de l’entendement. Les catégories n’ont pas d’autre usage pour la connaissance des choses que leur application à des objets de l’expérience. Ils sont des concepts qui prescrivent a priori des lois aux phénomènes. Par une déduction métaphysique, Kant démontre l’origine a priori des catégories par leur accord avec les fonctions logiques universelles de la pensée ; par une déduction transcendantale, il démontre la possibilité de ces catégories à être des connaissances a priori des objets d’une intuition en général.
La synthèse pure, fondement de l’unité synthétique a priori, donne le concept pur de l’entendement. Les concepts donnent de l’unité à cette synthèse pure. Il existe trois éléments en vue de la connaissance de tous les objets a priori, en l’occurrence le divers de l’intuition pure, la synthèse de ce divers par l’imagination, et enfin les concepts qui donnent de l’unité à cette synthèse.
Le premier acte pur de l’entendement est le principe de l’unité synthétique de l’aperception ; l’ontologie kantienne se définit donc à partir de son rapport à l’usage de l’entendement. Par l’usage de l’entendement la chose qui est se transforme en objectivité. L’entendement est lui-même la source des principes qui nous obligent à nous présenter un objet sous des règles précises, autrement dit à nous fournir une objectivité. En effet l’objectivité d’un objet ne peut se réaliser que selon des principes. L’unité transcendantale de l’aperception est nécessaire pour qu’une connaissance devienne possible. La relation à un objet n’est possible que par l’intermédiaire des conditions formelles de l’espace et du temps dans l’intuition ainsi que de l’unité de l’aperception dans l’expérience. L’unité de la synthèse du divers sensible d’après des concepts purs de l’entendement est nécessaire et non contingente car ces concepts se fondent sur un principe transcendantal de l’unité. Or, bien que ces concepts soient nécessaires, il n’en résulte pas le fait que tout soit absolument nécessaire dans l’ordre naturel. En effet, concernant la causalité, un phénomène succède nécessairement à un autre phénomène mais cet effet est quant à lui contingent.
Donc, au fondement de la perception se trouve l’intuition pure, au fondement de l’association la synthèse pure de l’imagination, et au fondement de la conscience empirique l’aperception. L’aperception transcendantale est la conscience de soi purement formelle, toujours identique, c’est la conscience du « Je pense » accompagnant toute représentation et tout concept. L’unité transcendantale de l’aperception est la condition originaire de toute connaissance, de toute synthèse conduisant à l’objectivité ; cette unité a par conséquent une valeur objective. Les catégories et les principes a priori prennent leur source dans cette unité de l’aperception transcendantale.
Ce qui est premièrement donné est le phénomène, qui, associé à une conscience est appelé perception. Sans rapport avec une conscience, le phénomène ne pourrait jamais devenir un objet connaissable. Ensuite, comme le divers est présent dans le phénomène, il faut que la perception opère une liaison. Le sujet a un pouvoir actif en lui, en l’occurrence celui de synthétiser le divers des phénomènes. Ce pouvoir actif du sujet est l’imagination. L’imagination conduit donc le divers de l’intuition à former des images en appréhendant les perceptions. L’entendement législateur juge et l’imagination, avec ses synthèses, schématise. La synthèse est la détermination d’un certain espace et d’un certain temps conformément aux catégories tandis qu’un schème est une détermination spatio-temporelle correspondant aux catégories elles-mêmes en tout temps et en tout lieu. Par conséquent, le schème suppose la synthèse. Chez Kant, les relations spatio-temporelles sont adéquates à des relations conceptuelles.
L’expérience effective repose d’abord sur l’appréhension, ensuite sur une association, et enfin sur une recognition des phénomènes, recognition qui est la dernière et ultime opération d’un sujet rendant possible l’unité formelle de l’expérience. Les principes de recognition du divers sont les catégories sur lesquelles se fonde toute unité formelle dans la synthèse de l’imagination.
