Klossowski : De l’écriture à la peinture
- Vaincre l’indicible -
Théologien torturé, philosophe, écrivain, traducteur, scénariste, critique d’art, et enfin peintre, l’éclectisme klossowskien déconcerte, d’autant plus que ses travaux – notamment en philosophie – furent salués par les plus grands ; en témoignent les propos de Michel Foucault à l’égard de son essai intitulé Nietzsche et le cercle vicieux : « C’est le plus grand livre de philosophie que j’ai lu, avec Nietzsche lui-même ». Pourtant, si le talent de Klossowski est reconnu et salué, il est d’autant plus surprenant que celui-ci, en 1972, abandonna les mots au profit de l’image ; qu’à l’encre, il substitua la peinture et ses dessins coloriés. Comment expliquer cette rupture ? Que recherchait Klossowski dans la peinture qu’il ne pouvait trouver dans l’écriture ? Klossowski aimait à affirmer que le théoricien de l’art et l’artiste étaient en lui, deux choses extrêmement différentes et qu’il ne serait, de fait, d’aucune utilité d’expliquer ses œuvres picturales par l’intermédiaire de ses précédents écrits. Or, la confrontation de l’œuvre théorique et picturale de Pierre Klossowski nous contraint à admettre des preuves accablantes concernant la perméabilité de la théorie esthétique klossowskienne à son application pratique. Pour autant – et quoi qu’en semble dire l’auteur - peut-être Klossowski s’est-il joué de ses lecteurs et spectateurs par une formule ambiguë. En effet, Klossowski ne fait que réaffirmer que l’écriture et la peinture sont sans commune mesure et que la lecture de ses textes théoriques, bien qu’ils fussent écrits par l’artiste lui-même, ne nous sera d’aucune utilité dans la recherche du « sens » de ses tableaux ; et cela même parce que le « sens », par essence, échappe toujours…
Le théoricien de l’art
La Vocation suspendue : Klossowski posant les germes de son esthétique
Publié en 1950 chez Gallimard, La Vocation suspendue, faisant figure de premier récit, est également la possibilité pour le lecteur de saisir une partie de la biographie intellectuelle de son auteur. En effet, La Vocation suspendue trace le chemin d’une pensée théologique, philosophique et artistique klossowskienne dont l’auteur dira lui-même une trentaine d’années plus tard au cours d’un Entretien avec Rémy Zaugg : « Rappelez-vous l’épisode de l’interprétation de la fresque. Elle prépare à ce qui allait suivre ». Et pour cause, La Vocation suspendue relate l’histoire de Jérôme qui, souhaitant devenir prêtre, découvre une fresque dans un couvent. Or, cette fresque tient une place centrale, et dans le récit, et dans la suite de la biographie intellectuelle klossowskienne. Cette fresque qui reste la même du début à la fin, ne cesse pour autant de se modifier par le biais des interprétations qui en seront données. Et pour cause, l’image, physiquement immuable, est transformée par la force interprétative de ceux qui la regardent. Cela étant, si cette force interprétative est à l’origine d’une œuvre perpétuellement mouvante, c’est bien parce que les mots et l'image s’entrechoquent dans une relation dichotomique. En effet, de l’unité de cette fresque soumise aux interprétations ne subsiste qu’une multiplicité de fragments, dont chaque partie est analysée en-dehors de ce qui la fait être initialement œuvre. L’image est mise à mal par les mots, torturée puis désagrégée par l’obsession interprétative du contemplateur. De cet effort du regard, de cette agression des mots, résulte la désagrégation du rapport entre l’unité naturelle de l’image et l’immédiateté de la vision au profit de l’éclosion d’un nouveau monde, un monde « surnaturel », un monde insaisissable n’ayant ni nom ni forme ; ce que Klossowski appellera lui-même les « voies imprévisibles du Seigneur ». Or, Jérôme possède des interprétations tout à fait particulières de cette fresque vue dans un couvent, et cela d’autant plus en qualité de prêtre en devenir. Et pour cause, Jérôme est malade, malade d’une passion vorace résumée ainsi par Klossowski : « le besoin de voir accomplir le mal ». Ce mal n’est pas relatif à l’ordre conventionnel de la théologie, il se définit, selon Jérôme, comme consubstantiel à la création elle-même en tant que son âme est emplie de forces démoniaques ; autrement dit, Jérôme est possédé. Or, ces démons sont des artistes. En effet, Klossowski affirme que ce sont les démons du peintre qui sont les véritables créateurs de cette peinture, de la même manière que ce sont bien les démons de Jérôme qui se projettent sur l’œuvre. Cela étant, La Vocation suspendue préfigure d’ores et déjà la majeure partie des thèmes dont Klossowski traitera théoriquement (par l’écriture) ou pratiquement (par la peinture ou le dessin) ; tout en faisant se côtoyer les antagonismes qui parfois ne forment qu’un : piété et pornographie, religiosité et anarchisme. En somme, concernant le choix de ses personnages, Klossowski est l’auteur d’une esthétique de la vierge et de la putain.
