La place du Québec dans la fédération canadienne
Le 31 juillet 1974, le français devenait la seule langue officielle de la province du Québec, après des années de mobilisation dans la foulée de la Révolution tranquille. Cette période, qui a marqué les années 1960, a conduit le Québec à une rapide modernisation sociétale et à une libéralisation des idées. Peuple jusqu'alors conservateur et traditionnel, les Québécois sont parvenus en une décennie à la laïcisation de l'État, à la création d'un État-providence et à la prise en main de leurs ressources naturelles auparavant contrôlées par des sociétés étrangères et canadiennes-anglaises. La Révolution tranquille représente également une prise de conscience identitaire chez les Québécois francophones, qui réclament une réelle protection culturelle et linguistique. Cet appel a été entendu par le gouvernement de René Lévesque, qui a adopté en 1977 la célèbre Loi 101, la Charte de la langue française. La Charte instaure de solides bases, telles que le droit de travailler dans un environnement francophone, le droit des consommateurs d'être servis en français, et l'obligation pour les enfants dont aucun des parents n'a étudié en anglais de fréquenter une école francophone. Cependant, plusieurs arrêts de la Cour suprême du Canada ont considérablement atténué la portée de la Charte de la langue française. En effet, le Québec ne dispose pas des compétences nécessaires pour agir dans tous les domaines envisagés. De plus, la minorité anglaise de la province bénéficie d'une protection linguistique constitutionnellement protégée, contrairement aux communautés francophones ailleurs au Canada.
Entre la réfutation de l'enjeu au niveau fédéral et l'amputation des politiques linguistiques québécoises, les mesures jusqu'ici mises en place pour protéger le fait français au Québec sont visiblement insuffisantes. En effet, on observe une lente mais inexorable baisse de la proportion de francophones au Québec, chaque nouveau recensement confirmant le même constat : le français perd du terrain au profit de l'anglais comme langue d'usage. Le dernier recensement canadien a révélé une diminution de la proportion de Québécois parlant principalement français à la maison, passant de 79,0 % à 77,5 % entre 2016 et 2021. Pendant la même période, la proportion de Québécois dont la langue principale était l'anglais a augmenté de 9,7 % à 10,4 %. Cette évolution représente la poursuite d'une tendance enregistrée depuis 2001, alors que 82,3 % des Québécois parlaient encore principalement français à la maison.
Un tel bilan impose une réflexion sur le rapport à la langue au Québec ainsi que sur les perspectives d'avenir pour le fait français dans la province. Le présent article ne prétend toutefois pas apporter une réponse précise à cette question de société complexe et hautement émotionnelle, mais simplement présenter les options qui s'offrent aujourd'hui à la nation québécoise. Pour ce faire, les modes historiques de conservation de l'identité canadienne-française puis québécoise seront abordés. L'article se penchera ensuite sur le positionnement identitaire du Québec moderne et sa place actuelle dans la fédération canadienne.
Survie des cultures canadienne-française et québécoise
En pleine Guerre de Sept Ans entre la France et la Grande-Bretagne, le Québec, alors colonie française connue sous le nom de Nouvelle-France, est pris pour cible par l'armée britannique qui projette d'étendre vers le nord ses possessions territoriales américaines. Après des années de conflit coûteux qui tourne bientôt en faveur des Britanniques, la France se voit contrainte de restreindre sa portée d'action. Alors que la Nouvelle-France demande des renforts pour lever le siège de Québec, le ministre français de la Marine, Nicolas-René Berryer, répond en une phrase aujourd'hui célèbre : « Quand il y a le feu à la maison, on ne s'occupe pas des écuries ». Sans le support de la métropole, la Grande-Bretagne parvient en 1760 à s’emparer de la Nouvelle-France ainsi, mettant fin à plus de 150 ans de colonisation française.
Bien que le régime initialement instauré par les Britanniques se révèle fortement restrictif sur le plan religieux et linguistique, des événements externes auront raison, temporairement, de la volonté assimilationniste des nouveaux occupants. En effet, les troubles sociaux dans les treize colonies britanniques laissent présager un affrontement imminent. En 1774, afin d'éviter le ralliement des Canadiens-français aux forces rebelles américaines, une nouvelle « constitution », l'Acte de Québec, est adoptée. Ce document constitue le fondement d'une reconnaissance identitaire plus poussée que celle dont ont bénéficié les autres territoires conquis par les Britanniques. Bien que plusieurs droits aient été ultérieurement retirés par des remaniements constitutionnels et qu'une politique d'assimilation assumée ait été entreprise par les Britanniques, les Canadiens-français ont réussi à maintenir une force démographique et politique qui s'est imposée dans les négociations ayant conduit à la création de la fédération canadienne.