Tandis que la sensibilité nous donne des formes, l’entendement nous donne des règles. Ces règles sont objectives en tant qu’elles s’attachent avec nécessité à la connaissance : nous pouvons donc les appeler des lois. Cela signifie que sans entendement, il ne pourrait y avoir de nature dans la mesure où la nature est l’unité synthétique du divers des phénomènes selon des règles ; or, cette unité, seul l’entendement peut la fournir. « L’entendement pur est donc à travers les catégories la loi de l’unité synthétique de tous les phénomènes et ainsi est-il ce qui, le premier et originairement, rend possible l’expérience quant à sa forme »(2).
Le principe de l’unité synthétique de l’aperception est le principe suprême de tout l’usage de l’entendement. Le principe suprême concernant l’entendement réside dans le fait que le divers de l’intuition se trouve soumis aux conditions de l’unité originairement synthétique de l’aperception. Dit autrement, le principe suprême de l’entendement réside dans la liaison des représentations diverses de l’intuition dans une conscience. Sans cela, rien ne pourrait être pensé ni connu dans le sens où les représentations n’auraient pas ce « Je pense » en commun, cette conscience de soi, cet acte de l’aperception. Tous les concepts de l’entendement tiennent à partir de l’unité de la conscience ; bien plus, l’unité de la conscience est l’entendement lui-même. Les concepts a priori de l’entendement, les catégories, sont à la fois des représentations de l’unité de la conscience et des attributs d’un objet quelconque.
Pour que les catégories rendent possible l’expérience, il faut nécessairement qu’elles puissent s’appliquer positivement à la multiplicité du sensible. Par conséquent il faut chercher les conditions de l’applicabilité des catégories. C’est le principe qui contient la règle des concepts purs ; le principe est par conséquent un jugement synthétique a priori, une proposition fondamentale (Grundsatz) : il est le jugement synthétique a priori suprême servant de fondement à tous les autres. Ces principes ont une valeur objective dans la mesure où ils sont les conditions qui rendent possible l’objectivité des objets qui sont donnés à un sujet, mais cette valeur objective n’excède pas la sphère de la donation possible. En ramenant la détermination de l’objet à des principes, Kant reste dans la tradition philosophique ; néanmoins sa manière de déterminer l’objet est tout à fait nouvelle. En outre, Kant ne fait pas qu’affirmer « le règne des principes » mais le fonde « sur l’essence de l’entendement même »(3).
Quelles sont donc les propositions fondamentales de l’entendement ? Kant distingue quatre types de principe, ces types répondant aux quatre rubriques des catégories. Les deux premiers, en l’occurrence la quantité et la qualité, sont « mathématiques » – ils ont une certitude intuitive – tandis que les deux autres, à savoir la relation et la modalité, sont « dynamiques » – ils ont une certitude discursive. Les principes de l’entendement pur, divisés en principes mathématiques et principes dynamiques, accèdent au statut de propositions métaphysiques. Tandis que les principes mathématiques posent le fondement du caractère mathématique des corps en général, les principes dynamiques déterminent la possibilité de la présence de ce qui est, présence qui se définit à partir d’une force. Nous retrouvons cette division de la détermination des corps naturels chez Leibniz ; cependant Kant est le premier à exposer et fonder leur unité dans un système des principes de l’entendement pur. La table des catégories est divisée en quatre groupes et cette division correspond à celle des principes, c’est-à-dire que le système entier des principes de l’entendement pur se divise en quatre groupes. Les axiomes de l’intuition correspondent à la catégorie de la quantité ; les anticipations de la perception correspondent à la catégorie de la qualité ; les analogies de l’expérience correspondent à la catégorie de la relation ; et enfin, les postulats de la pensée empirique en général correspondent à la catégorie de la modalité.
