La fiction est à la base de notre civilisation


Nos sociétés sont basées sur des mythes, des histoires que l’on se raconte les uns les autres. La plupart des choses dont nous discutons n’hésitent nulle part ailleurs que dans notre imagination.

Déjà, vos pensées fourmillent de “Qu’est-ce qu’il raconte ? Bien sûr que … existe !”. Et si nous vous prouvions le contraire ?

La fiction est la base des sociétés

Laissez-moi d’abord vous poser une question : Qu’est ce qui fait que nous, humains, sommes si différents des autres animaux ? Nous ne sommes pas plus forts qu’un éléphant, pas plus rapides qu’un cheval, nous n’avons rien pour nous défendre naturellement contre prédateurs en tout genre. Ce qui fait notre spécificité, c’est avant tout que nous avons un langage. Vous pourriez m’opposer que les animaux aussi ont un langage : les fourmis communiquent par phéromone pour créer des sociétés de milliers d’individus, les loups peuvent signifier par un aboiement particulier la présence d’une proie ou d’un danger.

Mais nous autres avons un avantage incroyable et unique. Nous sommes capables de parler de choses qui n’existent pas. Nous pouvons tout aussi bien dire “Il y a un corbeau derrière l’arbre” que “Le corbeau est un personnage de cette fable”. Nous avons la capacité de parler de choses que nous ne pouvons voir ou toucher. Et cette capacité est ce qui fait de nous une espèce à part dans le règne animal. Même un chimpanzé, l’être le plus proche de nous, n’a pas la capacité de croire. Il sait pourtant échanger des informations, créer des groupes, faire la guerre. Mais impossible de créer de la fiction.

C’est cette spécificité humaine qui nous a permis de nous développer comme nous l’avons fait jusqu’ici. Les groupes d’hominidés tels que les chimpanzés ne peuvent pas dépasser le chiffre de 150 membres. Cela s’explique par le fait que c’est le nombre maximum de d’individus qui peuvent être liés ensemble par la discussion, le bavardage, le quotidien. Au-delà de 150, le groupe se divise car il ne peut maintenir sa stabilité et sa cohérence. Il en va de même pour nous humains. Pas besoin de règles, de mythes, de lois pour souder un groupe de moins de 150 individus. Malgré tout, nous possédons des sociétés de plusieurs millions voire milliards d’individus, sans que cela ne soulève des défis insurmontables.

Croire, c’est pouvoir faire

Ce fait s’explique par notre capacité à nous raconter des histoires et à y croire collectivement : deux chrétiens de pays différents peuvent échanger sur la crucifixion du Christ, deux ukrainiens de villes différentes peuvent risquer leur vie ensemble car ils croient dans l’existence de la nation ukrainienne, des valeurs nationales. Ces croyances nous ont permis de coopérer en grand nombre pour réaliser ce que nous voulions faire : des catholiques de toute l’Europe se sont associés pour partir en croisades, au nom de leur Dieu commun, les pays se construisent car les gens croient en une identité commune. Tous ces mythes ont formé le monde dans lequel nous vivons, alors même que rien de tout cela n’existe : il n’y a pas de nations, pas d’argent, pas de divinités ailleurs que dans l’imagination humaine.

Et si vous pensez que toutes ces choses sont du passé, laissez-nous vous raconter une nouvelle histoire; celle du constructeur automobile Peugeot.

Est-ce que Peugeot existe ? Sans aucun doute, nous dirions oui, sans hésiter. Et pourtant.

Peugeot existe car des véhicules Peugeot circulent ? Mais la société et ses véhicules ne sont pas la même chose : si toutes les voitures Peugeot disparaissaient demain, la société continuerait à exister comme si de rien n’était, continuant ses activités.

Peugeot existe car elle possède des usines, elle emploie des milliers de personnes ? Encore une fois, si tous les employés venaient à mourir demain, si toutes les usines étaient détruites, la société pourrait embaucher et reconstruire, en continuant d’exister.

Pourtant, cette société n’est pas intouchable et éternelle. Demain, la justice pourrait ordonner la dissolution de l’entreprise, et celle-ci disparaîtrait alors même que ses véhicules, ses dirigeants, ses employés continueraient d’être là. Finalement, est-ce que Peugeot existe ?

Et bien oui, mais uniquement dans notre imagination. C’est ce que la justice appelle “la fiction du droit”. Sans être physiquement présente, elle est une entité juridique, un papier qui fait que, du jour au lendemain, la société existe en elle-même indépendamment. Cette société peut posséder des éléments physiques, des ressources humaines dès que ce papier est signé. Et l'ingéniosité humaine va plus loin encore. Là où, pendant des millénaires, seuls les hommes pouvaient posséder des choses, aujourd’hui, ces sociétés peuvent posséder sans mettre en danger ceux qui les possède. Mr. Peugeot ne perd pas d’argent si l’entreprise en perd. Si l’entreprise ferme, la justice ne peut saisir que ses biens, et pas ceux de ses propriétaires. Ainsi, par l’imagination pure, nous avons donné une existence aux fictions dans nos têtes.

Et pourtant, toutes ces réalités de notre imagination ne sont pas des mensonges, ces choses existent. Mais uniquement tant que les gens continuent d’y croire : l’Union Soviétique a disparu parce que les gens ont cessé d’y croire, et ont placé leurs croyances dans de nouvelles réalités : l’Estonie, le Kazakhstan, la Russie.

Nous vivons donc dans une double réalité : celle de la nature, des arbres et des animaux, et celle de notre imagination, celle de Dieu ou des Etats-Unis. Ironiquement, de nos jours, la survie de la réalité des arbres et des animaux dépend presque uniquement des actions de la réalité de l’imagination. Par exemple, ce sont les Etats qui décident de protéger les espaces.

L’ultime pouvoir : contrôler notre évolution

Cette capacité purement humaine a eu un effet inédit et incroyablement puissant. Nous coopérons car nous croyons dans les mêmes choses, dans les mêmes mythes. Et pourtant, il suffit de changer les mythes pour que nous changions nos formes de coopération. La Révolution Française marque le changement brusque des croyances françaises : les gens ont cessé de croire au mythe du droit divin pour croire au nouveau mythe du pouvoir du peuple.

Les animaux, tous en dehors de nous, voient leurs comportements évoluer selon leur ADN et sur leur environnement. Cela fait qu’un groupe d’une même espèce au même endroit agit globalement de la même façon. Il faut attendre que l’ADN change pour que les comportements changent.

L’homme quant à lui, n’est limité que par cette imagination : nous partageons le même ADN humain, mais agissons tous différemment. Et même dans un environnement identique, nous agissons différemment de nos voisins. Ce qui nous fait agir de la manière dont nous le faisons, c’est notre croyance dans ces mythes : nous croyons au mythe de l’entreprise, donc nous agissons comme employés d’entreprise.

Il ne nous faut que quelques années pour modifier en largeur nos structures sociales. Au XXème siècle, un allemand a pu connaître un empire, puis une république, le IIIème Reich, une dictature communiste puis à nouveau une république. Tout cela sans que l’ADN n'ait jamais changé.
Nicolas Graingeot


Référence

  • Yuval Noah Harari, Sapiens, 2012

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