L’image comme expression de l’indicible
Le premier texte de Klossowski consacré exclusivement à l’art fût écrit par ce dernier dans Art News, une revue d’art américaine à laquelle il livra « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus », article dans lequel il commenta les œuvres les plus célèbres de son frère, Balthus ; à savoir, La Chambre et Le Passage du commerce. Mais au-delà d’une seule mise en avant de l’œuvre de son frère, Klossowski en profite pour livrer une véritable réflexion esthétique en reprenant ses idées fétiches ; en somme, le nécessaire exorcisme par le dire ou par le faire voir des visions qui occupent son esprit. Précisons que par exorcisme, nous entendons la qualification employée par Klossowski reprenant à ce sujet le sens théologique, comme il en témoigne dans La Ressemblance : « Ce que j’appelle exorciser, c’est expulser d’une âme un esprit malin ». Dans ce même texte, Klossowski explique le processus par lequel l’exorcisme se met en action : « pour l’expulser, il faut savoir lui parler sa propre langue, et pour le convaincre à sortir, lui offrir un autre lieu ». Ainsi, le peintre n’est autre que cet exorciste proposant à ces démons une nouvelle place au sein même de la toile qu’il leur rend agréable. Or, ce trajet des démons vers la toile nécessite la seule force persuasive de l’image à laquelle les mots sont impuissants. En effet, Klossowski écrit : « Il y a quelque chose de paradoxal à vouloir parler de l’art basé sur la non-parole : comment assimiler au monde du langage ce qui se transmet à la pensée par le regard ? » (Cat. exp. Balthus, Paris, Centre Georges Pompidou, Musée National d’Art Moderne, 1983). Et pour cause, l’image – a contrario des mots - est synonyme d’immédiateté : quelque chose s’impose au regard du contemplateur, le transperce, et pourtant, se dissout aussi rapidement. Ainsi, le savoir transmis par l’image est d’une certaine manière toujours celé, comme en témoigne Klossowski dans La Ressemblance : « L’image était pour moi un condensé de l’expérience incommunicable ». Et si cette expérience est incommunicable, c’est bien parce que les mots sont impuissants face à celle-ci, qu’ils ne peuvent la saisir dans son immédiateté, ce qui de fait amène à la dissolution de l’œuvre dans et par les mots qui brisent l’unité initiale de l’image. Klossowski expose ainsi, tout au long de son œuvre, la dualité inhérente à l’impossible traduction des mots en images et des images en mots.
