Une (re)lecture du Roman de Renart à la lumière de La Généalogie de la morale de Nietzsche.
— Renart et la morale aristocratique —
« Nous, les autres, nous les immoralistes… […] », tels sont les termes par lesquels Nietzsche aime à se revendiquer, tels sont également ceux dont on se sentirait a priori dans la possibilité de qualifier le personnage de Renart. Nietzsche et Renart les immoralistes, les déviants, les « méchants », ainsi soit-il du jugement généralement porté par les apôtres de la moralité. Et pourtant, sommes-nous certains de pouvoir ainsi les qualifier ? Nietzsche, tout comme Renart, ne s’emploieraient-ils pas à dissimuler, derrière ladite antimorale, une autre « morale » ? Si nous émettons cette hypothèse, c’est car il nous semble pouvoir constater une brèche dans ledit « immoralisme » partagé entre le philosophe et le personnage de roman, immoralisme voilant une « morale » sous-jacente à ladite antimorale revendiquée. Et pour cause, nous avons d’une part une Généalogie de la morale critiquant avec véhémence la morale héritée des racines occidentales judéo-chrétiennes qui selon Nietzsche, ne serait rien de moins qu’une barrière à l’élévation de la volonté de puissance de l’individu ; de l’autre, Le Roman de Renart qui vient contrebalancer toute idée de la moralité par la mise en exergue d’un personnage principal défiant une société chrétienne au travers d’un anticléricalisme tout autant sournois dans les paroles qu’assumé dans les actes. Or, si la critique de la morale semble rejoindre ces deux ouvrages, il n’en demeure pas moins qu’ils proposent tous deux, au-delà d’un immoralisme, une « contre-morale ». En effet, à l’encontre d’une morale mortifère se posant comme une barrière à l’encontre du déploiement de la volonté de puissance des individus, Nietzsche oppose la « valeur aristocratique » qui n’est autre qu’une contre-morale permettant la refonte d’une autre morale : une morale des maîtres devant supplanter la morale des esclaves, une morale des meilleurs, en somme, une morale aristocratique au sens étymologique du terme. Or, le personnage de Renart est lui-même un aristocrate. D’une part, socialement par son titre de baron, lui qui réside dans le château de Maupertuis. De l’autre, étymologiquement – au sens du « meilleur » – du fait que celui-ci cumule nombre d’avantages lui permettant d’exercer sa puissance sur les autres, qu’il s’agisse de sa beauté, de son ingéniosité, de son audace ou encore de son affranchissement de toute morale lui permettant dès lors de sortir vainqueur de la grande majorité de ses aventures, jusqu’à échapper à la mort elle-même. Cela étant, il conviendra par le présent article, de définir dans quelle mesure une (re)lecture nietzschéenne du Roman de Renart permet-elle d’envisager une morale sous-jacente à l’a priori antimorale de Renart, à savoir, une morale aristocratique.
Renart, ou l’incarnation d’une morale aristocratique fondée sur l’affirmation de soi comme « bon ».
Originellement, sont « bons » les puissants qui se définissent comme tels.
