Courtoisie et galanterie : de l’amour sacrificiel à l’amour artificiel
Dans son ouvrage intitulé Poétique et loisir mondain (1997), Alain Génetiot se donne pour ambition de « contribuer à mettre en évidence et à expliciter la place tenue par la poésie mondaine et galante dans la formation du goût classique en France au XVIIe siècle, de 1625, date de l’entrée de Voiture à l’hôtel de Rambouillet, à 1685 environ ». Cet article se confinera à la deuxième partie de son ouvrage intitulée « L’esthétique galante », et plus précisément au chapitre III traitant « Les représentations de l’amour et l’esthétique galante ». Brossant une généalogie des représentations de l’amour dont le commencement se situe dans la courtoisie, Alain Génetiot témoigne des différentes évolutions et transformations de l’amour jusqu’à atteindre la période de la galanterie. Et pour cause, l’amour galant s’est largement éloigné de la courtoisie dont il est originaire. En effet, si l’amour courtois exposait un lien de vassalité entre l’amant et la Dame, il semblerait que « l’amour » - s’il en est un – galant se soit au contraire émancipé d’un pareil contrat. Quelles sont donc les raisons de cette transformation ? Quels sont les moyens qui lui ont servi ? Une autre question, posée parallèlement et sous-entendue dans ce chapitre d’Alain Génetiot retiendra notre attention. En effet, il semblerait que les représentations de l’amour – de la courtoisie à la galanterie – soient fortement liées à la place accordée au divin. Par conséquent, il s’agira également d’interroger les influences mutuelles qui s’exercent entre les différentes représentations de l’amour et la place accordée au divin dans une même époque.
Pour cela, il s’agira de consacrer un premier moment de cet article à l’Amour sacralisé dans un discours sérieux marqué par le néo-pétrarquisme ; puis, nous étudierons les rapports de réciprocités entretenus entre la décadence de la divinité et les représentations de l’amour. Enfin, un dernier moment de cet article démontrera que l’innovation galante résulte d’un abandon de l’au-delà au profit de l’ici-bas.
Un discours sérieux marqué par le néo-pétrarquisme : l’Amour sacralisé
L’héritage médiéval du modèle féodal de l’amour
Si le sujet général de notre article portera – conformément à l’ouvrage d’Alain Génetiot – sur les représentations de l’amour et l’esthétique galante, il nous faut dès lors remarquer que ces représentations, si elles sont plurielles, ne sont pas pour autant toutes les fruits de ruptures saillantes, mais bien plutôt le résultat d’une continuité subissant des évolutions et interconnexions au fil de son histoire ; dans le cas ci-présent, de la courtoisie au badinage galant. En effet, le code littéraire inhérent au langage amoureux de la littérature galante se fonde sur les siècles qui l’ont précédé en reprenant les thèmes du respect et de la soumission de l’amant à sa Belle dans le discours amoureux de la courtoisie médiévale. Ainsi, à l’encontre de la tradition anti-féminine de l’Antiquité, l’amour courtois naît aux XIe et XIIe siècles chez les troubadours provinciaux et occitans tout en s’amplifiant avec le renouveau du culte marial. Cela étant, si le fondement des représentations de l’amour qui fera émerger la galanterie semble se trouver dans la courtoisie, il est de bon aloi d’en exposer les principes. L’amour courtois – ou fin’amor – énonce un assujettissement volontaire de l’amant à la femme aimée en suivant un modèle féodal dans lequel l’amant n’est autre que le vassal d’une Dame prenant la place du suzerain. Or, au-delà d’une disposition purement sentimentale, l’amant témoigne de son amour par l’intermédiaire de services respectables et d’actes héroïques afin d’acquérir les faveurs, ou du moins, l’attention de la femme aimée ; posture de laquelle provient selon Alain Génétiot les tournois de la fin du Moyen Age qui en seront les « répliques socialisées et institutionnalisées ». Ainsi, l’amour courtois ressemble à un contrat méritocratique dont le premier dépositaire – l’amant – s’engage auprès de sa Dame à témoigner de ses qualités et de la profondeur de son amour, lorsque le second – la femme aimée – bien qu’exigeante, est prête à s’offrir au brave qui vaincra les dangers en son nom ; ce qu’Alain Génétiot résume très justement par « la quête initiatique de l’amour ». Dès lors, la topique courtoise sera reprise et (re)façonnée, notamment dans le « discours sérieux » des poètes galants qui feront de l’amour une passion importante et grave. Cela étant, il nous faut souligner que l’amour courtois, au-delà de son ancrage strictement littéraire, s’est imposé – notamment par l’intermédiaire des traditions pétrarquistes – comme une véritable norme pour l’amant souhaitant approcher une dame de condition supérieure. Aussi, ce discours – fondé sur la vassalité de l’amant à sa dame – n’est pas sans provoquer les réminiscences du lien féodal. Enfin, l’amour courtois permet, en vue de son historicité, de constituer une assise sur laquelle les mondains peuvent asseoir l’ancienneté de la littérature nationale.
