La dialectique avant Hegel


Platon et Aristote discutant. Détail d'un bas-relief de della Robbia

 

La dialectique est un concept clé en philosophie. Pilier du système hégélien, elle constitue une véritable révolution dans la manière de penser et un outil remarquable pour comprendre le réel. Pour Hegel, il s’agit d’un mouvement de la pensée dans son rapport à l’être. La pensée postule une thèse (une idée) qui comporte des lacunes ou des contradictions (l’antithèse) qu’il s’agit de dépasser pour que la nouvelle thèse en sorte renforcée (la synthèse). Ce mouvement « d’aller retour » entre l’idée et l’être, qui fait face sans cesse à de nouveaux problèmes que la pensée doit surmonter constitue, en résumé, la dialectique hégélienne. 

Ce concept a eu une influence indéniable sur la postérité philosophique (inutile de mentionner le courant de pensée marxiste qui adopte et propose une version matérialiste de la dialectique). On peut également, aspect moins souvent évoqué, lui trouver des prédécesseurs. On distingue en effet chez les pré-socratiques et en particulier chez Héraclite, une sorte de proto-dialectique. Il est important de l’analyser pour ce qu’elle est, dans ses limites et sa spécificité, pour éviter une mauvaise interprétation. Héraclite a en effet souvent été perçu comme un penseur niant absolument l’être, reléguant le réel à une succession d’apparences incohérentes et incompréhensibles. Cette interprétation semble aller de soi s’il on a en tête sa maxime apocryphe bien connue: « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve »

Nietzsche lui-même, avait compris Héraclite en ce sens et avait récupéré certains de ses fragments pour soutenir ses thèses tournées contre la raison et la dialectique. Il écrit ainsi, dans Le Crépuscule des Idoles

« Héraclite tient pour un privilège royal le pouvoir supérieur de représentation intuitive, tandis qu’il se montre très froid, insensible et même hostile envers l’autre mode de représentation, celui qui s’accomplit avec des concepts et des combinaisons logiques, c’est-à-dire envers la raison, et il semble prendre du plaisir quand il peut lui opposer une vérité intuitivement acquise.  »

Cette lecture rapide d’Héraclite est un contre-sens total puisqu’elle ignore d’autres éléments centraux de sa pensée. Loin de donner crédit uniquement à l’intuition en écartant la raison, Héraclite accorde une place importante au « Logos », à savoir l’usage de la raison, indépendante du divin, pour trouver la vérité. La raison peut ainsi contredire les impressions sensorielles qui s’attachent, effectivement, aux apparences des phénomènes. Dès lors, on peut reprendre la maxime héraclitéenne et affirmer que si de nouvelles eaux affluent à chaque instant dans le fleuve, il n’en reste pas moins un fleuve. Il y a donc un réel objectif et matériel, que la raison peut appréhender. Nietzsche a donc tort lorsqu’il affirme qu’Héraclite n’accorde aucun crédit à la réalité objective pour se contenter d’un devenir éternel. Comme le dit l’historien de la philosophie Jean-François Pradeau, la pensée héraclitéenne englobe deux aspects contradictoires de prime abord « l’affirmation du mobilisme et celle de l’unité du tout ». Certes l’univers est en devenir, il n’en est pas moins un tout avec des lois objectives que l’on peut déterminer en opposant à nos sens le « logos ». 

Il faut donc réhabiliter Héraclite et son ébauche de dialectique, ce qu’avaient su percevoir Hegel, Marx ou encore Lénine.

Héraclite, au sein de la société grecque de son temps, se pose en critique de l’irrationnel et de la superstition. Il agit ainsi en défenseur de la raison (humaine) face aux pensées irrationnelles:

5. Ils prient de telles images (divines); c’est comme si quelqu’un parlait avec les maisons, ne sachant pas ce que sont les dieux ni les héros.

97. Les chiens aboient après ceux qu’ils ne connaissent pas.

On peut également déceler chez Héraclite un début de pensée matérialiste, en témoignent les nombreux fragments qui évoquent les relations entre les éléments, les interactions entre le feu, l’eau, l’air et la terre. Si cet aspect est forcément limité par l’état des connaissances scientifiques de son temps et fait écho à des conceptions métaphysiques de la Nature et des éléments, il mérite tout de même d’être souligné.  

Enfin, et c’est là le point qui éloigne véritablement Héraclite des auteurs exaltant l’irrationnel comme Nietzsche, on trouve dans ses écrits une forme de pensée dialectique. Là encore, elle demeure restreinte du par les conditions matérielles d’existences de la société antique du temps d’Héraclite:

8. Ce qui est contraire est utile; ce qui lutte forme la plus belle harmonie; tout se fait par discorde. 

51. Ils ne comprennent pas comment ce qui lutte avec soi-même peut s’accorder. L’harmonie du monde est par tensions opposées, comme pour la lyre et pour l’arc.

60. Un même chemin en haut, en bas.

61. La mer est l’eau la plus pure et la plus souillée ; potable et salutaire aux poissons, elle est non potable et funeste pour les hommes.

Héraclite montre ainsi que tout concept recèle en lui sa contradiction et que nos sens seuls ne sauraient saisir cette tension intrinsèque. C’est avec ces clés de lecture qu’il faut lire Héraclite. Loin de décrire un monde opaque pris dans un flux éternel, il est un précurseur de la dialectique matérialiste. En postulant un monde en devenir, trompant facilement nos sens, il donne à l’Homme la responsabilité de déterminer des lois objectives en raisonnant.

Emilien Pigeard



Sources :

Les Fragments, Héraclite

Le Crépuscule des idoles, Nietzsche