Il est question dans le premier groupe – les axiomes de l’intuition – des principes des apparitions en tant qu’intuitions, intuitions étant des grandeurs extensives. La grandeur est à la fois quantitas et quantum. La quantitas est la mesure d’une chose tandis que le quantum est le fait que cette chose mesurée soit essentiellement de nature spatiale. Il est par conséquent évident que le quantum possède la quantitas, en effet nous ne pouvons que mesurer quelque chose qui soit douée de grandeur. Mais ce n’est pas tout. Pour que les phénomènes, quant à leur intuition, puissent être des grandeurs extensives, il faut qu’elles soient originellement des quanta – les quanta étant l’espace et le temps. L’espace est un quanta immédiatement représenté, en tant que forme des phénomènes du sens externe, en tant que détermination de notre sensibilité. L’espace est un intuitionné pur, donc a priori : il est la grandeur qui rend possible la quantitas. Tous les phénomènes se montrent dans l’espace et le temps, les phénomènes constituent ainsi un « homogène composé »(4). Cette unification permet aux phénomènes de surgir en tant que figures ayant une grandeur déterminée. Dès lors, cette grandeur instaure une stabilité dans l’unité homogène des phénomènes. Kant établit, en exposant les axiomes de l’intuition, l’applicabilité de la mathématique aux objets de l’expérience ; c’est pourquoi il appelle ce principe le « principe transcendantal de la mathématique des phénomènes »(5). La quantitas relative à l’espace et au temps est ce qui constitue la première appréhension de l’objectivité de l’objet, c’est pourquoi les phénomènes doivent nécessairement être des grandeurs extensives.
Dans le deuxième groupe, Kant expose le principe des anticipations des phénomènes qui consiste à dire que les phénomènes ont une grandeur intensive : « dans tous les phénomènes, le réel, qui est un objet de la sensation, possède une grandeur intensive, c’est-à-dire un degré »(6). Tous les objets de la perception ont une grandeur intensive, autrement dit ils ont un degré d’influence sur les sens. Les anticipations ne s’occupent pas de la forme mais de ce qui est déterminé par la forme. Ici, il ne s’agit plus d’intuitions mais de perceptions, donc de représentations où il y a aussi des sensations. L’anticipation est alors une connaissance concernant la détermination de ce qui appartient à la connaissance empirique. Tout phénomène est pris dans des limites spatiales et temporelles et est constitué par une synthèse de l’imagination productive dans une progression dans le temps. Tous les phénomènes sont donc des grandeurs intensives et continues.
Le réel est la première qualité de l’objet, c’est en effet ce qui appartient premièrement à une chose. Le réel dans les phénomènes, en tant que première qualité, est ce qui rend possible un apparaître. L’intensif, comme le définit Heidegger, est la quantitas de la qualitas d’un réel. Nous saisissons la qualité d’un objet lorsque nous faisons fi de la grandeur extensive et que nous considérons seulement son intensité. Kant appelle degrés les unités immédiatement perçues, ces unités étant des grandeurs intensives. Dans ce principe Kant examine la transcendance propre aux sensations : les sensations sont un donné compréhensible que si nous prenons en compte sa capacité à conditionner la possibilité de l’expérience. Les sensations ne sont possibles que s’il y a un « au préalable » au sensible, c’est pourquoi Kant nomme ce principe les anticipations de la perception.
Ainsi, les phénomènes sont des grandeurs extensives en tant qu’intuitions, et sont des grandeurs intensives en tant que sensations. Kant joint les axiomes de l’intuition et les anticipations de la perception dans la mesure où ces deux principes traitent tous les deux des phénomènes en tant que continuité et où ils fondent métaphysiquement, en tant que principes mathématiques, la possibilité d’une application de la mathématique aux objets.
Le troisième principe, les analogies de l’expérience, correspond à la catégorie de la relation. Ce principe stipule que l’expérience n’est possible que par la représentation d’une liaison nécessaire des perceptions. Les analogies de l’expérience font partie des principes dynamiques. Les principes dynamiques concernent la possibilité d’un objet en général, la possibilité de sa stabilité, de son effectivité, de sa présence. Les principes dynamiques sont les lois naturelles dans la mesure où c’est conformément à eux que doivent être déterminés les phénomènes en tant que substance, cause, effet ou en tant qu’action réciproque. Par conséquent, les principes dynamiques sont les principes qui déterminent la présence des phénomènes au sein de leur enchaînement. Cette stabilité a son fondement dans le nexus des phénomènes, c’est-à-dire dans ce qui rend a priori possible leur connexion. Kant appelle les analogies de l’expérience les « règles de la détermination générale du temps »(7). La détermination de l’existence des objets ne s’opère que par leur relation dans le temps. Le temps est la forme des phénomènes du sens interne, autrement dit il est la forme de notre vécu, donc de tous les phénomènes en général. Toute présence n’est possible que dans un rapport au temps. Il existe trois rapports possibles de la présence des phénomènes au temps car le temps a trois modes, en l’occurrence la permanence, la succession et la simultanéité. Cela signifie que les analogies de l’expérience sont les déterminations transcendantales du temps. Parce que le temps a trois modes et que toute présence n’est possible que dans un rapport au temps, il existe nécessairement trois analogies de l’expérience.