Pourtant, si l’amour courtois ne supposait jusqu’à présent qu’un lien de vassalité de l’amant vers sa bien-aimée, ce lien est amené à progresser jusqu’à ce que l’amant prenne la place du dévot et que sa Dame soit divinisée.
L’Amour comme absolu et la femme déifiée
Qu’il s’agisse de Dante – avec sa Vita nuova et la Divine Comédie – ou de Pétrarque – par l’intermédiaire du Canzionere – le langage courtois développe un aspect de plus en plus mystique dès le XIVe siècle. En effet, des hautes exigences suscitées par l’amour pour la dame, de cette « quête initiatique de l’amour », survient une quête mystique au cours de laquelle l’amant divinise la femme qui devient déesse. Cette quête est, dès le XVIe siècle investie par les pétrarquistes français qui lui confèrent un sens néo-platonicien vers l’atteinte du Beau, de l’Absolu, autrement dit, de Dieu. Or, cette divinisation de la dame intervient notamment par la sculpture de sa représentation. En effet, le néo-pétrarquisme sculpte un blason du corps féminin afin de mettre en valeur la beauté du corps de la dame par un processus de fragmentation visant à créer un réseau de métaphores conventionnelles propres à chacune de ses parties et permettant d’élaborer une symbolique codifiée menant à terme à une image sublimée de la femme – ainsi qu’à une certaine touche d’érotisme ; ce qu’Odette de Mourgues définissant par l’expression semblable selon Génetiot de « vision myope ». Cela étant, la divinisation de la femme intervient également, dans la poésie amoureuse du XVIIe siècle par le moyen d’un intérêt tout particulier pour la signification. En effet, cette « imagerie amoureuse » souhaite, selon Génetiot « moins peindre que signifier ». Ainsi, l’objectif est, plus encore que de décrire la Beauté, de la manifester, en jouant des métaphores afin de sublimer la dame, comme en témoigne la comparaison de la Dame avec le soleil. Or, plus encore que de mettre la femme et le Soleil à égalité, l’imagerie amoureuse place la femme dans une relation de supériorité ; en témoigne le concetto qui, selon Génetiot « consiste en ce que la beauté lumineuse de la femme éclipse celle du soleil ». L’image de la femme étant ainsi sculptée et témoignant de la perfection divine, celle-ci peut alors pleinement exercer ses pouvoirs sur l’amant. C’est du moins ce qui advient dans l’innamoramento – cet amour naissant – moment au cours duquel l’amant tombe fatalement sous le charme divin de la dame pénétrée de son regard.
Or, de l’innamoramento, de cette rencontre de l’amant avec cette divinité féminine advient alors la révélation, celle du dévot découvrant sa déesse.
