Ceux qui ont critiqué Keynes


 
@rupixenLigne de crédit : Unsplash


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Le krach boursier de 1929 aux États-Unis et la crise économique qui en a découlé ont poussé les économistes et les politiques à repenser leur approche des marchés économiques et du libre-échange.

C’est ainsi que John Maynard Keynes, économiste britannique, propose une nouvelle approche du libéralisme économique dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie en 1936. Il y critique ainsi la théorie classique qui guide l’économie depuis des décennies et en particulier le caractère auto-ajusteur des marchés, en particulier celui du travail. Il cherche ainsi à déconstruire l’idée de l’existence du mécanisme d’auto-ajustement des marchés, notamment celui de l’emploi, dans le cadre des « économies monétaires de production ». Pour Keynes, qui parvient à proposer un plan en 1944 lors de la conférence internationale de Bretton-Woods, il s’agit de relancer les économies en stimulant la demande par l’intervention des politiques monétaires et budgétaires d’un État interventionniste.

Toutefois, la théorie économique dans les années 1930 n’est pas uniquement marquée par l’essor de la « Théorie général » et de la pensée keynésienne. En effet, avec la publication de l’ouvrage The Good Society (1937) par Walter Lippmann d’une part, et la fondation de la Société du Mont-Pèlerin en 1947 d’autre part, une pensée économique émerge dans le but de réorganiser le libéralisme économique mis à mal par les travaux et le consensus keynésien. Mais la controverse devient flagrante dans les années 1970, au vu de l’inefficacité des politiques de relance prônées et repensées par les successeurs de Keynes à endiguer la crise économique mondiale liée au Premier Choc pétrolier. Le monétarisme puis la Nouvelle école classique proposent alors un débat sur l’efficacité de la politique monétaire et sur la façon de lier et d’analyser l’arbitrage inflation-chômage.

 

Aux origines de la controverse : une courbe et son interprétation.

Une des premières critiques qui porte cette « contre-révolution keynésienne » est la remise en cause de l’interprétation par les héritiers de Keynes de la relation de Philips et de sa représentation graphique sous la forme d’une courbe. Pour résumer, l’économiste néo-zélandais Alban William Philips cherche en 1958 à expliquer la variation des salaires et, par des observations sur la période 1861-1957, montre qu’il existe une relation statistique entre taux de chômage et variation des salaires.

Cette courbe va donc logiquement faire l’objet d’un intérêt pour les économistes keynésiens, qui voient là un moyen de relier le marché de l’emploi à une politiques budgétaires. Robert Solow et Paul Samuelson expliquent ainsi qu’il existe un point de la courbe où un certain taux de chômage est tel que la variation des salaires et nulle et donc le niveau de l’inflation également (ils prennent en compte la relation entre la variation des salaires et la variation des prix). Ils vont ainsi estimer que le chômage peut être réduit si les politiques monétaires permettent d’augmenter davantage le niveau d’inflation. Il s’agit du compromis keynésien qui prévoit ainsi qu’en temps de grande productivité économique, une politique inflationniste peut influer sur le marché du travail.

Cela n’est toutefois pas possible pour les monétaristes et pour Milton Friedman qui, dans les années 1970, montrent que l’épuisement des gains de productivité provoquent une hausse de l’inflation sans bénéfices notables pour l’emploi. Friedman élabore ainsi le principe de stagflation, illustrant un fort taux de chômage doublé d’un taux d’inflation élevé. Les monétaristes puis les néoclassiques contestent donc l’idée d’un arbitrage inflation-chômage et vont proposer plusieurs analyses et remises en cause.

 

Le rôle des anticipations : une nouveauté pour prôner le libéralisme

C’est directement de la remise en cause de l’interprétation keynésienne de la courbe de Philips que Milton Friedman explique le rôle des anticipations comme preuve d’inefficacité des politiques monétaires de relance. Selon lui, le raisonnement des ménages s’effectue dans un premier temps en fonction de leur salaire nominal, ce qui conforte l’efficacité d’une politique monétaire pour encourager à la consommation, mais dans un second temps et sur le long terme ce raisonnement s’effectue en fonction du salaire réel grâce à aux anticipations adaptatives. D’abord soumis à une illusion monétaire amenée par une baisse des prix (et donc par l’inflation), les consommateurs prennent conscience des effets de l’inflation sur leur salaire réel qui chute progressivement et donc s’adapter en conséquence pour exiger des salaires nominaux plus élevés. Friedman, pour appuyer l’idée de ce comportement des individus, se base sur l’idée d’un taux de chômage naturel et nécessaire et sur la théorie quantitative de la monnaie, qui pour résumer montrent que la monnaie est neutre et n’a pas d’influence sur le salaire réel.