L’art pictural : fausse présence et absence véritable
Le tableau confronte la parole à l’indicible, donnant à voir ce que les mots ne peuvent décrire. Et pour cause, le tableau, même achevé, n’est que le lieu de l’esquisse du se faisant. Il donne à voir une image de l’immédiateté qui atteste tout autant d’une présence avérée et pourtant inaccessible que d’une absence intrigante ; ce que Klossowski écrit par ces mots : « L’art n’est pas une copie documentaire de la réalité immédiate […] mais une interprétation […]. Ce n’est jamais la réalité que l’on appréhende, mais une vue de l’esprit » (Cat. exp. Balthus, Paris, Centre Georges Pompidou, Musée National d’Art Moderne, 1983). Et si vue de l’esprit il y a, celle-ci résulte d’une existence passée dont le témoignage par l’image n’est que le fruit des mots et de la pensée ayant sombré dans l’oubli. Ainsi, l'image, elle, persiste là où les mots se sont depuis longtemps noyés. De ce phénomène résulte le caractère à la fois présent et imperceptible, plus que ça inaccessible, de l’image orpheline des pensées fugaces de son créateur en proie aux démons. La toile, offerte en pâture à l’œil carnivore de son contemplateur, préserve les secrets impénétrables de sa création ; elle enferme la présence passée des démons exorcisés de son créateur et s’impose face au contemplateur démuni car confronté à l’Inaccessible, à cette trace du divin que le divin a délaissé mais qui porte encore le souvenir d’une expérience unique et à jamais passée. La toile n’est autre que cet espace physique recelant la trace que les lois de la perspective dissimuleront éternellement, en permettant au contemplateur de saisir l’absence tout en lui refusant l’instant vécu: l’expérience créatrice du peintre possédé qui un jour, vint déposer sa toile sur l’autel sacrificiel des démons qui occupaient son âme. Klossowski écrit à ce sujet : « Le tableau n’a pas d’être en soi, mais grâce au non-être du simulacre, ce qu’il nous fait voir, c’est l’être où les choses ne peuvent plus mourir parce qu’elles ne vivent plus ; elles sont ; le tableau nous offre moins un objet de contemplation, qu’il ne nous met dans l’attente du spectacle que cependant nous voyons » (Cat. exp. Balthus, Paris, Centre Georges Pompidou, Musée National d’Art Moderne, 1983). Ainsi, le spectacle offert par la toile n’est pas tant dans la scène présentée que dans l’attente elle-même, dans cet espace du-dehors que le tableau recèle et semble revendiquer. Il semblerait ainsi que l’esthétique klossowskienne résulte par essence d’un dédoublement. En effet, la scène représentée porte toujours l’ombre de son double, ce moment passé ou futur sur lequel l’intérêt est porté tout entier ; la présence de la représentation dissimulant à jamais la présence de l’imperceptible, d’un hors-toile maître de la toile elle-même, imperceptible à l’œil humain ; un hors-toile inaccessible car divin résultant d’une absence toujours présente n’étant autre que celle de Dieu.
Si l’ensemble des citations que nous avons employées résultent des écrits consacrés à l’œuvre de Balthus, son frère, offrons pour exemple de nos propos son tableau La Chambre. Ce dernier esquisse la scène d’une femme en proie à une violence sexuelle que l’on ne peut situer dans le temps. En effet, on ne sait si le viol va avoir, ou a eu lieu. Le tableau fige un instant insaisissable dont l'intérêt réside dans l’hors-toile sous l’égide de l’innommable.
Nudité et violence : des thèmes récurrents dans l’esthétique klossowskienne.