L’adoration respectueuse de la divinité
Si nous énoncions le regard, c’est parce que ce dernier tient une place capitale dans la dévotion de l’amant à l’égard de la femme déifiée. En effet, les yeux sont conçus comme les reflets de l’intériorité, de l’âme du sujet perçu ; ce qui explique pourquoi le regard tient une place prédominante dans la hiérarchisation du blason amoureux. Se forme alors une véritable poétique du regard prenant place au sein même du code sérieux. L’amant, posant son regard sur l’aimée, cristallise la dame par l’intermédiaire des significations du blason amoureux, la faisant apparaître comme divinité lorsque la déesse, de son côté, capture l’amant en se plongeant dans son regard afin d’atteindre son âme. C’est en ce sens que Sarasin reprend l’héritage pétrarquiste en faisant du motif des yeux le centre de sa poétique amoureuse. En effet, chez Sarasin, le regard de la Belle lui permet de saisir tout entier l’amant succombant à ses charmes. Dès lors, Génetiot souligne avec ingéniosité la métaphore des yeux-étoiles dans laquelle l’amant est comparé au capitaine d’un bateau se reportant aux étoiles afin de tracer son chemin. Cela étant, une autre métaphore, celle du nautonier, nous intéressera tout particulièrement. En effet, si celle-ci est généralement employée dans la poésie religieuse afin de rendre compte de la quête spirituelle du croyant laissant sa foi le diriger, son emploi dans la quête amoureuse permet de témoigner des rôles joués par l’amant et la dame, à savoir le dévot et sa déesse reliés par la foi. Dès lors, si Voiture apprécie le motif de l’amour sorcier, Sarasin quant à lui se positionne en faveur d’un imaginaire mystique et platonicien faisant de la beauté – comme dans le Phèdre – la possibilité de la réminiscence de l’âme. Dès lors, si l’amant est capturé par le regard de la Belle, il n’en demeure pas moins que cette capture n’est pas constitutive d’une plainte, mais d’une reconnaissance à l’égard d’un enchaînement divin préférable à la liberté terrestre. L’amant se fait martyr volontaire et comblé de l’aliénation divine, comme en témoigne la stance de Benserade, A celle que j’aime : « Je suis heureux dans un si beau supplice ». Ainsi, l’amant, à la vue de la beauté divine, est en proie à une aphasie le paralysant sous les coups de l’adoration.
Cela étant, si l’adoration de l’amant envers la bien-aimée peut s’apparenter à un abandon complet au profit de la divinité, il n’en demeure pas moins, qu’à force de maniérisme, le contenu mystique et la profondeur divine en seront détériorés, et cela jusqu’à devenir une « coquille vide ».
La décadence de la divinité
De l’amour porté à la femme divinisée au solipsisme de l’amant
Si la relation qui liait l’amant à sa Belle pouvait alors faire preuve d’un caractère divin, sa substance divine sera pourtant peu à peu vidée, ne laissant plus que la forme, cette « coquille vide » de laquelle le divin s’est envolé. Dès lors, si l’adoration dont faisait jusqu’alors preuve le dévot avait un sens, en tant que cette dernière tenait un but supérieur car divin, la reprise de la forme au mépris du fond n’est qu’un maniérisme stérile ne laissant plus pour l’amant que le désespoir et la souffrance dans sa perte de la divinité. En effet, comme en témoigne Alain Génetiot : « Au sortir de l’âge de fer du maniérisme, l’amour n’est donc plus une source de sagesse ni une voie vers la perfection comme dans Délie, ni même une occasion tout humaine de douceur et de plaisir comme dans les Amours de Marie, mais un martyre infini et vain ». L’amant est condamné. Bien loin de l’amour courtois par lequel l’amant témoignait activement de son amour au cours d’une quête initiatique appelant à l’héroïsme, l’amoureux se limite désormais aux éloges. Pour autant, la situation est d’autant plus compliquée que cet éloge, à bien des égards, n’est plus directement porté sur la dame, mais passe par l’intermédiaire de la description de ses propres souffrances. En effet, l’amant n’est alors plus l’adorateur émerveillé par une femme se faisant promesse de transcendance, mais l’esclave humilié par la Belle à l’origine de son masochisme et n’ayant que faire de ses souffrances lorsque celle-ci ne témoigne pas directement de sa cruauté en jouissant du malheur de l’amant et se livrant à de multiples infidélités. Ainsi, le discours de l’amant n’est plus proprement tourné vers la femme mais vers la passion, et plus précisément, vers ses passions. Ainsi, lorsque Benserade écrit, dans son sonnet « Qu’ai-je fait belle ingrate » : « Et ce serait trop peu de m’ôter la vie, / Si vous ne me donnez cent coups après ma mort », ce dernier ne jouit pas tant de la femme elle-même que de la passion qu’il dit éprouver. L’amour n’est plus évoqué par l’autre, mais par soi, par un « Je » lyrique jouissant de son état.
