Kubrick, une question de vie ou de mort


 
Ligne de crédit : Wikipédia

Ligne de crédit : Wikipédia


Les Sentiers de la Gloire, réalisé par Stanley Kubrick, qualifié de classique du septième art par beaucoup, est le film que nous allons étudier d'un point de vue philosophique dans cet article, sans spoiler majeur je vous le garantis. Focalisons nous sur une scène qui offre un dilemme lié à l’utilitarisme, cette doctrine philosophique qui conseille que tous nos choix doivent être guidés vers le bien du plus grand nombre. Mettons un peu de contexte pour que vous puissiez suivre même si vous n’avez pas vu le film. (Film que je vous recommande d’autant plus qu’il est disponible sur Dailymotion gratuitement). En 1916, le général Mireau est chargé par ses supérieurs d'attaquer une position allemande, la «fourmilière», réputée imprenable. Face à la promesse d’une promotion, il consent à entreprendre cet assaut. Le lendemain matin, la «fourmilière» résiste, l’échec est absolu. Le colonel Dax, meneur des troupes sur le champ de bataille, est coincé dans le no man’s land. Le feu allemand est trop puissant, ses troupes sont piégées. La compagnie B, toujours dans la tranchée, censée être la deuxième vague (sans mauvais jeu de mots), refuse de quitter la tranchée car ses soldats se rendent compte que la première vague a subi de lourdes pertes sans aucun résultat. Mireau, témoin de ce désastre, enragé, ordonne à son artillerie d'ouvrir le feu sur les positions de la Compagnie B pour la forcer à attaquer. L'artillerie refuse, confirmant la débâcle, les troupes se replient dans les tranchées. Mireau, devenu fou, souhaite punir la «lâcheté» de ses troupes en décrétant l’exécution de trois innocents choisis arbitrairement pour donner l'exemple. Tout l’enjeu du film réside ensuite sur le déroulement ou l’annulation de l’exécution. Mais mettons de l’intrigue de côté, vous la découvrirez par vous-même.

Le dilemme que présente cette scène est le suivant: les ordres sont-ils plus importants que la vie et quelles sanctions devraient être imposées à ceux qui refusent les ordres?

Si nous analysons cette scène d'un point de vue de l’utilitarisme décrit par John Stuart Mill, les soldats ont fait le bon choix en refusant de prendre des risques pour un assaut absurde. Dans son livre L’Utilitarisme, Mill explique que lorsque nous devons choisir entre deux perspectives nous devons considérer l’option qui nous apportera le plus de plaisir sans que le plaisir d’autrui ne soit mis en danger en « aucune quantité » (1). Pour compléter cette citation, le chapitre sept de L’introduction aux principes de morale et de législation, est pertinent, car Bentham y écrit que

« Le travail du gouvernement est de promouvoir le bonheur de la société, en punissant et en récompensant. A mesure qu'un acte tend à troubler ce bonheur, à mesure que sa tendance est pernicieuse, la demande qu'il crée pour le châtiment grandira » (2)

On comprend donc que Mill comme Bentham conseilleraient le retrait des troupes. En effet, s’ils attaquaient, et même dans l’optique d’une réussite, beaucoup d’entre eux mourraient, et le seul plaisir serait la promotion de Mireau. Le bonheur du plus grand nombre est alors mis en péril par une seule personne. Cependant, si nous changeons l'échelle, l'utilitarisme peut nous conduire à la conclusion opposée. Pendant une guerre, les soldats doivent en effet défendre leur pays. S'ils refusent d'obéir, la société de leur pays pourrait souffrir d'une invasion ou de la violence d'une nation ennemie. De ce point de vue, la punition décrétée par Mireau est justifiée et obligatoire car elle se pose comme un outil pour être sûr que le bonheur commun sera protégé. Ce point permet de mettre en avant l'aspect «sacrificiel» de l’utilitarisme, lié à une logique de compensation. En d’autres termes, s'il faut sacrifier une personne pour augmenter la satisfaction du plus grand nombre, l'utilitarisme soutient que cela doit être fait. Néanmoins, et c'est l'une des plus grandes critiques que j'exprime à propos de l'utilitarisme: comment calculer les conséquences d'une action? C'est généralement impossible. Dans Les Sentiers de la Gloire, on ne sait pas si la «fourmilière» est un tournant pour l'avenir de la guerre. Par précaution, nous ne pouvons qu'admettre que le retrait était la meilleure option et que les directives de Mireau constituaient un danger.

Pour compléter l'étude de cette scène, nous pouvons faire appel à un autre philosophe, Montaigne. Son œuvre principale, Les Essais, aborde précisément ce sujet. Le chapitre consacré à des dilemmes de ce genre s'intitule «De la punition de la couardise». Il insiste sur une divergence :

« c’est raison qu’on fasse une grande différence entre les fautes qui viennent de notre faiblesse, et celles qui viennent de notre malice » (3)

Si Montaigne utilise des exemples de guerres plus ou moins anciennes pour mettre en évidence cet argument, nous pouvons appliquer cette phrase aux Sentiers de la gloire. Il est ainsi clair que le choix des soldats de ne pas quitter les tranchées et d'aller vers une mort certaine est guidé par la peur plus que par la raison. Ce faisant, l'instinct de survie était plus fort que toute décision malveillante, ce qui concorde avec la première source de couardise donnée par Montaigne, bien plus excusable. 

Ainsi, selon moi, la vie était plus importante que les ordres dans cette scène, en particulier car les ordres étaient de l’ordre de l’absurde. Si l'utilitarisme est un bon moyen de comprendre pourquoi c'était la bonne chose à faire, on a vu que son utilisation était pertinente seulement à l'échelle du champ de bataille. En effet les conséquences sont plus faciles à déterminer car nous possédons une vision globale, nous pouvons déterminer le bon choix avec plus de certitude. Mais force est de constater que la position de Montaigne possède aussi ses qualités car elle rend compte de toute la complexité de ce dilemme en évitant une réponse claire et radicale. Il préfère examiner les arguments en faveur de différentes solutions possibles, laissant la place à notre propre jugement. Dans tous les cas, j’espère vous avoir intéressé avec ce petit essai dévoilant que derrière une scène de cinéma se cache des questionnements philosophiques complexes !



Emilien Pigeard



Bibliographie :

Kubrick, Stanley, Les Sentiers de la Gloire, en.wikipedia.org/wiki/Paths_of_Glory.

  1. John Stuart Mill, Utilitarianism, en.wikisource.org/wiki/Utilitarianism#Chapter_2:_What_Utilitarianism_Is.

  2. Jeremy Bentham, An Introduction to the Principles of Morals and Legislation en.wikisource.org/wiki/An_Introduction_to_the_Principles_of_Morals_and_Legislation/Chapter_VII.

  3. Michel de Montaigne, Les Essais, Tome 1, en.wikisource.org/wiki/The_Essays_of_Montaigne/Book_I/Chapter_XV