La ride


Crédits Unsplash : @dariusbashar


          Il a la trentaine à présent bien tassée. Il sort du boulot (du même boulot depuis dix ans !) et se laisse tenter par des collègues, devenus avec le temps ses compagnons de vie, ceux qui l’accompagnent, qui rythment ses jours et ses repas. Après tout, c’est vendredi ; demain il n’y a pas école. …Ils s’installent dans un bar quelconque, discutent avec énergie de leur vie respective (la bonne brochette !). Ça rit ; ça boit ; et ça commence à discuter avec une autre table, une jeune table ; et ça déconne et ça se moque de l’autre génération (sans bienveillance aucune !). Ils se croient encore « dans le coup » ; ils les provoquent ; les shots s’en mêlent, sont bus et noient les buveurs. Ce n’est pas encore fini ; ils se lancent des défis, les deux groupes dans la brume. Notre homme en fait des caisses (il s’en prend une aussi !), bien qu’il soit l’un des plus discrets… ça sort en boîte (à cochons !) ; ça se lance des défis du type : « qui chopera une gonz en premier ? » (bassesses de l’humanité !). …Notre homme commence à draguer (misère !) ; il se frotte, elle aussi… puis elle se casse en riant. …Un jeune gagne. Le retour est compliqué ; ça marche pas droit ; ça oublie l’emplacement de la caisse ou du vélo (de l’appartement même ?). Notre homme finit par rentrer à bon port (oui parce que ça tangue vous voyez !) et s’effondre, tout habillé dans son lit.

            …Il se réveille dans l’après-midi ; il se déshabille ; prend une bonne douche revitalisante ; se sèche ; et s’arrête devant le miroir. Il approche son visage, s’examine et en est maintenant certain : il a une ride, une nouvelle, et une belle en plus, une qui persistera jusqu’à creuser profondément la peau ! Il se recule et la ride, alors même que l’esprit se trouve encore coincé dans des relents nauséabonds d’alcool, provoque un renversement, déclenche une prise de conscience suraiguë. Pour notre homme débute le deuil de sa jeunesse.

            En surface, cette ride n’est absolument rien, n’est qu’une sorte de fossé qui se creuse entre deux zones de peau, un pli et rien d’autre. Au fond, la ride révèle, met en lumière une certaine obscurité. Notre homme ne peut pas même dire : « demain ça ira mieux, demain elle ne sera plus » ; car demain une autre aura « poussé » sur sa face ; car après-demain des cheveux blancs apparaîtrons (ou des cheveux tomberont !).

       Cette ride renvoie pour sûr au processus même du vieillissement, cette « mort diluée » dont parle Jankélévitch, où on se rapproche de la mort à chaque pas. La décadence irrémédiable de notre être (et de notre homme ! car personne n’y échappe !) n’est pourtant qu’un déclin par comparaison ou interprétation (en voilà un qui veut se rassurer un minimum !). …Ce vieillir qui nous habite nécessairement – car vivre, c’est vieillir ; et vieillir, c’est se diriger vers la mort – et qui fonde notre réalisation en tant qu’être nous renvoie en définitive à notre propre destruction.

            Il n’en revient pas notre homme ; il sort de la salle de bain ; s’habille n’importe comment car il ne sortira pas (plus ?). Il s’allonge sur son canapé ; …il se lève d’un coup (car il angoisse maintenant le vieux fêtard !) et retourne devant le miroir ; elle est toujours là cette foutue ride ! ce signe de la mort. Son apparition est le signe de sa disparition prochaine. …Depuis le début de cette histoire, tout est évident : à quoi bon se pencher sur l’évidence ? Parce qu’on oublie perpétuellement celle-là ! La ride constitue le rappel de l’évidence du non-être sans cesse oubliée. En effet, c’est un rappel… car nous savons tous que nous nous dirigeons vers un état où nous ne serons plus ce que nous sommes. Nous devons sans cesse redécouvrir cela : « la ride est une allusion à la mort », comme l’a dit encore Vladimir. Elle signifie, parle : le temps est passé et a usé notre être.

            La mort n’est plus lointaine… elle se devine sur notre visage, encore invisible, encore secrète, encore mystérieuse aussi (elle l’est toujours !)… Notre homme, en découvrant cette ride, a redécouvert sa propre finitude. Il sent le vide monter en lui… Il retourne sur son canapé ; il ferme les yeux ; il imagine un paysage réconfortant ; il fait la sieste (il a réussi au moins !). …Il se réveille ; il se fait à manger ; il mange. Il appelle un de ses collègues : « tu sors ce soir ? »

Jean


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