En outre, à force de reprendre ces thèmes communs, le maniérisme assèche le « réalisme » du récit en faisant du masochisme de l’amant un ornement démuni de fond.
L’assèchement de la topique néo-pétrarquiste
Comme nous l’avons évoqué, le discours amoureux, asséché de son fond, ne fait plus qu’abuser des concetti hérités du néo-pétrarquisme qui, pris et repris, non plus aucune consistance et ne peuvent de fait plus exprimer adroitement la relation de l’amant et de sa Belle qu’à partir d’une adoration et d’une soumission vides de sens. Dès lors, en perdant le lien divin qui présidait à la relation entre l’homme et la femme, l’amour se retrouve enfermé dans une fixation ne permettant plus aucun transfert de l’un à l’autre. En effet, la topique néo-pétrarquiste s’enferme dans un langage obligé et conventionnel, oublieux de la nécessité mystique héritée de la tradition fondée par le mélange de la courtoisie, du pétrarquisme et du néo-platonisme dont le but était le Beau et le Bien. En laissant pour seul reste le corps inanimé d’un amant masochiste dépossédé de la possibilité d’accéder à la transcendance, la topique néo-pétrarquiste est condamnée à la stérilité. Cela étant, la poésie galante va tenter de s’affranchir de cette stérilité par le souhait d’une émancipation des thèmes récurrent du néo-pétrarquisme en s’éloignant de la tourmente perpétuelle jusqu’alors opérée sur l’imaginaire, de l’omniprésence du fantastique et de la désormais récurrente relation sadomasochiste que l’amant entretient vis-à-vis de sa Belle. Dès lors, aux derniers avatars maniéristes notamment représentés par Etienne Durand dans « Ombres qui dans l’horreur de vos nuits éternelles » qui écrivait : « Beauté qui me donnez cette mort immortelle, / Plus que tous les destins vous rendrez-vous cruelle, / Et plus que tous ceux-ci serai-je malheureux ? », la poésie galante répudie l’imaginaire de la torture au profit de la légèreté.
L’innovation galante comme abandon du divin au profit de l’ici-bas
Le badinage galant producteur de divertissement
La galanterie va tenter de trouver une solution à l’impasse néo-pétrarquiste. Issue des milieux mondains de la première moitié du XVIIe siècle dont Voiture est connu pour être l’initiateur, la galanterie n’affirme aucunement une rupture sèche avec la tradition sérieuse de la poétique amoureuse – la preuve étant que les métaphores néo-pétrarquistes demeurent – mais tente néanmoins de revitaliser la poésie amoureuse tout en remplaçant peu à peu le discours sérieux par le discours galant qui selon les mots de Génetiot « s’approprie son langage pour en détourner le sens ». Pour autant, l’arrivée de la galanterie n’est pas sans rapport avec un contexte particulier ayant facilité son émergence. En effet, la monarchie absolue ayant domestiqué la noblesse en la déchargeant de ses tâches administratives offre à ces derniers du temps libre leur permettant de multiplier leurs loisirs. Evidemment, dans le contexte d’une société mondaine à la recherche de divertissement et d’amusement, le discours sérieux empreint de tragique et évoquant constamment la souffrance des peines d’amour n’est pas propice à la convivialité. Ainsi, le genre grave et l’élégie sont abandonnés au profit de la chanson ou des stances afin de reprendre le discours sérieux en y apportant les modifications nécessaires à sa reprise dans la société mondaine. Cela étant, c’est dans le badinage que sera trouvée une solution. En effet, la galanterie de la société mondaine étant à la recherche d’une conversation enjouée trouve sa solution dans le badinage en tant qu’ « art de la belle raillerie, plaisante mais superficielle ». Dès lors, le badinage peut être défini comme un refus du sérieux oscillant entre le jeu et l’amour dont la difficulté consiste à préserver la tension entre les deux pôles antithétiques que sont l’ennuyeux masochisme pétrarquien et le grotesque des satiriques. Ainsi, le badinage galant emprunte la