“La Judith de Frédéric Tonnerre” ou la vierge et la putain
Le nu et la nudité sont constamment présents dans l’œuvre graphique de Klossowski. Néanmoins, avant de les peindre, ce dernier les a écrit, comme en témoigne son texte de 1961, « La Judith de Frédéric Tonnerre » publié dans la revue Figures. Cet écrit, tout à fait remarquable, peint avec les mots un tableau inexistant en reprenant la scène biblique de Judith et Holopherne. Rappelons brièvement le mythe. Dans l’Ancien Testament, Judith est une veuve juive originaire de la ville de Béthulie assiégée par l’armée d’Holopherne. Celle-ci sauvera son peuple par l’intermédiaire d’une inspiration divine en séduisant Holopherne avant de lui trancher la tête dès que celui-ci devint ivre. Or, Klossowski, mariant la vierge et la putain, fait l’hypothèse d’une relation charnelle entre les deux personnages. En effet, la Judith décrit dans le récit de Klossowski adopte une posture plus que suggestive, fleurtant avec la pornographie, celle-ci s’étalant entièrement dénudée avec entre ses cuisses, la tête décapitée d’Holopherne qui quelques instants auparavant la violait. Encore une fois, Klossowski opère un dédoublement, partageant la scène entre la honte de Judith victime d’un viol et la jouissance que celle-ci tire de la situation. Le tableau réussit la communion de l’impossible dans le geste silencieux de Judith. Néanmoins, plus qu’une perversion de Judith, Klossowski fait se côtoyer le plaisir charnel avec l’Esprit sain. En effet, Judith est en proie, selon Klossowski à « un ultime ressentiment, l’ombre d’une émotion que l’Esprit Saint aurait laissé subsister en elle, à l’intention de la peinture ». Ainsi, le hors-toile précédemment évoqué n’est autre qu’un hors-la-vie ; un hors-la-vie donnant vie au tableau. L’Esprit Saint laisse à Judith la jouissance en elle, il s’amuse d’un spectacle qu’il juge devant être offert à la peinture, et cela en dépit de toute convenance, en dévoilant sous le drap de la vierge, la putain qui sommeille, celle qui s’enivre du mauvais rêve et de la jouissance dans le crime. Il est d’autant plus intéressant de remarquer que Klossowski brosse, dans le tableau fictionnel de Tonnerre, la présence en arrière-plan d’une famille bourgeoise qui sans doute aurait fermé les yeux à la vue de la scène. L’objectif est clair et assumé : montrer au monde que peu importe l’apparente tranquillité de leur vie, ces visions sont et seront toujours présentes au monde ; nul ne pouvant y échapper indéfiniment. En somme, la peinture fictive de Tonnerre est représentative de l’approche théologique de la création prônée par Klossowski : offrir au monde une image capable d’exorciser les démons présents dans l’âme de l’artiste et du contemplateur à la fois ; car si le monde semble tranquille, la terreur règne toujours en suspens. Aussi, la nudité des personnages écrits ou peints par Klossowski possède sa pleine essence, non pas comme fin en soi, mais comme moyen d’atteindre l’ « au-dedans » de celle-ci, comme il en témoigne de ses propres mots : « Une nudité féminine dans un espace clos […] pour autant qu’émerge de l’obscur intimité de sa chambre l’éveil de son animalité sous les prestiges de son corps, apparaît sur le tableau comme un dehors capté au-dedans de la femme même » (« Anthologie des écrits de Pierre Klossowski sur l’art », Pierre Klossowski, Paris, Editions de la Différence, L’Etat des lieux, 1992, p.169). Ainsi, cette « animalité », cette « force impulsive de l’âme » (ibid) est cachée par l’enveloppe corporelle féminine ne laissant paraître que la trace des passions vivaces qui l’animent, ces pulsions sexuelles dont la femme est sa propre spectatrice, permettant ainsi d’allier le spectateur et le sujet au-devant du même spectacle d’un intérieur ravagé par les passions.
Dévorer la toile de ses yeux carnivores : Une communion des démons.
