“Cancel culture”: une épidémie de censure


 
Auteur : Markus WinklerLigne de crédit : Unsplash

Auteur : Markus Winkler

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« Le rire n'a pas à répondre aux impératifs de la morale », tels sont les propos livrés par Xavier Gorce dans une interview accordée au journal Le Point à la suite du « cancelling » de l’un de ses dessins dans un grand journal de la presse française. En effet, rappelez-vous que ce dernier avait, le 19 janvier dernier, publié dans Le Monde une caricature instantanément placée sous les feux de la critique. Quelques heures après la publication du dessin, la directrice de la rédaction du Monde, Caroline Monnot adressait un message d’excuse aux lecteurs stipulant que « ce dessin peut en effet être lu comme une relativisation de la gravité des faits d'inceste, en des termes déplacés vis-à-vis des victimes et des personnes transgenres », et ajoutait que « Le Monde tient à s'excuser de cette erreur auprès des lectrices et lecteurs qui ont pu en être choqués ».
Si nous citons la dernière affaire de censure en question, il est pourtant devenu commun d’apercevoir des cas similaires dans une nouvelle ère affirmant comme vertus l’incessante indignation et le culte de la dénonciation, fer de lance d’une nouvelle « culture » n’ayant de culture que le nom lorsque cette dernière n’est en réalité qu’annihilation de la culture.

 La « cancel culture », que nous pourrions traduire en français par « culture de l’annulation » consiste en une dénonciation massive et publique de personnes physiques ou morales au comportement jugé déviant par une certaine frange de la population. Dès lors, sans doute avez-vous déjà tous été témoins de ce phénomène, directement ou indirectement, sur le terrain de chasse préféré des « social justice warriors » que forment les réseaux sociaux.

 Si nous savons la « cancel culture » originaire des Etats-Unis, il n’en est pas moins intéressant de rechercher les fondements historiques du phénomène. Dès lors, nous pourrions rapprocher cette culture de la délation à une tradition politique et religieuse héritée de la venue des premiers puritains en Amérique. En effet, ces derniers étaient d’une grande influence dans les petits gouvernements locaux appelés « caucus » qui regroupaient tous les citoyens et prônaient comme vertu la dénonciation publique des vices de tous les citoyens. C’est par exemple dans ce cadre puritain que nous pourrions citer le procès des sorcières de Salem qui eut lieu en 1692 dans le Massachussetts et conduisit 25 personnes accusées de sorcellerie à l’exécution. Selon Jean-Eric Branaa, spécialiste des Etats-Unis et maître de conférences à l’Université de Paris II Assas, la « cancel culture » se fonde ainsi sur « une vertu religieuse de redresseur de tord et sur une dichotomie entre le bien et le mal, qui divise le monde entre gentils et méchants ».

 C’est bien là que se trouve l’objectif sous-tendu par la « cancel culture » : l’avènement d’une vision manichéenne généralisée par une certaine partie de la population entre le bien et le mal, entre les « gentils » et les « méchants ». Le monde de la « cancel culture » est un monde binaire ne connaissant ni demi-mesure, ni nuance, et c’est bien ce que nous prouve l’exemple du bad buzz de l’humoriste et youtubeur Norman Thavaud, accusé de racisme et de misogynie après avoir osé, dans son Spectacle de la maturité, faire une blague sur la possibilité d’une actrice noire dans le rôle de James Bond. Alors que lui-même participait d’une certaine façon à la « cancel culture » en dénonçant la « culpabilité blanche » ou encore « le privilège blanc », celui-ci a dû se confronter au revers de ses luttes, accusé à son tour d’être « un méchant ». Le cas de Norman nous paraît intéressant car représentant direct de l’absence de demi-mesure. En effet, la « cancel culture » n’a que faire des ’’bonnes actions’’ faites auparavant par une personne devenant la cible de ses critiques, mais dresse au contraire une analyse complète de la carrière de leur proie afin d’y déceler tout indice pouvant l’incriminer davantage.