Tout d’abord, tous les phénomènes sont dans le temps et change dans le temps mais le temps lui-même demeure et ne change pas. Les phénomènes sont perçus dans le temps mais le temps lui-même n’est pas perçu. Par conséquent, et cela est paradoxal, c’est dans le temps que l’on peut trouver la substance du temps en général, la substance étant l’élément permanent qui détermine tout ce qui appartient à l’existence. Le permanent est par conséquent le substrat de la représentation empirique du temps. La permanence est finalement l’autre nom pour dire le temps car sans lui aucun phénomène ne pourrait advenir : tandis que la permanence concerne le temps, le changement concerne les phénomènes du temps. La détermination des changements suppose une permanence car seul le permanent peut changer dans la mesure où le changement ne change pas mais subit seulement des modifications. Il faut qu’il y ait un principe permanent pour que la dynamique entre les phénomènes puisse advenir. Cela signifie que l’existence persiste dans le temps par la substance se trouvant dans chaque phénomène.
La deuxième analogie, celle de la succession, concerne donc la succession chronologique suivant la loi de causalité. Les multiples phénomènes de l’expérience sont toujours appréhendés successivement. La transformation des phénomènes s’appelle changement et un changement est perçu lorsque des phénomènes se succèdent. Le sujet, devant un changement, relie alors deux perceptions dans le temps, en l’occurrence une perception absente et une perception actuelle : cela constitue le « pouvoir synthétique de l’imagination »(8). Le rapport qui se constitue entre l’état précédent et l’état actuel se produit par la causalité, c’est-à-dire par un rapport nécessaire entre deux états. La connaissance empirique des phénomènes n’est possible que par la loi de causalité, cette loi soumettant la succession des phénomènes à une règle nécessaire. Si B est l’effet de A, alors B ne peut pas précéder A. Les phénomènes sont donc toujours déterminés dans leur succession par une règle nécessaire, en l’occurrence la loi de causalité. Nos diverses représentations sont par conséquent soumises à une règle et cela leur donne une valeur objective. Kant ne dit jamais que la connaissance n’est que subjectivité parce que l’être humain, être fini, est incapable de connaître les choses en soi : il explique qu’une objectivité existe bel et bien entre un sujet et un objet dans la mesure où il s’instaure entre eux un rapport nécessaire fondé sur la loi de causalité. Le phénomène est réel dans la place déterminée qu’il occupe dans le temps. Lorsqu’un changement advient dans la succession des différents états dans le temps, il existe forcément des déterminations à ce changement.
La troisième analogie, celle de la simultanéité, concerne donc la simultanéité suivant la loi de l’action réciproque ou de la communauté. Des choses sont simultanées dans l’expérience lorsque je peux percevoir une chose puis une autre et réciproquement. Par exemple, je peux porter mon attention sur la lune puis sur un arbre mais je peux aussi d’abord porter mon attention sur l’arbre puis sur la lune. « La simultanéité est ainsi l’existence du divers dans le même temps »(9). Des choses sont simultanées si elles peuvent être perçues en même temps, dans un seul et même temps.
Les analogies de l’expérience, pour résumer, stipulent que tous les phénomènes sont pris dans une nature, y sont toujours inscrits, et que cette unité a priori de l’expérience est la condition de possibilité de la connaissance empirique. Sans cette unité, aucune détermination dans l’expérience ne serait possible.