Le spectacle de ces passions est alors mis en œuvre par un jeu de regard orchestré initialement par le peintre qui en opère la mise en mouvement. Le regard, joué et joueur, incite le contemplateur à une scène de voyeurisme dont la femme nue prend conscience. Klossowski écrit à ce sujet : « C’est dans le regard profanateur du corps féminin que consistait la violence primitive dont ce n’est ici (le tableau peint) que le simulacre. En soi, le simulacre est le fruit du travail; il n’en reste pas moins violence simulée du contemplateur. Le simulacre est à la fois en deçà et au-delà de la violence, tout entière dans le regard. Mais c’est par le regard que le simulacre de la mise à nu s’approprie le corps de la femme imaginaire et que la femme imaginairement réelle, expropriée de son corps, se reconstitue imaginativement en tant que nudité sous le regard de contemplateur » (« Anthologie des écrits de Pierre Klossowski sur l’art », Pierre Klossowski, Paris, Editions de la Différence, L’Etat des lieux, 1992, p.170). Ainsi, la femme nue se retrouve violentée, violée par le regard du contemplateur participant à une scène de voyeurisme par laquelle il perçoit l’intimité de l’extase féminine. Cela étant, le contemplateur participe au tableau, il y joue un rôle pré-orchestré par le peintre lui-même, le contraignant au crime et, se faisant surprendre par l’objet de sa contemplation, dénude entièrement la femme qui le contraint au silence de ce qu’il ne peut exprimer par les mots. Or, ce regard est également un regard de communion entre l’artiste et le contemplateur. En effet, le sujet percevant, en contemplant le tableau, est saisi d’une émotion semblable à celle que vécut l’artiste. Dès lors, le tableau est un moyen de réminiscence des émotions dont était alors pris son créateur, moyen de réminiscence néanmoins confronté à l’échec de revivre une expérience passée car déjà vécue, dont seules les traces subsistent. En somme, ce sont les démons de l’artiste et du spectateur qui tous deux communient sur la toile. Ces démons, que Klossowski emprunte au Trismégiste (texte anonyme néo-platonicien), mi-hommes, mi-divinités, sont la possibilité de créer le contact entre Dieu et l’homme ; sans quoi celui-ci ne serait aucunement possible. Ainsi, les démons animent la toile, son créateur et son observateur dans une parfaite communion de l’instant fugace.
L’abandon des mots au profit des images.
Roberte ce soir : le côtoiement des mots et des images dans une même œuvre.
Si jusqu’à présent, il était question du Klossowski théoricien de l’art, il s’agira maintenant de s’intéresser au Klossowski praticien faisant usage de sa réflexion esthétique afin d’en dévoiler sa pratique dans le geste créateur. Ainsi, Klossowski passe du dire, au montrer, conformément à la supériorité qu’il reconnaît à l’image face aux mots tributaires de l’indicible. Si l’abandon définitif de l’écriture surviendra en 1972, il n’en demeure pas moins que pendant une vingtaine d’années, écriture et peinture se côtoient ; jamais en même temps certes, mais de manière alternative. Dès lors, les premiers dessins de Pierre Klossowski sont réalisés à la mine de plomb en 1953 et publiés dans son récit « Roberte, ce soir ».
De l’écriture à la peinture : la sublimation de l’indicible
Comme affirmé précédemment, Klossowski n’a jamais cumulé l’image et l’écriture en même temps ; même dans sa phase d’indécision – 1953/1972 – ce dernier a toujours opéré par périodes successives, comme il en témoigne de ses mots : « Je n’ai pas mené les deux activités de front, mais de manière alternative. Il y eut la période des dessins à la mine de plomb qui coexistait, de fait, avec l’écriture » (« Anthologie des écrits de Pierre Klossowski sur l’art », Pierre Klossowski, Paris, Editions de la Différence, L’Etat des lieux, 1992). Or, au cours de l’année 1972, Klossowski abandonne l’écriture pour embrasser cette autre Vocation suspendue, l’art pictural, à la suite d’une rencontre de ses dessins avec la couleur : « Puis, la découverte de la couleur qui a correspondu à l’abandon de l’écriture » (ibid). Klossowski ne dira plus, il montrera. Et pour cause, il affirme que « l’écriture prêtait constamment au malentendu » tandis que le tableau lui - l’image - ne ment pas, ou du moins, si elle ment, ce n’est que pour mieux voir, pour