Pour les néoclassiques, le rôle des anticipations se place dans le cadre de la Nouvelle macroéconomie classique développée à partir des travaux de Robert Lucas en 1972.  Selon lui, les politiques monétaires sont inefficaces à long et à court termes, en introduisant la notion des anticipations rationnelles. Les agents disposeraient de l’ensemble des informations pour effectuer les meilleurs choix possibles et seraient au fait de toutes les conséquences de ces derniers ainsi que de la conjoncture économique. John Muth théorise ces anticipations en reprenant la courbe de Philips mais en lui donnant un aspect totalement vertical, et donc le taux de chômage naturel reste constant à long et à court terme.

Les théories des anticipations appuient une idée classique traditionnelle du caractère volontaire du chômage. Les individus, s’adaptant ou disposant de toutes les informations nécessaires, sont donc parfaitement capables de prévoir les coûts et les conséquences de leurs choix, et peuvent donc préférer le chômage à l’emploi.

 

La question de l’utilité des politiques économiques

Pour Friedman et les monétaristes, la remise en cause des politiques monétaires et budgétaires, c’est avant tout la façon dont elles sont conduites et justifiées. D’une part, les politiques monétaires dites « discrétionnaires » ne doivent pas être entreprises, car elles sont uniquement motivées par les enjeux électoraux. Elles doivent au contraire être basée sur une possibilité de laisser un champ le plus large possible aux entreprises. Les variables monétaires n’ayant pas ou peu d’importance, il s’agit toutefois de contrôler les banques par le pouvoir démocratique et d’instaurer une règle de croissance de la quantité de monnaie indifférente aux périodes politiques.  D’autre part, les politiques budgétaires selon Keynes ne prenaient pas en compte les erreurs passées des ménages. Ainsi, le monétarisme introduit une dimension inter temporelle, avec l’idée d’un revenu permanent des ménages.

Pour les néoclassiques, il s’agit de poursuivre les travaux monétaristes mais avec la dimension des anticipations rationnelles, donc plus radicale. Pour les politiques monétaires, ils soulignent que le gouvernement et l’État ont tendance à dissimuler les politiques pour jouer sur la surprise des agents. Il s’agit ici d’un biais inflationniste, annonçant une politique contraire à celle réellement menée, qui se traduit par une incohérence temporelle, c’est-à-dire à un changement provoqué des objectifs initiaux. Pour remédier à ça, les politiques monétaires selon les néoclassiques doivent être soumises à un constitutionnalisme économique, c’est-à-dire une institutionnalisation des pratiques économiques, et à un contrôle de la masse de monnaie en circulation, autrement dit un ciblage monétaire. En ce qui concerne les politiques budgétaires, l’économiste Robert Barro propose une équivalence à l’image de celle de David Ricardo. Ainsi, les ménages aux choix rationnels ont conscience de la nécessité de rembourser une politique budgétaire, et choisissent donc d’épargner. La politique budgétaire est donc neutre voire inutile.

 

Une efficacité relative

Les politiques monétaires au sens des néoclassiques ont été mises en œuvre aux États-Unis dans les années 1960, en particulier le ciblage monétaire. Toutefois, il s’est avéré qu’en cherchant à contrôler la masse monétaire pour faire varier le taux d’intérêt, cette dernière devenait fortement instable et nécessitait un contrôle permanent de la FED, et donc pas d’indépendance totale.

Un courant postkeynésien s’est alors développé pour répondre aux critiques néoclassiques dès les années 1960. Ce dernier remet en cause la contrôle de la masse monétaire par les banques centrales, puisque la quantité de monnaie dépend des banques commerciales et de leurs crédits. De plus, la quantité de monnaie ne doit pas être augmentée de manière graduelle et indifférente, mais plutôt en fonction des besoins du système productif, donc grâce à des politiques monétaires efficaces.

 

            Pour conclure, l’apport principal de la « contre-révolution keynésienne », c’est la justification de la nécessité pour le pouvoir économique de garder ses distances avec le pouvoir politique. Toutefois, le monétarisme et la NEC ont permis l’essor du néolibéralisme, qui a montré de nombreuses faiblesses, notamment sur le plan humain comme le prouve l’expérience du thatchérisme au Royaume-Uni. Il est toutefois incontestable que ces deux écoles ont proposé des solutions efficaces pour répondre à la crise économique des années 1970 face à laquelle le consensus keynésien s’est révélé assez impuissant.

À l’heure de la crise économique provoquée par l’épidémie de la Covid-19, la question de l’intervention de l’État est toujours au centre des débats, notamment sur l’efficacité d’un plan de relance européen.

Pierre Jouin