Le personnage de Renart semble donc – comme nous l’avons énoncé précédemment – marqué, au-delà d’un présumé « immoralisme », par une « morale » aristocratique fondée sur l’affirmation de soi, une affirmation de sa puissance inhérente à sa capacité de définir ce qui est « bon » à partir de lui, et non pas à partir d’autrui. En effet, Nietzsche affirme qu’à l’origine, ce sont les puissants eux-mêmes qui définissent ce qui est bon selon eux : « Ce sont bien plutôt les « bons » eux-mêmes, c’est-à-dire les nobles, les puissants, les hommes de condition supérieure et d’âme élevée, qui se sont sentis eux-mêmes bons et ont estimé leurs actes bons, c’est-à-dire de premier ordre, par opposition à tout ce qui est bas, mesquin, commun et populacier » (GDLM, p.21, I, §2). Dès lors, est originellement « bon » ce qui est désigné comme tel par les puissants, ce qui est conforme à la manière d’être des « maîtres » par opposition à la manière d’être de la populace. Or, rappelons que Renart est avant tout un aristocrate, dans son sens étymologique certes, mais aussi en ce qui concerne sa classe sociale – damp Renart étant le baron propriétaire du château de Maupertuis. Ainsi, celui-ci ne cesse de rappeler son rang et de le mettre en contraste avec les « vilains » comme nous en témoigne par exemple sa troisième aventure dans laquelle il se confronte à Berton le Maire, lui-même désigné par le terme de « vilain » et défini comme un « homme assez peu subtil, très avare et surtout désireux d’accroître sa chevance » (RDR, p.39). Dès lors, Renart, en sa qualité de baron, est amené à définir ce qui est « mauvais » – à savoir les « vilains » – lorsque lui-même se trouve du côté de l’aristocratie. En effet, Nietzsche souligne que l’origine de l’opposition entre « bon » et « mauvais » serait dû au « pathos de la distance » instauré par les nobles pour se séparer des hommes du commun. Et si les auto-proclamés « bons » sont capables de se désigner ainsi, c’est justement car ces derniers disposent du pouvoir du langage : « Le droit des maîtres de donner des noms va si loin qu’il serait permis de voir dans l’origine du langage même une manifestation de la puissance des maîtres » (GDLM, p.22, I, §2). Or, Renart n’est-il pas le parfait exemple de cette détention du pouvoir du langage, lui qui remporte la plupart de ses combats par les mots ? Plus encore, c’est par sa maîtrise de la langue qu’il qualifie tel ou tel autre personnage comme « inférieur » à lui, comme « pécheur », « vilain » ou « pitoyable » en opposition à sa propre personne. En effet, Nietzsche affirme selon ses recherches étymologiques que « les expressions du « bon » dans les diverses langues […] renvoient tous à la même transformation des concepts, que partout « distingué », « noble », au sens du rang social, est le concept fondamental d’où naissent et se développent nécessairement les idées de « bon » au sens d’âme distinguée » et de « noble » au sens d’« âme supérieure », d’ « âme privilégiée » » (GDLM, p.24, I, §3). Dès lors, Renart se qualifie comme appartenant à un rang supérieur, tout comme il l’affirme des proches du Roi, en parlant des « hauts barons » (RDR, p.128) et de « l’Assemblée générale et plénière, garnie de hauts et puissants animaux » (RDR, p.161). Or, Nietzsche fait remarquer que les nobles se sentent des hommes de rang supérieur en raison de leur puissance supérieure ou des signes de cette supériorité – comme l’argent avec ces « riches vavasseurs » (RDR, p.161) constituant la cour du Roi – et se définissent par la pleine affirmation de celle-ci. Ainsi, l’aristocrate méprise ce qui est populacier, comme nous en témoigne le caractère selon Renart « pitoyable » (RDR, p.42) de Berton le Maire qui n’empêche pourtant pas Renart d’éprouver une « douce pitié » (RDR, p.43) pour ce vilain ayant prié et pleuré. Et pour cause, Renart n’a pas besoin de se comparer à la populace afin de se construire artificiellement, car il sait jouir seul de sa valeur aristocratique sans avoir besoin des autres pour se l’affirmer. En somme, Renart méprise les « vilains », mais il ne les hait pas, a contrario des vilains qui, pour beaucoup vouent une véritable haine à l’encontre de Renart provoquée par leur frustration.
Des « bons » et « mauvais » aux « bons » et « méchants » : le déplacement d’une dichotomie privilégiant la morale des « esclaves » à l’encontre des valeurs aristocratiques.