mieux saisir l’immédiateté de l’instant et la propager. Plus encore qu’un véritable choix, Klossowski dit se trouver « sous la dictée de l’image » et ajoute « C’est la vision qui exige que je dise tout ce que me donne la vision » (ibid). Dès lors, Klossowski est tributaire de ses visions qui, échouant à l’exorcisme par les mots, trouvent un accomplissement dans l’image et ses couleurs. Seule l’image permet de tout dire. Tout dire oui, tout dire en montrant, car seule l’action de montrer permet de tout dire des visions qui l’obsèdent. Ce geste, s’il admet la possibilité de tout montrer, est également geste sacrificiel. En effet, l’accomplissement du seul geste pour tout dire en montrant nécessite le sacrifice du dire et plus encore, de la pensée du sujet. Klossowski ne pense plus, il écoute attentivement ses démons intérieurs guidant son geste artistique seul à même de leur donner un nouveau foyer. Le conceptuel s’efface au profit du geste créateur, le théoricien devient praticien et le sujet s’efface au profit des démons se faisant architectes d’une toile dans laquelle ils pourront pleinement s’épanouir afin de bouleverser les âmes de ses contemplateurs. Concernant son passage de l’écriture à la peinture, Klossowski écrit en 1986 dans L’Âne (magazine freudien) : « Depuis quinze ans, j’ai cessé d’écrire. Je peins et il est absolument vain de chercher d'autre rapport de mes tableaux avec mes romans, si ce n’est celui-ci : mes tableaux existaient dans mon esprit en tant que tels avant que j’en vienne à les décrire dans mes romans ». Ainsi, les visions ont toujours été présentes à Klossowski. Si l’écriture ne sut les dire, le tableau quant à lui, et notamment l’usage de la couleur, permit de les montrer. Ainsi, Klossowski trouve dans la peinture, la sublimation de l’échec des mots. Confronté à l’éternel indicible, il se résolut à montrer.
Une esthétique pratique de la suggestion
Si Klossowski se résolut à montrer, il n’a pas pour autant la prétention de faire voir ce qui est caché. Et pour cause, Klossowski procède d’une esthétique de la suggestion. En effet, l’acte central du tableau n’est jamais clairement représenté ; celui-ci étant hors-toile, hors de la vie, il n’est qu’esquissé, sous-entendu et pourtant, communiqué au contemplateur. Dès lors, la peinture klossowskienne résulte d’une esthétique du voile et du dévoilement, un dévoilement percutant le spectateur qui, pour autant, ne saurait pleinement comprendre ce qu’y s’y joue. Ebahi, désarçonné, le spectateur est en proie aux démons qu’il incorpore inconsciemment. Autrement dit, comme le fait remarquer Jean Roudaut : « Le spectateur est mis dans une situation d’attente ; ce qui est […] à voir est à advenir. Mais hors de la toile : derrière les yeux fermés du spectateur » (Jean Roudaut, « Les simulacres selon Pierre Klossowski », Pierre Klossowski, Les Cahiers pour un temps). En cela, nous pouvons, une nouvelle fois remarquer l’influence décisive de son frère, Balthus, auquel Klossowski consacra son premier écrit sur l’art. En prenant l’exemple de La Chambre, l’acte fondamental, l’acte criminel – en l’occurrence, le viol de la jeune femme – n’est pas représenté sur la toile, et pourtant, il est central. Klossowski et Balthus entraînent le spectateur dans un arrière-monde, dans le retrait du divin qui, bien qu’effacé, ne cesse pour autant d’affirmer sa présence, de la suggérer jusque sur la terre, tout en restant inaccessible pour l’entendement. La toile n’est qu’un intermédiaire, entre l’homme et la divinité, entre le terrestre et le supraterrestre qui paradoxalement, nécessite pour éclore d’éradiquer sa représentation surnaturelle. Dans son entretien avec Rémy Zaugg, Klossowski affirme : « Le tableau doit suggérer au spectateur ce qu’il ne donne point à voir ». Ainsi, la violence fondamentale échappe à l’esprit ; elle ne fait que traverser le regard du spectateur afin d’atteindre directement son âme. L’esprit est en proie à la suggestion, mais chaque individu étant composé de démons différents, la suggestion initiale de l’artiste se fragmente afin d’assouvir les désirs de chaque individualité. Cela étant, le spectateur se force à donner un sens à la scène représentée : or le sens original, par essence lui échappe, il se voile et se dévoile sous le règne de l’insaisissable.
Yoann STIMPFLING