Les discussions sur l'union des colonies britanniques d'Amérique du Nord débutent dans les années 1860, dans un contexte d'instabilité politique et de difficultés économiques. Les ambitions expansionnistes du puissant voisin américain créent également un besoin de rassemblement des forces humaines et financières pour assurer une défense territoriale, alors que la Grande-Bretagne se désengage militairement du Canada. La nature de cette nouvelle union fait cependant débat. La vision unitaire du Canada-Ouest (actuel Ontario) s'oppose au fédéralisme prôné par le Canada-Est (actuel Québec) et les colonies de l'Atlantique. Bien que l'idée fédérale l'emporte finalement avec l'adoption en 1867 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique (AANB), le Canada-Ouest parvient à confier presque tous les pouvoirs de l'époque au gouvernement central. Il s'agit néanmoins d'un compromis entre une centralisation des pouvoirs facilitant l'intégration des anciennes colonies et une décentralisation permettant de protéger les spécificités régionales. Le régime implanté au Canada repose sur un partage constitutionnalisé des compétences entre deux niveaux de pouvoir autonomes. Malgré les tentatives du gouvernement central de presser vers la centralisation des pouvoirs, le système fédéral parvient à perdurer grâce à une forte résistance des Canadiens-français ainsi qu'au Conseil privé de Londres, qui conserve alors un statut de cour suprême au Canada. Malgré des déficits affaiblissant le caractère fédéral du Canada, comme il sera élaboré plus loin, l'AANB a conféré au Québec la liberté de gestion nécessaire pour préserver jusqu’à présent, sur son territoire, sa culture distincte.
Opposition entre nationalismes québécois et canadien
L'adoption de l'AANB en 1867 marque officiellement la naissance du Canada moderne. Cependant, à cette époque, la majorité des Canadiens-anglais s'identifient avant tout à la culture et à l'identité britannique. Le terme « Canadien » désigne alors de facto les Canadiens-français. Cependant, après la Seconde Guerre mondiale, émerge une volonté de redéfinir le projet canadien autrement que comme une ancienne colonie britannique. Cette recherche d'identité nationale se manifeste notamment à travers des politiques sociales qui conduisent à la création d'un État-providence, souvent au détriment des compétences provinciales. Malgré le partage des compétences entre provinces et pouvoir fédéral défini par l'AANB, le gouvernement central se voit attribuer plusieurs droits, combinés à des non-dits constitutionnels, créant un déséquilibre entre les niveaux de gouvernement.
Les déséquilibres les plus significatifs incluent le contrôle sur la nomination des juges à la Cour suprême et le pouvoir fédéral de dépenser dans les domaines de compétence provinciale (sans toutefois légiférer). Alors que les dépenses liées aux compétences provinciales (santé, éducation, sécurité fiscale, etc.) augmentent considérablement avec la mise en place de l'État-providence, les dépenses liées aux compétences fédérales (gestion des frontières, armée, etc.) demeurent stables. Cette situation crée un déséquilibre fiscal exploité par le gouvernement fédéral pour promouvoir un projet national basé sur l'uniformité des normes et des valeurs. En échange de transferts financiers nécessaires pour assurer la continuité des services publics, les provinces doivent accepter des conditions sur la manière dont les fonds seront dépensés. Cette ingérence et cette imposition normative nuisent fortement au dialogue entre les gouvernements fédéral et québécois, le Québec considérant la conservation d’un contrôle sur ses politiques sociales et culturelles comme essentielle à la survie de son identité.
