Michel Clouscard: idéologie du désir et cycle économique


 

Michel Clouscard (1928-2009) est un philosophe français dont la pensée et les travaux sont malheureusement trop méconnus malgré un intérêt croissant dans divers milieux militants. Derrière les grandes figures de la philosophie française de la seconde moitié du XXe siècle (Deleuze, Foucault et autres Derrida) Clouscard semble jouer les seconds rôles. Et pourtant, ses livres, prophétiques par bien des aspects, ont également su dépeindre avec précision les événements politiques s’étalant des Trente Glorieuses aux années 2000. La force de Clouscard, à la manière d’Hegel ou de Nietzsche en un certain sens, est d’avoir pu saisir ce qui se jouait au cours d’une période historique de son vivant. Pour comprendre ce qui fait de Clouscard un philosophe notable, dont la lecture est nécessaire pour rendre à notre modernité son caractère intelligible, examinons certaines de ses idées contenues dans l’un de ses ouvrages: Néo-fascisme et idéologie du désir

L’idéologie du désir

Par ce concept, Clouscard remonte le temps. Son analyse porte sur la tournure nouvelle que prend le capitalisme avec le Plan Marshall suite à la seconde guerre mondiale. Des milliards de dollars sont investis en Europe pour aider les pays à se reconstruire. Une aide qui, bienvenue, n’est pas sans contreparties. Clouscard montre que le plan s’accompagne d’une diffusion sur le marché des produits américains et de leur modèle culturel. Une fois les besoins de subsistance des populations fournis (Logement, chauffage, voiture, …) il s’agit dorénavant d’écouler la surproduction provenant des Etats-Unis. Pour se faire, il faut créer de nouveaux marchés et par extension des besoins qui n’existaient pas auparavant. D’où la naissance de l’idéologie du désir, remettant en cause l’ordre moral traditionnel pour marchandiser (faire désirer) ce qui était jusqu’alors interdit, réprimé ou impensable. Cette idéologie connait sa manifestation la plus spectaculaire avec le Mai 68 estudiantin. On peut penser, notamment, au slogan « Il est interdit d’interdire » ou à Daniel Cohn-Bendit, symbole du « révolutionnaire » libéral-libertaire (libéral par l’importance accordée à la consommation marchande, libertaire par la volonté de briser tous les carcans moraux). Les verrous de la morale bourgeoise traditionnelle volent en éclat et une nouvelle forme de « révolution » est promue. L’idéologie du désir prend les devants en France à cette période après quelques années de gestation. 

Le cycle économique

Fidèle à une analyse marxiste qui étudie les contradictions objectives du système économique capitaliste, Clouscard propose trois phases permettant de comprendre comment le système entre en crise tout en trouvant une solution pour surpasser les contradictions et se maintenir. Cette approche cyclique permet également de situer et de contextualiser l’essor de idéologie du désir. 

La première phase correspond à celle du capitalisme libéral. C’est celui du XIXe siècle, l’image d’Epinal, avec un développement colossal de la production, l’apparition des premières masses ouvrières et l’apport d’une croissance jamais vue auparavant. Il entre cependant en crise du fait de ses contradictions internes (exploitation d’envergure croissante, plafond de verre des marchés nationaux, besoin de recourir à la Nation pour trouver de nouveaux marchés) et cède sa place à un capitalisme centralisé, nationalisé et tourné vers la conquête territoriale. 

Ce capitalisme est celui que l’on a pu observer dans les dictatures européennes du XXe siècle (Allemagne nazie, Italie fasciste, …). Cette forme du capitalisme est, selon Clouscard, la « continuité » et même « l’accomplissement » du précédent dans la mesure où, fort de sa structure étatique, il peut accélérer le développement capitalistique: production énergétique nationale, construction d’infrastructures collectives (autoroutes, …). Ce type de capitalisme entre également en crise, sa politique autarcique (nationalisme, xénophobie, …) le rend progressivement moins compétitif. Ses difficultés à trouver des ressources entretiennent sa faiblesse croissante, ne lui permettant plus d’assurer sa politique agressive d’expansion territoriale. En outre, une fois les infrastructures mises en place (chaines de production massives, production en série de biens d’équipement, réseaux de transports), ce capitalisme est mûr pour laisser sa place à un nouveau type de capitalisme qui viendra surpasser les contradictions du précédent

Cette phase, qui nait dans le monde de l’après seconde guerre mondiale, est celle du néo-capitalisme. Il s’agit alors de se défaire du nationalisme et des valeurs traditionnelles bourgeoises. L’objectif est de créer de nouveaux marchés et de ne pas limiter la production aux biens de subsistances, d’équipements et à l’industrie lourde. Ce procédé est facilité par l’usage des infrastructures développées lors de la phase précédente. C’est avec cette phase que l’on retrouve l’idéologie du désir présentée au début de l’article. Pour accompagner l’écoulement de la surproduction, il faut créer de nouveaux désirs, briser les tabous et les interdits, faire de la marchandise le symbole de l’émancipation. Le capitalisme ne s’attache donc plus seulement au temps de la production mais également au temps de la consommation. Il faut ainsi promouvoir de nouvelles façons de vivre ou de nouvelles sociabilités qui passent par la consommation. 

Michel Clouscard identifie trois « secteurs pilotes » qui servent à propager ce néo-capitalisme libéral libertaire: l’industrie du loisir, l’industrie de la mode et l’industrie de l’audiovisuel. Ces industries vont ainsi vendre leurs productions sous des aspects « révolutionnaires », comme des vecteurs d’émancipation (on peut penser au punk-rock, style à la fois musical et vestimentaire, au jean vendu comme un habit sensuel et libérateur). En définitive, la stratégie du néo-capitalisme consiste à détourner les masses et en particulier les jeunes « de la lutte des classes » en proposant comme « libération la modalité même de l’aliénation ». C’est là tout le subterfuge qu’implique l’idéologie du désir. 

Emilien Pigeard



Sources :

Clouscard, Néo-fascisme et idéologie du désir, Editions Delga