La théorie spéculative de l’Art


Tableau de Novalis


En art, la quête essentialiste est absurde car l’art n’a pas en lui une essence mais est un objet intentionnel en devenir dans la mesure où il est le résultat de la création humaine. L’art est un type de connaissance extatique, une révélation, une expérience transcendantale qui rend possible l’existence réelle de l’être humain dans le monde. Tout cela implique une sacralisation de l’art en tant que savoir ontologique : l’art n’est pas un domaine comme un autre car il présuppose une théorie de l’existence.

A la fin du XVIIIème siècle se situe la naissance de la théorie spéculative de l’art avec l’émergence du romantisme allemand ; en effet la poésie, et plus généralement l’art, remplace, compense les discours philosophiques défaillants. Le romantisme allemand sacralise ainsi l’art. Cette émergence est due à « une double crise existentielle », en l’occurrence celle des Lumières et celle du criticisme kantien, qui laisse aux hommes un monde désenchanté. L’Unité du monde est détruite, il faut la retrouver, la reconstruire, par l’intermédiaire de l’art qui donne accès à l’Absolu. La spécificité du romantisme allemand est qu’il considère que l’art seul possède une fonction ontologique, autrement dit l’art est la révélation ontologique ultime, le seul moyen de présentation d’une métaphysique spéculative. La sacralisation de l’art consiste en ceci : les œuvres révèlent l’Art et l’Art révèle l’Être.

 

Kant, l’appui et l’ennemi

La théorie spéculative de l’art, qui commence avec les romantiques allemands, se pose contre la pensée kantienne tout en s’appuyant sur elle sur quelques points. Ainsi ce n’est pas parce que la Critique de la faculté de juger de Kant est différente du projet des romantiques allemands qu’il n’existe aucun lien. En effet, par exemple, la théorie kantienne du génie sera reprise par les romantiques. En effet ces derniers retiendront de Kant l’idée d’une psychologie de l’artiste qui est en accord avec la conception extatique de l’art telle qu’ils la conçoivent. De plus, la thèse de la finalité sans fin spécifique à l’objet esthétique de Kant restera chez les romantiques, les romantiques prônant l’œuvre d’art comme autotélisme et organisme.

L’esthétique kantienne communique avec la théorie spéculative de l’Art, notamment avec sa théorie du génie mais aussi dans sa conception de la finalité sans fin spécifique.

En effet la théorie du génie telle que la conçoit Kant insiste sur la source naturelle de l’œuvre d’art, en l’occurrence la source du génie. Par conséquent, selon Kant, l’œuvre d’art a un « caractère ontique paradoxal »(1) car elle représente la nature dans l’art tout comme le beau naturel représente l’art dans la nature. Cela sera repris par les romantiques, ces derniers ayant comme projet d’abolir la dualité qui existe entre la nature et l’art afin de les réunir dans une unité transcendante. Le génie artistique est celui qui produit une œuvre intentionnellement dans laquelle l’intentionnalité est effacée. Le génie impose ses règles subjectives à l’art, règles qui sont produites naturellement en lui : pour cette raison, il ne peut pas transmettre les règles de son art (le génie sait faire mais ne sait pas enseigner ce qu’il fait). Il s’exprime par la faculté spirituelle de l’imagination productive. De plus, l’œuvre géniale est une œuvre autonome parce qu’elle plaît par sa seule forme ; en effet le jugement esthétique ne porte que sur la forme.

La théorie spéculative de l’art fonde une doctrine de l’Art, contre la conception kantienne, dans le sens où la théorie des romantiques est une doctrine de l’excellence de l’Art qui est impossible selon Kant, ce dernier soutenant que les critères esthétiques ne peuvent être fondés objectivement.

 

La naissance de la théorie spéculative de l’Art

Le romantisme constitue une véritable révolution dans la manière de concevoir le rapport de l’homme au monde, c’est pourquoi lorsque nous passons de l’esthétique de Kant à l’esthétique des romantiques, le regard doit s’adapter à ce bouleversement paradigmatique. Ce qui est remarquable, c’est que cette révolution romantique est à l’origine un mouvement conservateur car s’opposant à la laïcisation mise en place par les penseurs des Lumières au XVIIIème siècle. La théorie spéculative de l’Art a sa source dans une désorientation existentielle, culturelle, politique et religieuse ainsi que dans la nostalgie de l’unité perdue du monde, maintenant en désordre permanent.

Le mot qui unit tous les romantiques est l’Unité et celle-ci possède deux caractéristiques : elle est une force vivante, l’âme de l’Univers où tout est vie et vivifiant, et elle est de nature théologique.

Les romantiques ont donc une vision théologique de l’Univers. Ils sacralisent l’art et lui donnent pleinement une fonction religieuse. Néanmoins cette Unité organique de l’Univers est perdue et l’objectif des romantiques est dès lors de la réintroduire dans le monde. Nous voyons notamment ce thème dans les écrits de Hölderlin, de Schlegel et de Novalis. Ce besoin d’Unité se retrouve aussi chez des philosophes de l’époque, notamment Schelling et Hegel. Tous ces écrivains accusent la philosophie kantienne d’avoir conçu l’être comme fondamentalement inaccessible à la théorie spéculative et d’avoir réduit la connaissance aux formes et aux catégories subjectives. C’est pourquoi les romantiques se réfèrent aux métaphysiciens : par exemple Novalis s’inspire de Plotin afin de concevoir sa métaphysique de l’Univers. Novalis écrit par exemple dans un poème extrait d’Henri d’Ofterdingen : « En toutes choses l’Un, et dans l’Un toutes choses, / Voir l’image de Dieu sur une herbe, un caillou, / L’esprit de Dieu chez l’homme et dans les animaux, / Là est ce qu’on se doit d’avoir au fond du cœur »(2). Mais le romantisme est aussi important dans la mesure où il prépare de nombreuses thèses esthétiques de la modernité.

