La dette, une plaie pour la croissance économique



Dans l’imaginaire collectif, la dette est vue comme une plaie, quelque chose à ne pas avoir ou à s’en débarrasser, au plus vite : 

ne fais jamais de dettes ni pitié. Mais envie” dit le poète Félix Leclerc.

Les économistes partagent, bien souvent, cette perspective : “La dette, c'est mal, il faut tout faire pour la réduire”. Elle mobilise, tout de suite, des affects de peur et il faut tout faire pour la diminuer. Par exemple, en 2010, les économistes Kenneth ROGOFF et Carmen REINHART publient un article qui fera polémique les années qui suivront sa publication : “Growth in time of debt”. 

Dans cette étude empirique, les auteurs montrent qu’il existe une corrélation négative entre la croissance économique et le niveau de la dette publique, effective lorsque la dette publique représente 90% (ou plus) du PIB. 

Les craintes, généralement, portent moins sur un possible défaut de paiement que sur l’impact négatif de la dette sur l’activité économique.

Rappelons tout de même que la dette publique se définit de la façon suivante : l'ensemble des engagements financiers pris sous formes d'emprunts par un État, ses collectivités publiques et ses organismes qui en dépendent directement (certaines entreprises publiques, les organismes de sécurité sociale, etc.). Elle est à distinguer de la dette privée qui est la dette de l'ensemble des agents économiques privés : ménages, entreprises, etc.

En somme, nous allons nous demander si la dette (publique et privée) affecte négativement l’activité économique.

L’enjeu est pluriel : faut-il orienter les politiques économiques vers la réduction de la dette ? 

Existe-t-il une « bonne dette » ? Y’a-t-il une « mauvaise dette » ?

Savons-nous réellement ce que finance la dette ? Finance-t-elle les dépenses administratives courantes ? Ou finance-t-elle des investissements productifs ?

I - Doit-on réduire la dette publique ?

a) Comment une hausse de la dette publique est susceptible de nuire à l’activité économique ?

On peut imaginer plusieurs canaux via lesquels un niveau élevé de dette publique pourrait déprimer l’activité économique. Tout d’abord, il y a les effets des anticipations sur l’effectivité des politiques conjoncturelles, ce qu’on appelle « l’équivalence Ricardo-Barro » (cf. « Are government bonds net wealth ? », Robert BARRO, 1974). Si le niveau de dette publique est élevé, les ménages (supposés rationnels) peuvent redouter que le gouvernement finisse par augmenter significativement les impôts pour rembourser sa dette, si bien qu’ils pourraient chercher à davantage épargner dans la période courante, en prévision de hausses d’impôts futures.

Ensuite, l’endettement public pourrait entraîner un effet d’éviction comme le montre l’article de Yi HUANG et ses coauteurs dans « Does public debt crowd out corporate investment ? International evidence » (2018). Ils constatent que les niveaux élevés de dette publique nuisent particulièrement aux secteurs qui sont (pour des raisons technologiques) très dépendants des financements externes. Ensuite, leurs données suggèrent que la sensibilité de l’investissement aux fonds internes augmente avec le niveau de dette publique, ce qui suggère que celui-ci se traduit par un resserrement des contraintes de financement pour les entreprises. Enfin, il apparaît que la dette publique accroît la sensibilité de l’investissement aux flux de trésorerie pour les entreprises les plus petites et les plus jeunes, c’est-à-dire celles qui sont les plus susceptibles d’être contraintes en termes de crédit, mais qu’elle n’a pas d’effet sur la sensibilité de l’investissement des entreprises les plus grandes et les plus vieilles aux flux de trésorerie. En effet, comme les titres privés sont perçus comme sûrs, les épargnants et les institutions financières risquent de se détourner des titres émis par les entreprises privées lorsque l’Etat emprunte. Pouvant plus difficilement financer leurs investissements, les firmes réduiraient ceux-ci.

b) Les effets positifs d’une hausse de la dette publique sur l’activité économique.

Néanmoins, il ne faut pas négliger les effets positifs de l’endettement, après tout, si les Etats s’endettent tant, c’est bien qu’il y a un point positif ? Savoir s’il faut réduire la dette publique implique de s’intéresser aux coûts et aux avantages de cette dette.

Dans « The motives to Borrow », Antonio FATAS et ses coauteurs s’attardent à montrer la nécessité de l’endettement public. Premièrement, l’activité est influencée par la politique budgétaire, si bien que cette dernière peut être utilisée comme outil de stabilisation de l’activité. Lorsque la demande globale est insuffisante, l’économie est susceptible de connaître une récession et du chômage ; et si une telle situation se prolonge, le potentiel de croissance de l’économie à long terme peut s’en trouver affecté via les « effets d’hystérèse » (une récession censée être conjoncturelle devient une récession qui dure dans le temps). Le cas échéant, il apparaît que l’État augmente ses dépenses et baisse les impôts pour soutenir la demande globale, même si cela creuse le déficit public (donc augmente la dette publique). Par conséquent, la dette publique s’explique par la nécessité des politiques conjoncturelles qui sont des outils de stabilisation de l’activité.