voie de la légèreté par le « jeu aimable de l’amour » tel qu’il sera porté plus tard au théâtre par Marivaux. Pour autant, bien que le badinage galant redonne une nouvelle vigueur à la poésie amoureuse en la restituant dans le réel, il n’en demeure pas moins qu’elle semble néanmoins perdre de sa puissance. En effet, comme le constate Génetiot : « Désormais, le galant homme n’est plus un guerrier courtois soucieux d’accomplir un preux service d’amour, mais un honnête homme désireux de charmer par son bel esprit, et le terrain de la séduction se déplace du carrousel au salon, avec pour seules armes la conversation et l’art d’agréer ». Un constat similaire est porté en 1647 par le dialogue de Chapelin intitulé « De la lecture des vieux romans » dans lequel l’auteur déplore une rupture avec l’idéal chevaleresque et courtois face à la galanterie des gentilshommes des temps modernes dont il distingue deux types de galanterie : la nouvelle qui est « l’art de plaire aux dames pour s’en faire amuser » et l’ancienne qui est « l’amour qu’on a pour elle sans méthode et sans art ». Ainsi, Chapelain déplore la perte de l’amour véritable qui sombre dans l’artifice.
Et pour cause, comme nous l’annoncions précédemment, le badinage galant n’est qu’un producteur de divertissement, au sens étymologique du terme signifiant « détourner de ». En effet, le badinage galant, bien que plus digeste, détourne l’homme de l’amour, et plus encore du divin dont il est le détracteur. A l’amour de Sarasin qui empruntait au néo-platonisme, le badinage galant est le fossoyeur du divin qui retient l’homme dans sa caverne.
Le badinage galant ou la grivoiserie comme désacralisation
Si le badinage galant a désacralisé l’amour, il n’en demeure pas moins que ce dernier entraine dans sa chute bon nombre des normes passées propres à l’esprit de sérieux. En effet, le propre du badinage – bien que recherchant un juste-milieu – est de se détourner ironiquement des images traditionnelles et de se jouer du code sérieux néo-pétrarquiste – dont le divin a été supprimé – afin d’y incorporer des motifs étrangers lui semblant dichotomiques tels que ceux issus des traditions antilyrique, satirique ou obscène. Néanmoins, le contraste du fond est dissimulé par l’habileté de la forme qui sauve la galanterie de la gauloiserie et de l’obscénité par des traits d’esprits inattendus surgissant au cœur du discours courtois comme en témoigne les stances de Voiture Pour Minerve en un ballet où ce dernier joue sur la polysémie du mot « verge » afin de confondre l’habileté de sa maîtresse dans la métaphore de la magicienne tout comme dans les activités propres à l’alcôve. De même, Benserade dans les stances Pour une Abbesse expose l’amour avec une religieuse sans toutefois préciser explicitement la nature de ses pensées. Ainsi, le badinage semble relever d’une esthétique du voile jouant sur l’habileté de la forme pour témoigner d’un fond laissant le lecteur libre de s’imaginer ce qu’il entend. Comme nous l’affirmions, la représentation sérieuse de l’amour est abandonnée au profit d’une galanterie n’utilisant ses métaphores que pour mieux se jouer des conventions. Or, si le badinage se permet cela, c’est également en vertu d’une désacralisation de la femme qui reprend forme humaine et dont les rapports sont alors de fait, plus naturels. En effet, la femme étant ramenée à sa mortalité, l’amant n’a plus aucunement besoin de la sacraliser ; il la considère sous un rapport d’égalité et ainsi, se libère du rôle de martyr malheureux afin de retrouver sa liberté. Libéré de ses chaines, l’amant se désengage du contrat de soumission à la femme afin de s’engager dans un nouveau type de contrat dans lequel l’amour résulte de la réciprocité des partenaires et le calcul des intérêts. Cela étant, le badinage galant se retrouve bien loin de l’amour pétrarquiste qui prônait une voie mystique vers la connaissance pour laquelle il était légitime de souffrir.
