L’épargne, une vertu privée, un vice public chez Keynes


Dans l’imaginaire collectif, l’épargne est une vertu. Se constituer une épargne, c’est faire preuve de prévoyance : la Cigale finit par « crier famine » dit Jean de la FONTAINE dans la « La Cigale et la Fourmi » (Fables, 1694) parce qu’elle n’a pas mis de côté suffisamment de nourriture l’été en vue de préparer l’hiver. Il en a longtemps été de même pour les économistes. Au XVIIIe siècle, Adam SMITH, avançait que « tout homme économe [est] un bienfaiteur de la société » (Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776). 

Un autre économiste anglais, John Maynard KEYNES, a sérieusement ébranlé cette conviction au XXe siècle : et si l’épargne, vertu privée, était en réalité, dans certaines circonstances, un vice public ?

Rappel de l’analyse classique de l’épargne : 

Chez les économistes classiques, l’épargne, c’est-à-dire, la partie du revenu non allouée à la consommation, est première : elle sert à financer l’investissement, lequel sert à avoir de la croissance économique.  Cela suppose implicitement que l’investisseur et l’épargnant ne font qu’un et que l’épargne est intégralement transformée en investissement. C’est sur cette maxime que repose la loi des débouchés de Jean Baptiste SAY : toute offre crée sa propre demande. Autrement dit, le revenu issu de l’offre (d’une production) est intégralement dépensé soit en consommation, soit en investissement (à travers l’épargne), par conséquent, la demande globale est constamment et automatiquement égale à l’offre globale.

L’inversion du lien entre épargne et investissement et le concept de la demande effective :

Pour J.M.KEYNES, cette égalité stricte entre offre globale et demande globale est une fable : une telle égalité n’est pas vérifié empirement. 

Tout d’abord, la relation entre épargne et investissement a changé. Les secteurs institutionnels (les ménages, les sociétés financières, les sociétés non financières) en capacité de financement prêtent à ceux en besoin de financement (administrations publiques, sociétés non financières, sociétés financières, ménages). Autrement dit, l’épargnant et l’investisseur ne sont plus la même personne ; l’épargnant ne décide plus réellement de l’affectation de son épargne. De ce fait, il peut avoir un décalage dans le temps entre la décision d’épargner et la décision d’investir.  Ce constat, J.M.KEYNES a été le premier à l’exprimer et à en tirer les conséquences : il en parle comme "d’une illusion d’optique qui fait confondre deux activités essentiellement distinctes" (Théorie générale de l’emploi, l’intérêt et de la monnaie, 1936).

En outre, pour J.M.KEYNES, la décision d’investir n’est pas, comme laisse penser J.B.SAY, arrimée à l’épargne, mais à des heuristiques liées aux anticipations des organisations productives sur la demande globale. En d’autres termes, ce sont les anticipations que font les entreprises sur leurs débouchés, compte tenu du climat des affaires actuel, qui les amènent, d’une part, à engager ou non des investissements, et d’autre part, à embaucher ou à ajuster leurs effectifs à la baisse. 

Ces décisions fondées sur des heuristiques auront des effets non négligeables sur les revenus et l’activité économique de sorte que, assez paradoxalement, c’est l’investissement qui permet de se constituer une épargne : la décision d’investissement est antérieure à l’acte d’épargne pour J.M.KEYNES.  

Actualité de la théorie keynésienne au regard de la stagnation séculaire : 

La perspective qu’avait J.M.KEYNES concernant l’épargne revient d’actualité depuis la publication de l’article « The age of secular stagnation » (2016) de l’économiste Larry SUMMERS. Pour lui, la stagnation séculaire que nous observons dans les pays industrialisés, c’est-à-dire un faible taux de croissance économique, repose sur une surabondance d’épargne. De fait, cette épargne « étouffe » la demande globale pour ce dernier. 

S’il existe d’autres économistes déclarant que la stagnation séculaire repose sur autre chose que l’insuffisance de la demande (cf. Robert GORDON, dans « Is U.S economic growth over », 2012), la perspective que propose L.SUMMERS possède une portée heuristique forte et apporte un éclairage sur les mécanismes économiques à l’œuvre aujourd’hui.

Jérome Javelot