En outre, la dette publique peut directement financer un investissement productif, notamment des dépenses d’infrastructures, ce qui stimule le potentiel de croissance à long terme ; il peut rendre la croissance plus soutenable, par exemple en permettant de financer la transition vers une économie à bas carbone ; il peut financer l’adoption de plans de relance et permettre ainsi au gouvernement de stabiliser l’activité économique, etc. 

D’ailleurs, d’après les travaux de Larry SUMMERS (« Fiscal policy in a depressed economy », 2012), il est peu probable que l’endettement public entraîne un effet d’éviction lors d’une récession, dans la mesure où l’ensemble du secteur privé cherche alors à épargner et,où les entreprises sont en conséquence peu incitées à investir.

De plus, si des ratios dette publique sur PIB élevés sont effectivement corrélés à une plus faible croissance (comme le montrent ROGOFF et REINHART), cela ne veut pas forcément dire qu’une hausse de la dette publique pèse sur l’activité économique : corrélation ne signifie pas causalité. Et s’il y a un lien de causalité, celui-ci peut aller en sens inverse : une faible croissance tend mécaniquement à détériorer les finances publiques, notamment en érodant les recettes fiscales.

c) La dette publique est-elle soutenable ?

D’après les travaux d’Olivier BLANCHARD (« Public debt and law interest rates », 2019), ce qui compte pour juger de la soutenabilité de la dette, c’est moins son niveau en pourcentage du PIB, que l’écart entre le taux d’intérêt et le taux de croissance de l’économie : si le taux d’intérêt est inférieur au taux de croissance, la dette publique n’explose pas et peut être stabilisée, ce qui peut expliquer que la dette japonaise reste soutenable malgré son niveau record.

Actuellement en Europe, le risque est que les taux d’intérêts sur la dette explosent comme lors de la crise des dettes souveraines (2009-2012). 

Or, ce risque paraît faible au regard de la surabondance de l’épargne qui fait pression à la baisse sur les taux d’intérêt naturel (c’est-à-dire, le taux sur le marché des fonds prêtables) : le fameux « global saving glut » de Ben BERNANKE. Il est intéressant de s’attarder sur ce point : est-ce que les taux d’intérêt seront structurellement à un niveau faible ? Ou vont-ils remonter ? 

Il nous semble que les taux d’intérêt resteront bas à moyen-terme (5 à 10 ans) au regard des facteurs suivants : un facteur structurel, la structure démographique, et un facteur conjoncturel, le climat pessimiste lié à la crise sanitaire.

L’économiste Etienne GAGNON, dans “Understanding the new normal : the role of demographics” (2016), montre que le vieillissement démographique des pays de l’OCDE a contribué à l’augmentation du niveau d’épargne. En reprenant le cycle de vie de Modigliani (le taux d'épargne d'un pays dépend de sa structure par âge), nous pouvons craindre que cette hausse du taux d’épargne pousse le taux d’intérêt à la baisse.

En outre, le climat des affaires étant complètement déprimé en raison de la crise sanitaire, nous avons constaté une augmentation du taux d’épargne des ménages européens (épargne de précaution). En 2019, en France, le taux d’épargne moyen des ménages était d’environ 15%. Au premier trimestre 2021, il atteignait 21,7% ! Le surplus d'épargne financière des français s'élevait à 157 milliards d'euros à fin juin, selon les derniers chiffres de la Banque de France. Depuis le premier trimestre 2020, les ménages ont ainsi mis de côté environ 267 milliards d'euros, à comparer aux 111 milliards attendus hors pandémie. Cette tendance est observée dans la plupart des pays de l’OCDE.

D’autre part, une maîtrise des taux d’intérêt reste pourtant possible si la banque centrale européenne (BCE) joue pleinement son rôle :

- Soit il y a monétisation de la dette (ce qui implique de mettre fin de l’indépendance de la banque centrale). Autrement dit, revoir le fonctionnement de la BCE de sorte à ce qu’elle puisse aider directement les Etats européens à financer leurs dettes (en rachetant la dette) ;

- Soit la BCE pratique le « Yield curve control » (« maîtrise des taux longs ») : cela consiste à s’engager à acheter le montant d’obligations souveraines nécessaire pour atteindre le niveau de taux d’intérêt qu’elle se fixe.

- Une autre solution, sans doute plus intéressante, serait de conditionner l’annulation de dette par l’investissement dans les « secteurs verts » afin d’accélérer la transition écologique. Telle est la proposition formulée par Laurence SCIALOM dans une note de Terra Nova publiée en avril 2020 : «Crise économique et écologique ».

d) Aparté sur le cas d’Haïti : exemple d’une dette « odieuse ».

