Où est la beauté ?


 
The Red Armchair  Pablo Picasso. Espagne, 1931.Ligne de crédit : Gift of Mr. and Mrs Daniel Saidenberg.

The Red Armchair

Pablo Picasso. Espagne, 1931.

Ligne de crédit : Gift of Mr. and Mrs Daniel Saidenberg.


Cet article est l’occasion, sous forme d’une sorte de dissertation philosophico-littéraire, de s’interroger sur ce grand domaine qu’est l’art. 

Devant quoi peut-on s’exprimer « telle chose est belle ? ». Est-ce plutôt devant la nature, ou devant une oeuvre humaine (musique, film, peinture, …) ? Nous allons voir que la réponse est complexe et suscite un questionnement profond de notre rapport à l’art. J’ai choisi d’utiliser deux auteurs pour mener à bien cette réflexion, un poète en la personne de Pierre Reverdy, et l’illustre philosophe Emmanuel Kant. On verra que leurs vues sur l’art présentent des divergences tout en présentant des accords sur certains points. 


Le constat de départ est simple. Reverdy, dans Cette émotion appelée poésie, construit une distinction, et, dirait-on même, une supériorité de l’oeuvre esthétique sur la nature. 

«  Ce que vous allez chercher au théâtre, au musée, au concert et dans les livres, c’est une émotion que vous ne pouvez trouver que là » 

Ce qui sous entend comme on peut le comprendre:  « que la nature ne peut nous fournir ». Ainsi la nature se présente en premier lieu comme lacunaire. Si elle était si belle, si émouvante, on n’aurait jamais eu l’idée de faire de l’art. 

Il poursuit en appuyant sur cette supériorité de l’oeuvre sur la nature, en ces termes : 

« Si nous admirons tant la nature, c’est parce que nous y retrouvons ce que l’art (…) nous a appris à admirer » 

C’est à cet instant que l’on rencontre un problème fondamental. Selon cette position radicale, on est capable d’apprécier la nature uniquement parce qu’on nous a « appris » à la trouver belle. 

Ainsi, quelqu’un ne pourrait pas dire d’un paysage qu’il est beau sans avoir vu au préalable des aquarelles de William Turner. Il nous serait impossible de trouver que le spectacle des étoiles et de la voute céleste est magnifique sans avoir visionné une oeuvre  artistique traitant de ce sujet au préalable.

Dès lors cela implique que tout jugement de goût sur la nature n’est en réalité pas porté directement sur la nature, mais sur la représentation artistique en rapport avec le sujet que j’ai en tête, et ce, même inconsciemment. 

Mais alors, faisons une expérience de pensée : imaginons le premier être humain sur terre, qui ne peut pas « apprendre » l’art car il ne peut trouver d’insipiration dans « le contact avide et exclusif avec les oeuvres du passé ». Comment cet homme peut-il produire une oeuvre artistique ? Selon la définition même de Reverdy, c’est hors de sa portée ! Dans cette expérience de pensée, l’art ne naitra jamais. Or, on sait qu’il en est autrement dans notre société, c’est donc qu’il doit être possible de porter des jugements de goût sur la nature, sans l’intermédiaire des artistes. 

C’est là que Kant entre en jeu. Il distingue clairement la nature de l’art mais chez lui le rapport hiérarchique est inversée. La nature est supérieure à l’oeuvre d’art. 

En effet, le propre du jugement de goût « c’est beau » est qu’il est libre, strictement et purement libre. A la question, sommes nous libres ? Kant répond oui, du moins lorsque l’on dit « c’est beau ». 

Lorsque l’on profère ces mots, on n’émet aucune connaissance. 


Exemple :

Quand je dis, « Ce tableau est magnifique », je fais comme si sa magnificence était constitutif à ce qu’il est (un tableau). J’agis comme si mon jugement purement esthétique était logique. (or il ne l’est pas puisque il ne fait appel à aucune objectivité)

En disant que cette peinture est un tableau magnifique, je n’apporte pas de connaissance même si je fais comme si.

Le jugement de beauté est donc subjectif, « esthétique » selon le terme qu’emploie Kant. Je peux donc dire d’une chose qu’elle est belle sans avoir besoin d’un poète ou d’un réalisateur pour m’apprendre en quoi elle est belle. 

Kant va même plus loin en disant « est beau ce qui plait universellement sans concept ». Cela sous entend que la nature est plus apte à remplir cette définition qu’une oeuvre d’art. 