Si Renart dans sa position d’aristocrate conçoit le principe de « bon » à partir de lui-même pour se faire ensuite une idée du « mauvais », il semblerait que les nouveaux détenteurs de l’autorité sur le langage que sont les héritiers de la morale chrétienne renversent complètement la hiérarchie initiale. En effet, si à l’origine, les aristocrates tels que Renart pouvaient s’auto-glorifier par le langage du fait de leur autorité sur les mots en se désignant eux-mêmes comme « bon » et les autres comme « mauvais », le vocabulaire du jugement, passé dans un paradigme chrétien, a été bouleversé sous l’égide d’une transformation en « bon » et « méchant ». Ainsi, Le Roman de Renart prend place dans une société moyenâgeuse placée sous l’hégémonie du christianisme qui s’empare des mots créés initialement par l’autorité aristocratique pour en modifier leur sens et les investir d’une autre axiologie, d’un autre système de valeur. En effet, si le « mauvais » des aristocrates pouvait être considéré comme accessoire en tant que ce dernier n’accorde pas une place prépondérante à ce qu’il juge plus bas que lui, il semblerait que le « méchant » des esclaves relève quant à lui d’une haine inassouvie envers les anciens « bons » aristocrates qui sera constitutrice de la conception d’une morale chrétienne que Nietzsche définira comme une « morale des esclaves ». Cela étant, si « l’homme noble exige que son ennemi lui soit comme une distinction » (GDLM, p.38, I, §10) il n’en va pas de même en ce qui concerne l’homme du ressentiment qui a conçu son ennemi comme « « l’ennemi méchant », le « méchant » comme principe, à partir duquel il imagine par imitation et comme antithèse un « bon » - lui-même ! » (GDLM, p.39, I, §10). Et si nous précisons la pensée nietzschéenne, c’est bien parce que les exemples témoignant de ce processus sont nombreux dans Le Roman de Renart. En effet, nous évoquions précédemment le fait que Renart n’éprouve aucune haine à l’encontre de ses adversaires, tout comme Noble le Lion, en dépit de sa condamnation de Renart, reconnaît qu’« il y a dans l’audace et l’impunité de Renart quelque chose de surnaturel » (RDR, p.205) démontrant de fait une certaine admiration pour son ennemi. Or, s’il en est ainsi des aristocrates, il en va d’un sentiment contraire des vilains qui, quant à eux, s’instituent tels des « hommes du ressentiment » éprouvant une haine tenace contre les puissants, une haine qui n’est autre que le gage de la frustration à laquelle les confine leur impuissance. En effet, lorsque les gelines – dans la trente-neuvième aventure – viennent se plaindre au Roi des crimes de Renart, ces dernières se définissent comme « d’innocentes victimes » en opposition au méchant Renart et admettent que la cause de leur venue est due au fait que « tout espoir de vengeance [leur] étant enlevé, c’est de vous seuls, nobles seigneurs, que nous attendons justice » (RDR, p.192). Ainsi, frustrée par leur impuissance, les faibles gelines n’ont d’autres choix que d’accomplir leur vengeance par l’intermédiaire d’une autorité souveraine jugeant le « bon » et le « méchant » dans un paradigme chrétien prenant la défense des faibles. Cela étant, les gelines – et les faibles en général – définissent leur statut d’« innocentes victimes » non pas à partir d’elles-mêmes, mais à partir de leur ennemi, le « méchant » Renart, témoignant de fait d’une morale des esclaves au sens nietzschéen, d’une morale des hommes du ressentiment. Aussi, Nietzsche affirme que le fait de supposer que quelqu’un soit méchant implique nécessairement la croyance en un libre arbitre étant donné que l’on ne peut être « méchant » que si l’on est libre de ne pas être « méchant », or, nous remarquerons plus tard, que les personnages du Roman de Renart ne sont justement pas « libres » mais tributaires de leur nature animal.
Renart et le bénéfice tiré d’une société d’hommes prévisibles.
Si nous exposions précédemment le changement de paradigme inhérent à une société placée sous l’égide du christianisme semblant initialement aller à l’encontre des valeurs aristocratiques préexistantes, il n’en demeure pas moins que l’« élevage » des hommes en capacité de promettre ait conféré à Renart un accroissement de sa puissance. En effet, remarquons que la promesse tient une place fondamentale dans Le Roman de Renart. Attendue par la majorité comme gage d’une nécessité de l’action, les prédateurs tels que Renart ou Ysengrin en font un usage tout à fait contraire, jouant sur la crédulité d’autrui en la valeur d’une promesse effectuée afin de les gaber. En effet, si le processus de moralité des mœurs et la camisole de force sociale a tâcher d’élever selon Nietzsche un animal qui puisse promettre et qui soit par conséquent « prévisible, régulier, nécessaire » (GDLM, p.61, II, §1), Renart devient le bénéficiaire de ce processus en profitant du caractère prévisible des autres afin de les tromper, tout comme nous en témoigne l’exemple de la Mésange à laquelle il affirme au sujet d’une nouvelle ère de paix que « tous les barons l’ont jurée, tous ont promis d’oublier les anciens sujets de querelle. Aussi les petites gens sont dans la joie ; le temps est passé des disputes, des procès et des meurtres ; chacun aimera son voisin, et chacun pourra dormir tranquille » (RDR, p.51). Ainsi, Renart profite de ce passage d’un état « sauvage » dans lequel résidait le vice à celui d’une société héritière de la moralité des mœurs qui aurait supprimé ces derniers – notamment par le biais de la morale chrétienne – afin de mettre en confiance la Mésange dans le but de la tromper, puis de la manger. Dès lors Renart est conscient du processus de moralisation des mœurs s’étant incarné dans les individus, et c’est par cette connaissance qu’il est également capable de s’en soustraire et ainsi de mettre à profit le caractère présupposé moral d’autrui afin de le renverser à l’avantage de sa nature de prédateur. Cependant, si le processus de moralisation des mœurs a atteint la majeure partie de la population, celui-ci n’est pas universel, et c’est pourquoi il subsiste des êtres qui s’en accommodent – notamment les aristocrates – laissant ainsi une place prédominante à leur nature à l’encontre d’une incarnation morale.