Saint-Domingue, récupérant alors le nom d’Haïti (Ayiti), devient la première république noire indépendante en 1804. La France ne va pas pardonner cette insurrection, entraînant la perte de revenus de son système esclavagiste et des milliers de plantations de sucre et de café détruites. 

Cet évènement va coûter très cher à Haïti : en 1825, il est contraint de payer 150 millions de franc-or à la France (soit le budget annuel de la France de l’époque) destinés à « indemniser » les anciens colons maîtres d’esclaves pour perte « de propriété », en échange de la reconnaissance de son existence en tant qu’État-nation.

Haïti qui a lutté de longues années pour s’émanciper de la tutelle française et s’affranchir de l’esclavage et paiera, de 1825 à 1883, jusqu’au dernier centime la rançon à ses anciens colons.

C’est un exemple parmi d’autres des coûts de l’esclavage, cette dette aurait pu servir à financer des infrastructures (scolaires, routières) permettant au pays d’amorcer un processus de développement économique au XIXe siècle. Payer la dette à tout prix est évidemment nécessaire pour que le pays se refinance mais cela ne doit pas se faire au détriment de l’activité économique de moyen terme/long terme.

II - La dette privée, un problème de taille ?

Il est important de comprendre que la dette d’un pays n’est pas seulement sa dette publique.

La dette privée de la France atteint 156 % du PIB en 2020 et sa dette publique 114 %. La dette cumulée des ménages, des entreprises et de l’État ressortait donc à 270 % du PIB, ce qui place la France dans le top 5 des pays les plus endettés de la zone euro : seuls le Portugal, la Belgique et la Grèce sont devant. 

L’une des particularités de la France est que l’endettement privée n’a cessé d’augmenter depuis les années 1990 (cf. infra).

a) Le lien entre la dette privée et la dette publique.

Lorsqu’on parle de la dette dans les débats, on s’intéresse beaucoup plus à la dette publique qu’à la dette privée. À tort, bien souvent. En effet, rappelons que la crise financière de 2007-2008 (crise des subprimes), a été provoquée par le surendettement des ménages américains sur le marché immobilier : c’est donc une crise de la dette privée. Ce n’est qu’ensuite qu’elle a engendré une crise des dettes souveraines (c’est-à-dire une crise de la dette publique), en raison, d’une part, du sauvetage des grandes banques et compagnies d’assurance par les États et, d’autre part, du fort ralentissement économique qui en a découlé et qui a amputé les recettes publiques.

Si la dette privée pose plus de problèmes que la dette publique, c’est notamment parce que, contrairement à l’État, une entreprise ou un ménage ne peut faire « rouler » sa dette indéfiniment, c’est-à-dire réemprunter pour rembourser une dette arrivant à échéance.

La frontière entre crise de la dette privée et crise de la dette souveraine est donc poreuse : lorsque les entreprises sont en faillite, les institutions publiques viennent à leur secours, bien souvent, ce qui creuse le déficit public, et donc, de fait, augmente la dette publique. 

b) Comment expliquer la hausse de la dette privée ?

En 2020, la dette nette des entreprises (c’est-à-dire la dette brute moins les crédits de trésorerie) a franchi, pour la première fois, la barre symbolique des 1 000 milliards d’euros (à 1 002,1 milliards précisément). 

En soi, la progression est négligeable (+17 milliards contre +51 milliards fin 2019), mais les entreprises françaises sont, depuis dix ans, de plus en plus endettées. Cette tendance s’observe dans tous les pays de l’OCDE. Le volume de dette atteint en sortie de crise, cumulé à un niveau de prélèvements obligatoires toujours élevé, constitue un boulet financier qui risque de plomber la reprise pour certaines entreprises.

La hausse de l'endettement des entreprises.

Plusieurs raisons peuvent expliquer la hausse de l’endettement des entreprises. 

Premièrement, nous observons un mouvement de concentration du capital par l’intermédiaire de rachats d'entreprises, via ce qu'on appelle les Leveraged buy-out (rachat avec un effet de levier et un montage financier permettant le rachat d'une entreprise en ayant recours à beaucoup d'endettement). On rachète des entreprises en vue d'une valorisation boursière en s'endettant, ce qui suppose donc d'augmenter la rentabilité financière de l'entreprise qui va être acquise. Cela suppose de « rationaliser les coûts », ce qui passe souvent par des licenciements et peut se faire au détriment du développement et de l'investissement de ces entreprises.