De fait dans l’analytique du beau, Kant montre que la nature répond à cette absence de « concept » car on ne saisit pas sa fin. Il n’y a pas de concept, car il n’y a pas de but. On ne sait pas pourquoi les chutes du Niagara sont disposées ainsi par exemple. On ne peut donc attribuer un concept, pas plus qu’on ne peut y trouver de finalité. 

Ainsi le jugement de goût reste pur. Le sentiment de plaisir qui résulte du jugement  d’appréciation permet « le libre jeu de l’imagination et de l’entendement. »

Cela signifie que face à la nature mon cerveau éprouve une satisfaction. L’imagination est satisfaite car elle peut se représenter une image via les sens. (Un lac, une montagne, …) L’entendement est également satisfait car il tend vers l’universalité. (Quand je dis « c’est beau » je ne veux absolument pas être contredit car j’estime que tout le monde doit trouver cela beau) 

Or dans une oeuvre d’art, ce « libre jeu » n’est pas infini. En effet, une oeuvre répond à des codes, des techniques, des règles. L’artiste agit dans un but, celui de plaire ou de choquer, d’émouvoir ou de critiquer. Ainsi en décryptant la Joconde par exemple, je peux discerner l’intérêt du peintre et me lasser. En d’autres termes, la beauté dont je dote la Joconde est susceptible de se dissiper, ou de se transformer en plaisir intellectuel. (J’aime bien la Joconde parce que je sais plein de choses sur elle et sa création) Or, cela ne correspond plus à la définition d’un jugement de goût qui se doit d’être libre et indépendant de tout intérêt. 

Pour répondre brièvement aux questions : 


Où est la beauté ?

En nous, c’est via notre subjectivité que l’on peut dire d’une oeuvre ou de la nature qu’elle est belle. Reverdy et Kant se rejoignent sur ce point. 

« La nature n’est ni belle ni laide (…) C’est nous qui sommes tristes ou gais à la vue de tel ou tel spectacle. » 

« La poésie n’est pas dans les choses (…) elle est dans l’homme, uniquement. » - Reverdy 

« Pour distinguer si quelque chose est beau ou non (…) nous la rapportons par l’intermédiaire de l’imagination au sujet »  - Kant 

La nature est-elle plus susceptible d’être belle à nos yeux que l’art ? 

Pour cette question, mon avis diverge des deux auteurs tout en y empruntant certaines idées. Plutôt que de créer une hiérarchie, mon avis est que l’on ne juge pas que la nature est belle pour les mêmes raisons que l’art. Je m’explique : 

Pour la nature : Face à la nature, je fais l’expérience de ma liberté, le jugement de goût est plus pur que face à n’importe quelle oeuvre d’art. Je dis « c’est beau » et je suis libre, j’affirme à haute voix mon humanité. De plus mon esprit en sort grandi dans ce « libre jeu de nos facultés » décrits par Kant. Je peux rester des heures à contempler une vue magnifique sans être lassé. En outre j’affirme ma composante sociale d’être humain en rencontrant l’universel du jugement de goût. Quand je dis « c’est beau » je ne sais ce qui me permet d’affirmer cela mais je suppose qu’il existe un élément inhérent à chaque homme qui leur permettra également d’être d’accord avec moi. 


Pour les oeuvres d’art : Cette fois-ci, je dois dire que je me rapproche un peu plus de la vision exprimée Reverdy et serais moins critique que Kant. En tant qu’animal politique et logique, l’être humain a besoin de trouver des raisons au monde qui l’entoure et de les partager avec les autres individus. Or ce monde nous dépasse, la nature nous dépasse, on ne sera jamais tout à fait certain de la comprendre. Face à cela l’art est nécessaire. Pour citer Reverdy, l’art « est un instinct de l’homme » grâce à quoi il peut « s’élever au dessus de sa condition qui le lie à la terre. » La nature n’effraie plus grâce à l’art, elle est ramenée à l’échelle humaine. L’ouragan n’est plus qu’un mot, la mort n’est plus qu’une sculpture, les dieux plus qu’une fresque. La libération n’est alors plus dans le pur jugement esthétique que l’on peut atteindre face à la nature; elle est d’un autre ordre avec l’oeuvre d’art. Elle lui permet de s’émanciper de sa condition en accomplissant, dans un esprit très nietzschéen, sa volonté de puissance. Il « marque la nature de son sceau ».


Emilien Pigeard



Bibliographie :

Pierre Reverdy, Sable mouvant, Au soleil du plafond, La liberté des mers suivi de Cette émotion appelée poésie NRF, Poésie/Gallimard 

Kant, Critique de la faculté de juger, GF