Une morale aristocratique permettant à Renart le déploiement de sa pleine volonté de puissance.
Renart, fruit de la création d’Eve, une valeur aristocratique naturelle propre à la préservation de son « ancien moi animal ».
La « morale » aristocratique de Renart constitue, au-delà d’une affirmation de l’individu, une affirmation de la nature animale du personnage comme condition de déploiement de sa volonté de puissance. En effet, la valeur aristocratique de Renart semble être propre à sa nature, à ses instincts naturels et notamment à la reconnaissance et à l’acceptation de son « ancien moi animal ». Renart le goupil est le fruit de la création d’Eve qui fit naître « les animaux sauvages qui tous, comme le loup, prenoient le chemin des bois » et est directement décrit comme « au naturel malfaisant, à l’intelligence assez subtile pour décevoir toutes les bêtes du monde » ( RDR, p.20) tout en ayant « pour oncle sire Ysengrin, homme de sang et de violence, patron de ceux qui vivent de meurtre et de rapine » (RDR, p.21). Comme nous l’affirmions précédemment, si la morale des esclaves qualifie ses ennemis de « méchants », cette appellation nécessite alors la présence d’un libre arbitre. Or, Renart n’a justement pas vraiment de libre arbitre, sa nature est orientée et par conséquent, sa liberté d’être « bon » ou « méchant » – comme l’entendraient les apôtres de la morale du ressentiment – n’est qu’une fiction étant donné que selon Nietzsche « l’agir est tout » et que, de fait, on ne peut plus penser une faculté du vouloir qui soit libre de faire ou non, de vouloir ou non. Ainsi, Nietzsche part du principe que l’homme, avant l’Etat, n’était qu’un animal mu par un « instinct de liberté » (GDLM, p.97, II, §17) – qu’il nous faut comprendre comme instinct de puissance. En effet, l’homme est mu par des instincts qui l’assaillent et que la moralité des mœurs tout comme la camisole de force sociale ont dans un premier temps essayé de réfréner. Or, Renart justement, de nature aristocratique – dans les deux sens précédemment exposés du terme, relativement à sa classe tout comme à l’étymologie – a su s’extraire de ces processus sociabilisant, lui permettant de fait l’acceptation et le déploiement de sa volonté de puissance en préservant sa volonté de domination, cette volonté de domination sur les autres n’étant autre que l’affirmation de sa « liberté », de sa puissance exercée à l’encontre des autres hommes. Ainsi, si Renart feint d’être un animal sous le joug de la moralité des mœurs et de la camisole de force sociale, celui-ci n’y est aucunement soumis, ce que nous pourrions par ailleurs remarquer dans la vingt-cinquième aventure au cours de laquelle, le grillon voyant Renart porter les vêtements d’un pèlerin s’exclame « Ah ! Renart ! je t’avois reconnu […] tu n’as pas changé de nature en changeant de vêtement » (RDR, p.126). En effet, peu importe que Renart endosse l’accoutrement d’un homme de foi, car sa nature reste la même, celle d’un être prédestiné à l’affirmation de sa volonté de puissance. Cela étant, Nietzsche attribue un caractère commun aux individus affirmant leur valeur aristocratique, celle de la pleine affirmation de la vie délestée du poids de sa seule préservation acharnée et finalement mortifère, leur permettant, de fait, d’affirmer une nature guerrière défiant la prudence générale.
