Exceptionnalisme américain: prophétie ou mythe fantasmagorique?


GAST John, American Progress, 1872

GAST John, American Progress, 1872

 

Si l’expression d’ « exceptionnalisme américain » est historiquement attribuée au philosophe français Alexis de Tocqueville et son livre De la démocratie en Amérique, celle-ci désigne le caractère particulier d’un pays fondé sur l’immigration et considéré comme la première démocratie moderne. Plus précisément, l’expression d’ « exceptionnalisme américain » fait référence à la place hégémonique que doit occuper les Etats-Unis à travers la poursuite d’une « Destiné Manifeste » gage d’exemplarité d’un « Nouveau Monde » voué à supplanter l’ « Ancien Monde » européen. Si nombreux sont ceux qui affirment la légitimité de la notion en en revendiquant la présence tout au long de l’Histoire de l’Amérique du Nord, il n’en demeure pas moins que la question de l’identité de l’Amérique et des Américains ait quelque peu changé au cours des siècles et qu’un grand nombre d’arguments concernant l’identité américaine ont été déconstruits. Et pourtant, l’affirmation d’une hégémonie américaine prônée en vertu de l’exceptionnalisme américain semble vouloir s’extirper de toute potentielle remise en question en poursuivant la voie de la « Destinée Manifeste ». Dès lors, le féroce attachement des Etats-Unis à leurs mythes fondateurs n’est-il pas en réalité le fantasme originel d’une vision glorifiée et pourtant biaisée de l’Amérique et des Américains ? C’est du moins la question à laquelle nous tenterons de répondre au cours de ce bref article.

Aux origines de l’ « American Exceptionalism »

L’ « American Exceptionalism » au fondement de l’identité américaine ? C’est du moins ce que nous porte à croire le récit de John Winthrop qui, en 1630, traverse l’océan Atlantique de l’Angleterre vers l’Amérique afin d’y fonder une colonie puritaine. En effet, sans doute pouvons-nous trouver dans le sermon du colon intitulé A Model of Christian Charity l’origine de la fameuse « Destinée Manifeste » lorsque celui-ci affirme : « We shall be as a city upon a hill, the eyes of all people are upon us » (« Nous serons comme une ville perchée sur une colline, les yeux de tous les peuples rivés sur nous ») ; phrase par ailleurs elle-même empruntée à l’Evangile selon Matthieu : « Vous êtes la lumière du monde. Une ville ne peut se cacher, qui est sise au sommet d'un mont. [...] Ainsi votre lumière doit-elle briller aux yeux des hommes... ». Ainsi, le Nouveau Monde reflète une terre d’espoir destinée à accueillir une société puritaine en relation directe avec Dieu. En effet, les prémisses de la Destinée Manifeste entraineront une doctrine idéologique complète passant du mythe de la frontière – que nous étudierons dans un prochain article – jusqu’à celui du self-made-man. Cela étant, l’Amérique du mythe de Winthrop se positionne telle la Terre promise pour le peuple élu.

Au-delà de la dimension purement historique, sans doute serait-il intéressant de remarquer la mise en valeur de la Destinée Manifeste américaine à travers l’art. En effet, Thomas Cole, dans son Essai sur le décor naturel américain, s’inscrit dans la droite lignée d’un Nouveau Monde venant dépasser l’Ancien en affirmant le caractère prophétique d’une Amérique vierge et propre à la conquête des colons venus civiliser la wilderness américaine. Ainsi, Thomas Cole participe à la création d’une identité culturelle américaine commune en désignant l’Amérique comme une terre d’exception destinée à voir naître sur son sol des êtres d’exceptions qui s’emploieront à surpasser le prestige selon lui passé de l’Europe.

 

Une Amérique « grandiose » berçant le monde d’une main de fer

Le 20ème siècle semble témoigner d’une image analogue à ladite Destinée Manifeste américaine. En effet, rappelons qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis se distinguent comme les grands vainqueurs. Qu’il s’agisse de la victoire contre les nazis et de la libération du continent européen, des 14 points de Wilson ou encore du Plan Marshall, les Etats-Unis sont glorifiés et adulés par l’Europe de l’Ouest qui leur attribue le rôle de sauveur tout en leur permettant d’élargir leur influence. La situation est analogue en ce qui concerne la Guerre froide. En effet, les Etats-Unis sont majoritairement considérés comme le « camp du bien » face à une URSS figurant quant à elle le « camp du mal » ; image maintes fois reprise par la culture américaine, notamment à travers les bandes-dessinées et le cinéma. Cela étant, si nous citions jusqu’alors ces quelques exemples du 20ème siècle, il n’en demeure pas moins que l’influence culturelle américaine reste d’autant plus présente de nos jours. De fait, si nous pouvons bien entendu citer la musique et le cinéma américain qui ne cessent d’abreuver le Monde, il n’en demeure pas moins que les Etats-Unis font depuis quelques années une entrée fracassante dans l’export de leurs idéologies universitaires. Ainsi, la cancel culture (je vous invite par ailleurs à la lecture de l’un de mes précédents articles étant intégralement destiné à la question) que nous voyions déjà à l’œuvre sur le campus d’Evergreen en 2017 semble ne cesser de gagner du terrain en Europe et dans le Monde en s’investissant telle l’évolution de la morale puritaine de Winthrop et du procès des sorcières de Salem.

L’ « American Exceptionalism » : un voile dissimulant le déclin ?

Or la notion d’exceptionnalisme américain est-elle, au XIXème siècle, encore véritablement pertinente dans l’intégralité des prémisses que cette dernière est censée représenter ? En effet, rappelons que, si l’on reprend ladite notion originelle de l’exceptionnalisme américain prônée par John Winthrop, les Etats-Unis devraient, en plus d’être au sommet du monde, constituer un modèle pour les autres nations. Or, si la grandeur économique, politique et militaire des Etats-Unis demeure d’actualité – bien que cette dernière soit en rivalité systématique avec les nouvelles puissances mondiales et tout particulièrement avec la Chine – nous pourrions affirmer que l’ordre moral est quant à lui mis à mal. De fait, les Etats-Unis semblent s’être extirpés de l’idéal d’une immigration propre à la génétique même de l’exceptionnalisme américain, et cela d’autant plus sous l’ère de Trump ; bien que Biden pourrait inverser la tendance. De même, les Etats-Unis tombent sous la critique lorsque sont abordés les droits de l’homme, notamment du fait que certains états prodiguent encore la peine de mort. Enfin, les génocides amérindiens, la ségrégation raciale et le capitalisme mortifère pour notre planète collent-ils à la position de « modèle » à suivre pour le reste du monde ? Ainsi, le modèle de l’ « American Exceptionalism » demeure amplement critiquable, d’autant plus en ces temps de perte du pouvoir hégémonique des Etats-Unis. Toutefois, cette dernière persiste dans l’imaginaire collectif américain et constitue ainsi un concept fondamental de l’identité culturelle de l’Amérique et des Américains.

Yoann STIMPFLING