En parallèle au développement de l'État-providence, l'adoption en 1982 de la Charte des droits et libertés constitue l'un des événements majeurs de la construction nationale au Canada. Pour de nombreux Québécois, cependant, cet épisode représente une cicatrice bien visible. À la suite de l'échec du référendum de 1980 sur l'indépendance du Québec, les nationalistes québécois se retrouvent en position de faiblesse face aux fédéralistes. Ottawa en profite alors pour rapatrier et modifier la Constitution canadienne, jusque-là demeurée à Londres. Alors qu’un front uni de huit provinces s’y oppose, une conférence constitutionnelle est organisée afin de dénouer la situation. Dans la nuit du 4 au 5 novembre 1982, le Premier ministre fédéral invite toutes les provinces à négocier, à l'exception du Québec qui n'est informé de ces discussions nocturnes que le lendemain. Les provinces acceptent l'offre du fédéral qui procède au rapatriement et à l'adoption d'une Charte canadienne des droits et libertés, sans l'accord du Québec. Ce rapatriement plonge le Canada dans une nouvelle crise constitutionnelle et détériore fortement les relations entre le Québec et le Canada. L'idée de la Constitution canadienne comme un pacte national s'effondre. Jusqu'à aujourd'hui, le Québec n'a pas adhéré à cette nouvelle loi constitutionnelle, pour des raisons de procédures et des considérations de fond. En effet, la Charte représente et défend les droits d’une communauté politique canadienne moniste et indifférenciée, contredisant ainsi la Loi 101 qui protège la langue française au Québec.
Cette situation, exacerbée par les tentatives infructueuses d'intégration à la Loi constitutionnelle de 1982, contribue à la montée du nationalisme québécois et à l'organisation d'un nouveau référendum pour l'indépendance en 1995, remporté par le « non » avec seulement 50,5% des voix. L'incompréhension entre l'ambition canadienne d'unité nationale et les aspirations du Québec à la reconnaissance et à la protection de sa différence identitaire trouve ses racines dans le double statut des Québécois francophones, minoritaires au sein du Canada et majoritaires au Québec. La nation québécoise étant relativement faible en nombre et en influence, une préoccupation pour sa survie va de pair avec l’existence d’une conscience nationale. En raison de leur situation minoritaire au sein du Canada, qui s'accentue avec l'évolution démographique, les Québécois francophones sont contraints d'adopter des mesures de protection identitaire pour maintenir leur statut majoritaire au Québec. Ces mesures comprennent la mise en place d'un système de gestion sociétale basé sur des interventions en faveur de la protection de la langue française. Cependant, le nationalisme québécois est souvent perçu au Canada-anglais comme une forme de « tyrannie de la majorité », un sentiment renforcé par le refus du Québec du multilatéralisme canadien au profit de l'interculturalisme.
Conclusion
Le projet national québécois se heurte à son équivalent canadien, ce dernier visant à la consolidation d'une identité canadienne distincte de celle des États-Unis, ancrée dans une société forte et, surtout, unie. Dans ce contexte, la place accordée à la différence québécoise est limitée. De nombreux Québécois redoutent une assimilation à moyen-long terme, une préoccupation étayée par les recensements qui révèlent une diminution constante de l'importance du français au Québec au profit de l'anglais. La disparition du fait français au Québec équivaudrait à l'effacement de la nation québécoise, la langue jouant un rôle central dans l'identité québécoise et étant essentielle au transfert de la mémoire culturelle.
Cette réalité laisse entrevoir quatre options pour l'avenir du Québec : l'inclusion dans l'unité canadienne, le statu quo, la négociation d'un fédéralisme renouvelé et l'indépendance. Alors que l'indépendance ne recueille actuellement que le soutien de 38% des électeurs, elle s'éloigne de plus en plus des perspectives d'avenir. La négociation d'un fédéralisme renouvelé demeure quant à elle difficilement envisageable, compte tenu du déclin constant du poids politique du Québec et des divergences entre les projets nationaux québécois et canadien. L'inclusion dans l'unité canadienne, qui serait symbolisée par l'acceptation par le Québec de la Loi constitutionnelle de 1982, est également improbable, aucun des principaux partis politiques du Québec n'adhérant aujourd’hui à cette option. Reste donc la « stratégie » du statu quo, consistant à poursuivre les efforts actuels du Québec pour préserver son identité au sein d'un système fédéral affaibli.
Ainsi, dans ce paysage politique complexe, la nation québécoise se trouve à la croisée des chemins, cherchant à préserver son identité distincte au sein d'un Canada aux aspirations souvent divergentes. Malgré les défis persistants et les incertitudes quant à l'avenir, le Québec demeure engagé dans la préservation de sa culture, de sa langue et de son histoire, s'efforçant de trouver un équilibre entre les obligations découlant d’une cohabitation au sein de la fédération canadienne et le désir profond de maintenir sa spécificité nationale.
Romane
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