Nobles et barons : Une aristocratie guerrière de « bêtes fauves déchainées ».
Si nous avons précédemment évoqué la violence constitutive de ces « maîtres » et « conquérants » que représentent les partisans d’un aristocratisme, c’est bien parce que Nietzsche admet que la valeur aristocratique est gage d’une libération des « bêtes fauves déchaînées » de la nature constitutive de ces êtres, et que celle-ci admet par conséquent une puissance physique. Or, Le Roman de Renart présente une hiérarchie fondée sur la puissance notamment physique des personnages, comme nous en témoigne Noble le roi – qui est un lion, donc le roi des animaux à l’état sauvage – et son entourage, constitué de barons tels que Brun l’ours, Baucent le sanglier, Rooniaus le veautre ou encore Ysengrin le loup ; en somme, des prédateurs, lorsque les animaux qualifiés sous le terme de « vilains » sont des proies. En effet, Nietzsche affirme à travers l’aristocratie guerrière la puissance des corps, l’affirmation d’une grande santé et la capacité des individus à la pratique de la guerre, faisant preuve d’une « effroyable sérénité » et de « la profondeur de leur plaisir dans la destruction, dans toutes les voluptés de la victoire et de la cruauté » (GDLM, p.40, I, §11). Aussi, les « barons » précédemment cités sont eux-mêmes des animaux violents et cruels qui pratiquent la chasse et se battent férocement en dépit des dangers, comme nous l’expose l’affirmation de Brun l’ours dans la trente-deuxième aventure qui pourrait là faire office de maxime : « Je comprends le danger et je me décide à le braver » (RDR, p.170). De même, ces derniers n’ont de cesse de faire preuve d’une effroyable cruauté, comme nous l’expose le cas de Noble le roi qui, remarquant que Renart a tué un « vilain » en le poussant à la noyade, est pris d’une folle envie de rire tout en « jurant que jamais vilain n’avoit été mieux traité selon ses mérites » (RDR,p.134) ou encore lorsque Renart n’éprouve aucun mal à dévorer les enfants de Droineau. Et pour cause, l’aristocrate, en tant que meilleur des hommes, homme « bon » selon les « bons » n’a pas de rapport avec le « juste ». En effet, selon Nietzsche, « parler de justice et d’injustice en soi n’a pas de sens, en soi l’infraction, la violation, l’exploitation, la destruction ne peuvent évidemment pas être « injustes », puisque la vie procède essentiellement, c’est-à-dire dans ses fonctions élémentaires, par infraction, violation, exploitation, destruction, et qu’elle ne peut être pensée sans cela » (GDLM, p.83, II, §11). Ainsi, Renart, le « bon » dans sa dimension aristocratique, suivant les « fonctions élémentaires » de la vie, affirme la vie plus qu’il ne la restreint et, sans l’autorité des lois, ne serait aucunement moins « bon » en faisant preuve de barbarie. Néanmoins, ces « bêtes fauves déchaînées » qui représentent l’aristocratie présente dans Le Roman de Renart sont, par leur nature, confinées à l’impossibilité d’une union stable entre elles car comme l’affirme Nietzsche : « par nécessité naturelle les forts ont tendance à se séparer autant que les faibles ont tendance à s’unir, si les uns s’associent ce n’est qu’en vue d’une action agressive commune, d’une satisfaction commune de leur volonté de puissance, et non sans avoir à surmonter individuellement de grandes répugnances » (GDLM, p.163, III, §18). En effet, Renart ne s’associe – à Ysengrin, Primaut ou Tybert par exemple – que dans la perspective d’accomplir un acte vicieux, et se termine perpétuellement dans le chaos d’une lutte interne des anciens alliés opposant leurs volontés de puissances respectives, ce dont témoignera les paroles de Tybert destinées à Renart : « nous ne sommes pas faits pour aller longtemps de compagnie » (RDR, p.113). Or, si nous avons démontré le caractère proprement violent des aristocrates du Roman de Renart, il n’en demeure pas moins que Renart lui-même dépasse ce stade de la puissance physique en embrassant une puissance spiritualisée.
Renart ou le dépassement de la puissance physique par la puissance spiritualisée.