Deuxièmement, de nombreuses entreprises rachètent leurs propres actions afin d’accroître la valeur boursière, afin d’augmenter les dividendes versés à leurs actionnaires, donc, selon l'adage populaire, de « maximiser la valeur pour l’actionnaire ». La France est, au demeurant, en pointe dans ce domaine, elle qui est aujourd’hui la championne d'Europe, et presque championne du monde, du versement de dividendes.

Tout ceci ne s'accompagne pas forcément d'une réelle politique d'investissement, ce qui peut être un risque à moyen-terme, en fonction de l'évolution de la conjoncture économique. Mais tout cela a été facilité par la financiarisation croissante des économies, ainsi que par les bas taux d'intérêt qui ont favorisé ces opérations d’achat à effet de levier (qui consistent à s’endetter pour acheter).


La hausse de l'endettement des ménages.
Rappelons que la dette des ménages est constituée des crédits, tels que les crédits immobiliers et les crédits à la consommation.

C'est le dynamisme du crédit immobilier qui explique, depuis bientôt 20 ans, cette hausse de l'endettement des ménages, hausse là aussi favorisée par des taux d'intérêt bas. L'endettement immobilier représente à peu près 95% de l’endettement des ménages aujourd’hui. Si nous ne sommes pas en France dans la même situation qu’au moment de la crise des subprimes, l’accroissement de l'endettement des ménages fait que leurs charges de remboursement augmentent, ce qui pèse sur le dynamisme de la consommation et pénalise l'activité économique.

Au demeurant, le Danemark, l'Autriche, les Pays-Bas ou encore la Suède - des pays souvent érigés en exemple dans l’espace médiatique - ont certes une dette publique plus faible que la France, l’Italie ou l’Espagne par exemple, mais ils ont une dette privée souvent bien plus forte. L’Italie, qui est certes dans une situation délicate en termes de dette publique, est au final moins endettée que les Pays-Bas si l’on fait la somme de la dette publique et de la dette privée.

III - Le Japon ou l’exemple d’une dette heureuse ?

Rappelons brièvement la situation économique du Japon :

En 1994, la dette publique correspondait à 58,6 % du produit national brut ; en 2000, à 135,4 % ; en 2004 à 165,5 % ; en 2005 à 175,3 %; en mars 2007, 170 % du PNB ; en 2008, l'OCDE l'estime à 172 % fin 2009, elle atteint 201 % du PNB (9 684 milliards de dollars américains), et à la fin de 2011 elle fait un bond à 229 % du PNB. 

En décembre 2012, le FMI (Fond Monétaire International) l'estime à 236 %. La dette publique atteint 1,008 million de milliards de yens fin juin 2013 soit, selon le FMI, 245 % de son produit intérieur brut. En 2017, la dette publique japonaise s’élève à 236% selon le FMI

 

Comment expliquer un tel niveau de dette publique et l’absence de crise de la dette souveraine au Japon ? 

- Tout d’abord, l’essentiel de la dette est détenu par les résidents japonais (institutions financières et banque centrale), seule 10% de la dette japonaise est détenue par des étrangers. En France, En juin 2022, 55% de la dette publique est détenue par les non-résidents, d’après la Banque de France. 

Les non-résidents échappent, de fait, aux contraintes que peuvent faire peser les États sur eux. Ceux-ci disposent donc d’un pouvoir de coercition sur les créanciers domestiques – à travers la fiscalité et la régulation financière par exemple – qui ne s’applique évidemment pas aux non-résidents ;

- Une politique de contrôle des taux longs (taux d’intérêt des titres de la dette)

Depuis 2016, la banque centrale japonaise (Boj) applique une politique de contrôle des taux longs (yield curve control) qui consiste à s’engager à acheter le montant d’obligations souveraines nécessaire pour atteindre le niveau de taux d’intérêt qu’elle s’est fixée : autour de 0 % pour les obligations à 10 ans.

Étant donné que les prix des obligations évoluent à l’inverse de leurs rendements (l’effet balançoire), l’achat d’obligations et l’augmentation de leur prix entraînent une baisse des taux. Cette politique a été également mise en place en Australie en début d’année. 

D’ailleurs, dès 1942 et au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, la banque centrale américaine l’avait déjà utilisé afin d’abaisser le coût du financement des dépenses publiques, notamment militaires : elle avait plafonné les coûts d’emprunt du Trésor en déclarant qu’elle achèterait la quantité d’obligations d’État nécessaire pour que le taux d’intérêt ne dépasse pas un certain niveau.

Au demeurant, la BCE pourrait s’inspirer de cette stratégie pour lutter non seulement contre l’envolée des taux, mais aussi contre un élargissement des spreads, c’est-à-dire, un accroissement de l’écart des taux entre les pays du sud (Italie, Espagne, etc.) et l’Allemagne notamment.

Jérome Javel


Écrivez-nous

Vous aimerez aussi :

La Mort à Venise ou « Apollon terrassé par Dionysos »

Jeudi 2 décembre 2021