Dès lors, dans les axiomes de l’intuition est montré que la quantité, comme grandeur extensive, appartient à l’essence des objets en tant que ceux-ci sont des choses rencontrées. Dans les anticipations de la perception est montré que la qualité – la réalité – détermine a priori ce qui est rencontré. Enfin dans les analogies de l’expérience est montré que la correspondance des phénomènes n’est rendue possible que par la permanence, la succession et la simultanéité. Les principes de l’entendement pur démontrent ainsi que les catégories rendent possible l’objet et qu’elles ont une réalité objective.
Il ne reste plus qu’à analyser les postulats de la pensée empirique en général. Ce principe correspond à la catégorie de la modalité, catégorie qui énonce les modes de la présence de l’objet, la manière dont le concept de l’objet se rapporte à la présence. Ces postulats permettent de déterminer un objet comme possible, comme effectif et comme nécessaire ; cela signifie que les postulats de la pensée empirique en général correspondent à l’essence de l’expérience. La possibilité de l’objet correspond à ce qui a été dit des axiomes de l’intuition ; son effectivité correspond à ce qui a été dit des anticipations de la perception ; et sa nécessité – ce qui est stable dans un objet – correspond à ce qui a été dit des analogies de l’expérience. En déterminant ainsi les modes de l’être, Kant enferme l’être dans l’être des objets de l’expérience, autrement dit il ne détermine plus la possibilité, l’effectivité et la nécessité de l’être par une logique purement rationnelle. Les postulats de la pensée empirique en général sont une synthèse, sont des principes subjectivement synthétiques car ils posent l’essence de l’objet déterminée par les trois premiers principes. Ce qui constitue l’essence de l’expérience, ce qui rend possible l’expérience, c’est l’unité de l’intuition et de la pensée. Le fondement ontologique de Kant repose donc sur l’unification des formes de l’intuition et des concepts de l’entendement. Ces principes de l’entendement pur sont les conditions de l’objectivité de l’objet, autrement dit les conditions pour qu’un objet puisse être exposé en tant qu’apparaître.
Lorsque Kant se demande si des jugements synthétiques a priori sont possibles, il pose la question de la légitimité et de la possibilité de la métaphysique. Est-il possible qu’il existe une connaissance a priori quant à son origine et synthétique quant à sa nature ? Il faut distinguer deux significations de la métaphysique chez Kant. Est métaphysique la connaissance qui est indépendante de l’expérience quant à sa source et cette connaissance dérive de principes a priori. Mais est aussi métaphysique la connaissance qui se tient au-delà du sensible qui a comme objets l’âme, le monde et Dieu. Lorsque Kant fonde son ontologie, il la fonde sur la première définition de la métaphysique et non sur la seconde, qui n’est qu’une partie de la première.
Ce que Kant reproche au dogmatisme métaphysique est de transformer un principe purement logique en une affirmation portant sur l’existence. L’illusion métaphysique est de dire qu’un principe obtenu par un raisonnement hypothétique a une existence réelle. En effet la philosophie kantienne s’inscrit dans le criticisme, par conséquent contre les fantasmes métaphysiques où les discours n’ont aucun sujet et où le contenu s’engendrerait lui-même de façon déductive. Kant dénonce dans la Critique de la raison pure les illusions spéculatives de la raison qui entraînent vers des faux problèmes.
Cela signifie que le refus de Kant de la métaphysique scolastique n’est pas synonyme d’un refus complet de la métaphysique. Kant refuse la métaphysique fondée uniquement sur la science de la raison pure, sur des déductions purement logiques séparées de l’expérience. Il veut, par la Critique de la raison pure, fonder une métaphysique qui soit une ontologie fondamentale. Est métaphysique la compréhension de la structure de l’être de l’étant, la visée qui permet aux autres connaissances d’être possibles. Dès lors, le problème de l’instauration de la métaphysique se révèle être le problème même de la possibilité de l’ontologie.