Si Nietzsche affirme une puissance physique inhérente à l’aristocratisme guerrier, celui-ci ne s’y restreint absolument pas, tout comme Renart. En effet, la puissance peut être une puissance spiritualisée. Ainsi, la puissance n’est pas nécessairement physique car Nietzsche – avant Freud – est un penseur de la sublimation. Dès lors, sur le plan politique par exemple, celui qui désir le pouvoir n’est pas nécessairement le plus fort, cette « bête fauve déchaînée », mais celui qui saura au mieux sublimer sa puissance. C’est là tout ce qui constitue la supériorité de Renart : « ce grand maître en fourberie, Renart l’ennemi naturel des chemins droits, qui joueroit aisément le monde entier, et qui lutteroit de malice avec le démon lui-même » (RDR, p.139). Et pour cause, Renart qui n’est aucunement le plus puissant des animaux – en témoigne sa défaite lors du duel l’opposant à Ysengrin – affirme une puissance de l’esprit capable de surpasser la puissance physique de ses adversaires. Cela étant, Renart développe sa volonté de puissance en se jouant de la faiblesse d’esprit de ses adversaires, instaurant dès lors la suprématie de l’esprit sur la force physique. La fourberie et l’ingéniosité de Renart lui permettent dès lors d’assurer sa préservation et celle de sa famille – en acquérant de la nourriture par exemple – mais aussi de persévérer dans sa volonté de puissance en trouvant toujours plus de moyens ingénieux afin de dominer les autres individus, peu importe leur grade social ou leur puissance physique. Dès lors, Renart parvient, notamment par sa compréhension de la moralité des mœurs et de la camisole de force sociale, à s’emparer de la morale afin de la retourner contre ses principaux instigateurs. Et si Renart a si bon usage personnel de la morale chrétienne, celui-ci ne se fait néanmoins pas prier pour la blasphémer, semblant revendiquer un anticléricalisme affirmé par ses mots et ses actes.
Le Roman de Renart, de l’anticléricalisme à la recherche d’un « Dieu ».
Renart et l’anticléricalisme.
Comme nous avons pu le percevoir au cours de notre article, Le Roman de Renart semble opérer une dichotomie opposant les « forts » et les « faibles », les « barons » et les « vilains », en termes nietzschéens les « aristocrates » et les « esclaves ». Nietzsche affirme dans sa Généalogie de la morale que : « Quand les opprimés, […], les asservis se mettent à dire, avec la ruse vindicative de l’impuissance : « soyons différents des méchants, soyons bons ! […] » - eh bien, pour un homme froid et impartial, cela ne veut rien dire d’autre que ceci : « nous les faibles, nous sommes décidément faibles » (GDLM, p.46, I, §13). Or, nous retrouvons fréquemment ce stratagème dans Le Roman de Renart, comme nous l’expose le cas des gelines que nous invoquions précédemment, ou plus précisément encore celui de la onzième aventure au cours de laquelle Primaut refuse de partager le fruit de leur commune extorsion avec Renart. En effet, Renart emploie dans cette aventure la rhétorique chrétienne afin de persuader Primaut d’un partage, mais se retrouve confronté à un autre de ces aristocrates n’étant pas sous le joug de la moralisation des mœurs. Ainsi, lorsque Renart affirme : « vous aurez grande honte et vous ferez un péché mortel, si vous gardiez tout pour vous », Primaut lui répond : « Voilà des paroles bien inutiles : ai-je besoin de tes sermons ? Si tu as faim, qui t’empêche de faire un tour dans le bois et d’y chercher ta proie, comme les autres jours ? » (RDR, p.77). Cela étant, Renart invoque la morale chrétienne alors même qu’il vient de commettre le péché de vol mais se retrouve face à l’un de ses semblables qui, lui aussi n’utilise la morale chrétienne que lorsque celle-ci lui confère un bénéfice par le moyen d’autrui. Et pour cause, le christianisme ne cesse d’être instrumentalisé afin de satisfaire les volontés individuelles des personnages. Ysengrin lui-même n’aura de cesse de se laisser tenter par le confort de la vie religieuse que lui vend Renart, tout comme le démontre sa volonté de manger à la table de Renart qui lui fait croire qu’il est en compagnie des frères de l’abbaye de Tyron et qu’il est nécessaire de se faire ordonner moine afin de partager le repas ou encore de sa volonté de joindre le Paradis « où l’on a telle viande à foison » (RDR, p.144). Dès lors, le christianisme ne semble qu’attirer les faibles ayant besoin d’une morale souveraine les protégeant des aristocrates, et les arrivistes souhaitant profiter des plaisirs égoïstes, dissimulant de fait une critique acerbe de la sainteté de cette société chrétienne. Or, plus encore qu’une critique à l’encontre du christianisme, Renart – tout comme une partie de son entourage – semble faire appel à Dieu jusque dans ses vices, poussant ainsi le blasphème à son paroxysme.