 Le cas de Norman Thavaud n’est en rien un cas isolé lorsqu’un nombre considérable d’humoristes ont déjà fait les frais de la « cancel culture », démontrant de fait que l’ironie n’est plus comprise telle quelle. En effet, l’ ’’humour noir’’, nécessitant une compréhension du second degré, tend à s’effacer peu à peu de crainte d’être fustigé par le « social justice warrior » en quête d’approbation de sa bonté. Ainsi s’établit l’importation d’un nouveau rapport à la représentation refusant toute dimension imaginaire, nous plongeant dans la permanence d’un monde sérieux n’ayant de cesse de s’indigner de toute déviance à la bien-pensance, fusse-t-elle humoristique.

 Or, la « cancel culture » ne se ferait-elle pas l’apôtre du bien pour bénéficier d’une plus ample accessibilité au mal ? Rappelons tout d’abord qu’en France comme aux Etats-Unis, le système judiciaire s’établit sur le fondement de la présomption d’innocence : tout individu mis en cause dans une infraction étant considéré comme innocent avant que sa culpabilité soit légalement démontrée. La « cancel culture », quant à elle, prône une forme d’auto-justice condamnant les individus sans procédure légale et sans aucun motif autre que l’appréciation ou la dépréciation générale d’un groupe. Le terme de « condamnation » est important pour comprendre le mécanisme de la « cancel culture ». En effet, l’individu ciblé par les auto-proclamés juges du peuple se voit condamné socialement à travers une vaste campagne de cyberharcèlement. Dès lors, sa « condamnation » consiste en une exclusion sociale provoquant de graves atteintes psychologiques et pouvant aller jusqu’à la perte de son emploi ou pire encore, la mort. C’est ce que nous démontre par exemple le cas de Mike Adams, professeur de criminologie à l'Université de Wilmington en Caroline du Nord qui s’est donné la mort à la suite d’une campagne de harcèlement issue de la « cancel culture ». Si la « cancel culture » peut mener jusqu’à la mort, c’est bien parce que les victimes qu’elle se choisit deviennent alors elles-mêmes des malades réputés contagieux. En effet, être « canceled », c’est être malade d’une maladie contagieuse par laquelle tout ce que l’on touche devient automatiquement malade à son tour. De fait, « le cancelling », « l’annulation », peut nous faire penser à l’excommunication alors pratiquée par l’Eglise catholique pour ostraciser un membre considéré comme irréconciliable avec le droit chemin. De même, la « cancel culture » n’est pas sans nous rappeler le procès de Galilée qui, rappelons-le, fut condamné en 1633 à un emprisonnement indéfini mettant en cause son soutien à la théorie héliocentrique de Copernic. Dès lors, rappelons que l’indignation et la condamnation ne sont pas preuves de raison.

 « Se taire, c’est être complice », telle est l’une des injonctions de la « cancel culture » témoignant d’un instrument de rhétorique des plus efficaces. En effet, le monde se faisant sujet d’une dichotomie entre le bien et le mal, cette formule nous contraint à nous positionner en faveur du discours de la majorité - et par conséquent de participer au harcèlement - sous peine d’être à notre tour condamné. En cette ère où les réseaux sociaux trônent au sommet de la (des)information, il est triste de voir les moyens d’informations traditionnels mettre genoux à terre lorsque ces derniers devraient au contraire s’y confronter, et réaffirmer la valeur de la connaissance et de la liberté d’expression. Dès lors, il est de notre devoir, à toutes et à tous, de lutter contre « l’annulation » de la culture en faveur de son expansion, de s’escrimer contre l’annihilation du débat public au profit de la liberté d’affirmer sa pensée et de combattre le despotisme d’une idéologie mortifère en hissant l’étendard d’une démocratie des idées.

Yoann STIMPFLING