L’intuition finie, c’est-à-dire la réceptivité, est au fondement de la connaissance ontologique chez Kant ; cela signifie que toute pensée se trouve au service de l’intuition. Par conséquent l’intuition est au fondement de la connaissance ontologique et est liée au temps dans la mesure où toute détermination ontologique est une détermination temporelle. « L’Esthétique donne à l’ontologie critique sa première expression et sa véritable assise. »(10) L’ontologie kantienne n’est pas pour autant achevée dans la mesure où pour qu’elle soit complète, il faut qu’elle soit complétée par l’Analytique transcendantale ; complétée par l’Analytique, l’ontologie devient une critique de la métaphysique spéciale parce qu’elle montre qu’il est illégitime de faire un usage transcendant des idées de la raison. Le caractère fondamental de la connaissance ontologique se trouve à la fois dans la sensibilité et dans l’entendement, l’entendement étant toujours au service de la sensibilité. Par la sensibilité les objets nous sont donnés, par l’entendement ils sont pensés. Kant appelle sensibilité la capacité de recevoir des représentations et appelle intuition ce qui nous est donné par le biais de la réceptivité. Dès lors, c’est par le biais de la sensibilité que des objets nous sont donnés et c’est elle qui nous fournit des intuitions. Tout acte de l’entendement, donc tout acte de la pensée formulant des concepts, est dépendant d’intuitions. « Des pensées sans contenu sont vies, des intuitions sans concepts sont aveugles »(11), c’est-à-dire que la connaissance est produite par l’union de l’intuition et de l’entendement, bien qu’ils n’aient pas la même fonction.
Dans les principes de l’entendement, et plus précisément dans les postulats de la pensée empirique en général, se manifeste le concept d’Être comme position. Ces postulats sont « les principes qui expliquent l’Être-possible, l’Être-réel et l’Être nécessaire, dans la mesure où se détermine par là l’existence de l’objet de l’expérience »(12). Les prédicats de la pensée empirique en général ne sont donc pas des postulats réels mais des postulats transcendantaux, par conséquent ontologiques. En outre, les principes de l’entendement pur déterminent le donné de l’expérience à être un objet qui existe. La possibilité, la réalité et la nécessité sont les trois modes différents qui régissent la relation pure qu’entretient l’objectivité des objets avec la subjectivité de la connaissance humaine. Car, la subjectivité n’est possible que par un acte de la réflexion transcendantale qui ne se dirige pas directement vers les objets mais sur la relation de l’objectivité des objets à la subjectivité du sujet. Pensée et Être sont par conséquent liés : il y a un rapport entre pensée et Être qui repose sur l’identité. En d’autres termes, « l’Être défini comme position est déterminé à partir de la relation à l’usage empirique de l’entendement »(13), relation qui a sa source dans la pensée. Il existe ainsi des prédicats ontologiques qui sont la source de la constitution de l’être de l’étant et qui permettent à la connaissance ontique d’être possible. Toute la thèse de Heidegger sur Kant réside d’ailleurs ici : il y a une imbrication parfaite de la sensibilité et de l’entendement, donc du temps et des catégories, qui forment une unité qui n’est pas postérieure à l’existence des objets mais qui est originelle. Cela signifie que la possibilité de l’expérience est dépendante de la possibilité de la connaissance ontologique, qui est nécessairement une connaissance antérieure. En somme revenir à Kant, c’est revenir au dépassement de la métaphysique classique et revenir au fondement de la métaphysique au sens d’une ontologie fondamentale. Le fondement de la métaphysique est l’imagination transcendantale, car dans celle-ci réside la possibilité intrinsèque de la synthèse ontologique qui s’explicite comme temporalité.
Donc, Kant veut en venir à une philosophie critique et transcendantale qui recherche les conditions de possibilité de nos représentations et non le sens ultime des choses. La philosophie kantienne s’inscrit dans une recherche critique, dans le criticisme, c’est-à-dire dans l’analyse des fondements et des limites de notre connaissance. Il critique surtout le fait que certains aient bâti des édifices philosophiques purement spéculatifs avant même de délimiter le champ d’action de la raison. Kant a conscience que la métaphysique est une discipline qui stagne, mais qui stagne sans pour autant arrêter sa course. La raison est métaphysicienne, néanmoins ce n’est pas parce que les théories métaphysiques sont rationnelles qu’elles ne sont pas illégitimes ou même carrément absurdes. Kant, qui observe cet échec de la métaphysique à travers l’histoire, pose donc la question de sa possibilité de droit.