Dieu imploré jusque dans les vices.
Si Renart semble a priori représenter tout ce qu’il y a de plus sceptique à l’égard de la religion, il n’en demeure pas moins qu’il ne cesse de s’y référer, même en dehors de ses interactions sociales visant à tromper ses adversaires. Néanmoins, les prières adressées à Dieu par bon nombre de puissants semblent perpétuellement adressées en vertu de souhaits coupables. Tout comme nous le rappelle la préface de Béatrix Beck : « dame Hersent implore le ciel pour que son mari soit tué au cours du combat singulier qui va l’opposer au bien-aimé » (RDR, p.11), ou encore lorsque Renart, se rendant au procès implore Dieu de faire en sorte : « que je le confonde, soit en riant, soit en plaidant, soit en combattant » (RDR, p.210). Dès lors, Renart et dame Hersent demandent de l’aide à Dieu dans la réussite d’entreprises malfaisantes, ce qui pourrait apparaître comme un blasphème des plus conséquents. Primaut lui-même, en compagnie de Renart, lorsque tous deux pillent les mets d’une église, s’exclame « Dieu soit loué » et revendique que « Dieu en nous conduisant ici doit avoir eu ses desseins pour nous » (RDR, p.68) alors même qu’il ne cesse de blasphémer le christianisme en enfilant une robe de prêtre et chantant la messe totalement ivre. Néanmoins, Renart quant à lui est-il profondément impie ? En effet, il semblerait que ce dernier, s’il semble répudier la morale chrétienne, possède en réalité une véritable foi en « Dieu ». Mais de quel dieu s’agit-il ?
Renart et la foi en « Dieu ».
Si nous étions tentés a priori de définir Renart comme un fervent athée, il semblerait néanmoins que cette affirmation soit fausse. En effet, Renart est peut-être le plus fervent croyant du Roman de Renart, bien que sa foi absolue en Dieu semble tournée vers un dieu tout-puissant n’étant pas celui revendiqué par l’Eglise. Cela étant, Renart semble définir un Dieu aristocratique, un dieu des forts et des puissants, mais un dieu en attente. Nietzsche lui-même affirme qu’ « un jour, à une époque plus robuste […], il faudra que nous vienne l’homme rédempteur » (GDLM, p.109, II, §24) dénotant de fait l’attente d’un être venant corriger l’ensemble des fruits de l’arbre de la morale des esclaves, qu’il s’agisse du nihilisme, de l’idéal, du christianisme et tant d’autres, afin de rétablir la valeur aristocratique comme (ré)affirmation d’une vitalité perdue. Or, rappelons-nous que Renart lui-même, lorsqu’il fut envoyé en pèlerinage au Saint-Sépulcre s’exclama finalement : « reprenez votre lambeau, et Dieu maudisse qui m’encombra de ce bourdon, de cette écharpe et de toute cette friperie » (RDR, p.245). Dès lors, Renart invoque Dieu alors même que celui-ci est censé faire pénitence auprès de lui, ce qui pourrait en effet nous faire considérer que Renart n’en appelle aucunement au Dieu revendiqué par l’Eglise, mais à un Dieu qui, à l’encontre de la moralité chrétienne, soit favorable à l’exaltation de la volonté de puissance des individus, à un Dieu maudissant les ordres ecclésiastiques existants et encourageant les individus à une élévation brisant les chaînes de la morale afin d’en découvrir un Dieu supérieur… Zarathoustra peut-être ?
Yoann STIMPFLING
Ouvrages de référence :
La Généalogie de la morale, Nietzsche, Folio Essais, Trad. de l'allemand par Jean Gratien et Isabelle Hildenbrand. Édition de Giorgio Colli et Mazzino Montinari, 1985.
Le Roman de Renart, Folio, Préface de Béatrix Beck, Version de Paulin Paris, Gallimard, 1986.