Prenons à présent appui sur Novalis (de son vrai nom Georg Philipp Friedrich von Hardenberg), l’un des représentants de la théorie spéculative de l’Art. Novalis oppose la philosophie et la vie tout en essayant de découvrir le lieu de leur unité. Bien que la vie soit foncièrement incompréhensible, elle n’est pas fondamentalement ineffable et peut être exprimée par la poésie. Tout comme Hölderlin, Novalis place la poésie au-dessus de la réflexion philosophique. Novalis, contre le criticisme qui place l’élément le plus important dans le domaine de la connaissance, place la question du fondement dans le domaine de l’être. Alors que le criticisme s’intéresse au fondement de la connaissance, le romantisme s’intéresse à la connaissance du fondement, donc de la réalité ultime, de l’être. Dans le romantisme la réalité est séparée : il y a d’un côté le sensible et de l’autre le spirituel. Mais cette séparation est dépassée par la poésie dans la mesure où celle-ci les relie. « Et lorsque dans cet espoir, ici, je vais de côtés et d’autres, tout, pour moi, se compose en une image plus haute, s’associe sous un ordre nouveau, et toutes choses m’évoquent un monde unique »(3). Novalis place dès lors la notion de vie au centre de ses écrits et cela aboutit à faire naître son vitalisme organiciste d’inspiration religieuse.

Le poète est un prophète qui, par sa langue propre, révèle l’être intime des choses.

La poésie est ce qui fait voir l’invisible, elle présente l’universel dans le particulier et le nécessaire dans le contingent. La poésie est âme, cœur et esprit : la poésie est la conscience de l’être. L’expérience poétique de Novalis est une expérience qui conduit vers l’absolu, c’est-à-dire vers l’invisible pénétré par le sensible. Le verbe est ainsi présent afin de le dire, ou plutôt de l’incarner car le reste de l’existence n’a pas à se rendre verbe : ce reste de l’existence n’a qu’à être. Voici le projet de Novalis : « Il ne s’agissait de rien moins, en somme, que de mettre la main la main la plus fervente sur le gouvernail du vaisseau de l’humanité, et dès lors, les yeux fixés sur l’étoile mystique de l’Âge d’Or d’une civilisation parfaite, de l’orienter vers cet avenir et ce seul avenir »(4). Novalis a le souhait de réaliser l’avenir parfait dans le présent : comme tous les romantiques, il veut « exorciser le futur », selon les mots d’Armel Guerne, en réintroduisant des valeurs suprêmes de l’homme que le XVIIIème siècle a occulté, notamment en réduisant le monde aux apparences. « « Il n’y a que les poètes qui aient senti ce que la Nature peut être pour l’homme, commença un bel adolescent (…) Ils trouvent tout dans la Nature. A eux, à eux seuls, son âme ne reste point étrangère, et ce n’est pas en vain qu’ils cherchent, dans son amitié, toutes les félicités de l’Âge d’Or » »(5). L’espérance des romantiques de retrouver dans l’avenir l’Âge d’Or s’accompagne évidemment d’une angoisse spirituelle et morale qui est insupportable.

 

L’idée des romantiques est de dépasser la philosophie par la poésie, la philosophie ayant parfois des défaillances. Le lieu de l’ontothéologie ne doit plus être la philosophie mais la poésie, et plus globalement l’Art. « Autrement dit, c’est parce que le discours philosophique est dévalorisé que les arts, et en premier lieu la poésie, en viendront à être investis d’une fonction ontologique »(6). Avec les romantiques, l’Art devient une révélation ontologique : l’Art a une fonction ontologique et il est la seule fonction ontologique possible au sein de la métaphysique spéculative. En définitive, la naissance de la sacralisation de l’Art est inséparable de la naissance de la théorie spéculative de l’Art ; et la sacralisation de l’Art instaurée par les romantiques concourt avec la sacralisation de l’être et de la vie.


(1) Schaeffer Jean-Marie, L’Art de l’âge moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIème siècle à nos jours, Gallimard, 1992, p.65

(2) Novalis, Les Disciples à Saïs. Hymnes à la nuit. Chants religieux, Poésie/Gallimard, 1975, p.100

(3) Ibid., p.41

(4) Introduction d’Armel Guerne in Novalis, Les Disciples à Saïs. Hymnes à la nuit. Chants religieux, Poésie/Gallimard, 1975, p.19

(5) Novalis, Les Disciples à Saïs. Hymnes à la nuit. Chants religieux, Poésie/Gallimard, 1975, p.67

(6) Schaeffer Jean-Marie, L’Art de l’âge moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIème siècle à nos jours, Gallimard, 1992, p.90

Jean


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