Or, si le badinage a opéré un véritable retournement dans la désacralisation des motifs jusqu’alors portés aux sommets, il semblerait que ce détracteur ait comme projet la fondation d’un nouvel idéal de l’amour.
Carpe diem : la création d’un nouvel idéal
Peut-être l’essence du badinage galant se trouve-t-elle dans « Les plus fiers animaux », sonnet dans lequel Sarasin affirme : « J’approuve qu’ici-bas chacun aime à sa mode ». En effet, outre l’appel à l’inconstance, nous pourrions résumer ainsi le badinage galant qui s’affranchit de toute normativité concernant la morale et les mœurs en se dissimulant sous la subtilité de la forme. L’amour, de l’esclavage passe au libertinage, du sérieux passe à la légèreté et du malheureux tend vers la gaieté. Cependant, comme l’affirme La Rochefoucauld dans sa 42e maxime : « Ce qui se trouve le moins dans la galanterie, c’est de l’amour ». Ainsi, le badinage galant porte la liberté en étendard d’un amour demeurant superficiel. L’amour spirituel, sacralisé, est remplacé par l’amour sensuel porté par la maxime horatienne du carpe diem prônant de cueillir chaque occasion fugace de bonheur. L’amour charnel n’est plus conçu comme second, mais premier ; l’union des corps étant nécessaire à l’union des âmes. Plus que tout, l’amour devient un amour du calcul épicurien déterminant le profit à tirer entre le plaisir et la douleur, le bonheur et le malheur. Cela étant, Génetiot affirme que : « De cette forme plus humaine de l’amour naît alors une nouvelle dichotomie : ou bien un badinage artificiel qui fait de l’amour un jeu et qui bannit tout sentiment, pouvant conduire au libertinage, voire à la cynique sécheresse de cœur, ou bien un sentiment plus équilibré, plus harmonieux et plus doux, qui va de « l’amour tendre » au bonheur partagé ». Dès lors, l’esthétique galante semble encore quelque peu balbutiante à l’égard de son refus d’un statut fixe. Mêlant le profane et le religieux, l’amour divin et l’amour humain, les tournures nouvelles dans des motifs anciens, l’esthétique galante est une esthétique du présent et de l’inconséquence du devenir.
Pour conclure, il semblerait que l’Amour féodal – étant amour d’autrui pour lequel l’amant se donne tout entier – ait entrainé un Amour de dévotion dans lequel l’amant ira jusqu’à sacraliser sa Belle en lui conférant le statut de déesse afin de prendre pour sa part la place du dévot. Néanmoins, le maniérisme et l’abus de motifs du discours amoureux font tomber ce schéma en décrépitude. L’inadéquation du fond et de la forme de la littérature tout comme de la société de cette époque entraine un retrait du divin qui ne peut plus – après ces multiples abus – se manifester. Cela étant, la dynamique qui s’enclenche en réaction à la perte du divin se conclut par un abandon total de ladite « quête initiatique de l’amour » qui permettait d’atteindre le Beau dans sa dimension platonicienne, entraînant par conséquent un abandon de l’amour de dévotion au profit de l’amour de concupiscence épicurien. A cet égard, le badinage galant constitue le terme libertin d’un divin manqué.
Yoann Stimpfling
Alain Génetiot, Poétique du loisir mondain, Paris, Champion, 1997. Voir plus précisément deuxième partie, chap. III, « Les représentations de l’amour et l’esthétique galante », §I, p. 183-211 et §III, p.226-272.
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