Le centre métaphysique de la philosophie de Kant repose sur la détermination et la délimitation de l’objectivité de l’objet. Ainsi la Critique de la raison pure est une refondation de l’ontologie à partir de l’imagination transcendantale, c’est-à-dire du temps – et non, comme l’ont prétendu les néo-kantiens de l’Ecole de Marbourg, l’exposition d’une théorie de la connaissance. Cela signifie que Kant n’a aucunement nié la métaphysique en tant que telle et n’a pas critiqué la raison pour la destituer mais pour réhabiliter son statut véritable. Chez Kant la réflexion sur l’Être est une réflexion portant sur le rapport de l’Être avec les capacités de l’entendement. L’Être est la position, c’est l’acte de poser relatif à une pensée définie comme une opération de l’entendement.
Depuis Kant, la subjectivité est mise au rang de principe et est par conséquent au centre de toute connaissance. Dans la relation de connaissance objet-sujet, l’objet se règle sur la structure de la subjectivité connaissante composée de la sensibilité et de l’entendement. Ainsi les objets dépendent de notre manière de connaître. Dès lors la révolution copernicienne ne consiste pas à dire qu’au fondement de la connaissance se trouve un sujet absolu qui existe indépendamment de toute réalité.
Le véritable sens de la révolution copernicienne est la préséance de la connaissance ontologique sur la connaissance ontique. Pour qu’une connaissance ontique soit possible, il faut nécessairement qu’il y ait une connaissance ontologique qui la précède, d’où l’importance portée par Kant au développement d’une autre forme de métaphysique. « L’instauration du fondement de la métaphysique en totalité équivaut donc à dévoiler la possibilité interne de l’ontologie »(14) : voilà le véritable sens de la révolution copernicienne. Une connaissance ontique n’est possible que si une connaissance ontologique la précède ; dit autrement, la connaissance empirique dépend de la constitution de la vérité ontologique. Cela signifie que « la Critique de la Raison pure n’a rien à voir avec une « théorie de la connaissance ». Si l’on pouvait admettre une interprétation de la Critique de la Raison pure comme théorie de la connaissance, il faudrait dire : la Critique de la Raison pure n’est pas une théorie de la connaissance ontique (expérience) mais de la connaissance ontologique »(15). La révolution copernicienne de Kant réside dans le fait de ramener le problème de l’ontologie à une place majeure, centrale.
C’est ainsi que Kant se pose la question essentielle de la possibilité des jugements synthétiques a priori. Ces questions permettent de mettre en évidence l’être de l’étant avant tout contact empirique avec l’étant. Par conséquent, l’ontologie kantienne devient une philosophie transcendantale, une philosophie qui s’occupe de la possibilité a priori de l’objet plutôt que de l’objet saisie empiriquement. Par l’exposition de l’Esthétique transcendantale et de l’Analytique transcendantale, Kant fonde une métaphysique générale de l’être dont les principes de l’entendement closent le fondement.
(1) KANT Emmanuel, Critique de la raison pure, Paris, GF Flammarion, 2006, p.149
(2) Ibid., pp.194-195
(3) HEIDEGGER Martin, Qu’est-ce qu’une chose ?, Paris, Tel Gallimard, 1971, p.195
(4) Ibid., p.210
(5) KANT Emmanuel, Critique de la raison pure, Paris, GF Flammarion, 2006, p.241
(6) Ibid., p.242
(7) Ibid., p.250
(8) Ibid., p.258
(9) Ibid., p.272
(10) CHENET François-Xavier, L’assise de l’ontologie critique, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1994, p.15
(11) KANT Emmanuel, Critique de la raison pure, Paris, GF Flammarion, 2006, p.144
(12) HEIDEGGER Martin, « La thèse de Kant sur l’Être », Questions I et II, Paris, Tel Gallimard, 1968, p.404
(13) Ibid., p.419
(14) HEIDEGGER Martin, Kant et le problème de la métaphysique, Paris, Tel Gallimard, 1953, p.72
(15) Ibid., pp.76-77
Jean