L’Art de l’élite
L’essai de Tolstoï qui va nous intéresser dans cet article est, à mes yeux, un ouvrage central pour tout amateur d’art qui souhaite développer sa réflexion. Je ne saurais trop vous conseiller d’y jeter un oeil, tout d’abord car il se lit plutôt facilement sans jamais être “barbant”. Tolstoï a un avis tranchant, volontairement polémique et radical, il n’hésite pas à lancer des critiques acerbes sur ceux qu’il accuse de glorifier le “faux art”. De plus, ce texte nous fournit le témoignage et l’analyse sur l’expérience artistique d’un artiste parmi les plus reconnus du XIXe.
L’ouvrage commence méthodiquement par la définition de l’art selon Tolstoï. Une définition qui est, au demeurant, relativement simple : L’art est un moyen de communication d’émotions entre les Hommes. Autrement dit toute expression (musicale, picturale, écrite, …) qui permet au spectateur de ressentir une émotion vécue et transmise par l’artiste via l’oeuvre doit être considérée comme art.
« grâce à notre faculté de pouvoir transmettre nos sentiments à autrui par le moyen de l’art, tous les sentiments éprouvés autour de nous peuvent nous être accessibles, et aussi des sentiments éprouvés mille ans avant nous. »
On comprend donc que l’émotion a un rôle absolument majeur et central en art, ce qui rend l’absence de sens et l’opacité nocives voire mortelles pour l’art.
Suite à cette définition, Tolstoï exprime sa vision tranchée où il maintient qu’à partir du 18e (et pourrait on dire encore plus de nos jours avec le développement de l’art moderne puis contemporain) l’art a été absorbé par les élites qui se sont enfermées dans une spirale infernale : celle de favoriser un art de plus en plus obscur, de plus en plus incompréhensible, et, ce faisant de plus en plus pauvre. Le moteur de l’art cesse alors d’être la découverte des nuances des émotions que l’on peut tous ressentir et comprendre pour devenir un moyen d’affirmer sa supériorité, sa différence par rapport à d’autres.
Pour mieux appréhender l’instauration de cette rupture dans l’art, il faut se focaliser sur le narratif historique que déploie Tolstoï. En effet la distinction majeure se fait entre le Moyen-Âge et la période qui s’étend du 18e à nos jours.
« Les artistes du moyen-âge, s’inspirant à la même source de sentiment que la masse du peuple, et exprimant ces sentiments par l’architecture, la peinture, la musique, la poésie ou le drame, étaient de véritables artistes ; et leurs œuvres, comme il convient aux œuvres d’art, transmettaient leurs sentiments à toute la communauté qui les entourait. »
Selon lui le constat est sans appel, depuis la fin de la prédominance de l’art religieux, l’hypocrisie a complètement gangrénée le milieu de l’art. Là où auparavant, classes supérieures et inférieures se retrouvaient dans une conception commune de l’expérience artistique, ces dernières se sont au fil des siècles séparées en deux conceptions distinctes et incompatibles.
« Les savants écrivent de longs ouvrages incompréhensibles où ils font de la beauté un des termes d’une trinité esthétique ! Ces mots, le Beau, le Vrai, le Bien, sont répétés, avec des majuscules, par les philosophes et les artistes, par les poètes et les critiques, qui tous s’imaginent, en les prononçant, dire quelque chose de solide et de défini, pouvant servir de base à leurs opinions ! La fausse importance attribuée à la forme la plus basse de l’art : celle qui a pour unique objet de nous procurer du plaisir. »
Ainsi, (et c’est pour cela que Tolstoï fournit un socle solide à une réflexion sur l’art actuel) son discours quelque peu provoquant maintient qu’une grande partie de ce que l’on nomme art depuis le milieu du 18e, période où né l’esthétisme, n’est en fait qu’une supercherie. En d’autres termes un art vidé de ce qui l’avait rendu si important et légitime auparavant.
Cette nouvelle et terrible conception de l’art, définit par ceux que Bourdieu nommerait « les hiérarchies officielles et légitimes » à savoir les musées, les critiques d’art, les conservateurs, … ne serait que tromperie et perversion du but originel de l’art.
Tolstoï poursuit en présentant le rapport qu’a l’Homme des classes sociales inférieures face à ce nouvel « art » qui s’érige en tant que seul Art :
« Si même la possibilité est donnée aux classes travailleuses de voir, de lire, et d’entendre, dans leurs heures de liberté, tout ce qui forme la fleur de l’art contemporain (et cette possibilité leur est donnée, en une certaine mesure dans les villes, par le moyen des musées, des concerts populaires, et des bibliothèques), l’homme de ces classes, pour peu qu’il ne soit pas perverti et qu’il garde en lui l’esprit de sa condition, sera absolument incapable de tirer aucun profit de notre art, et n’y comprendra rien. »
Il y a donc un schisme absolument brutal entre les classes supérieures et inférieures d’une même société. Elles ne se comprennent plus et se méprisent mutuellement. Cependant, comme le démontre l’auteur, la réelle conception de l’art est à chercher dans « le peuple » et non pas dans les hautes sphères de la société qui ne comprennent parfois même plus l’art qu’elles adulent.
« il y a même, pour l’initié, un certain charme dans le vague et le nuageux d’un tel mode d’expression. »
« l’affectation, la confusion, l’obscurité, l’inaccessibilité à la masse, ont été élevées au rang de qualités, — et même de conditions de poésie, — dans les œuvres d’art, mais que l’incorrect, l’indéfini, l’inéloquent eux-mêmes sont en train d’être admis comme des vertus artistiques. »
Ainsi l’art des classes travailleuses, du peuple, serait toujours proche de l’art originel, un art qui transmet des émotions véritables, qui permet aux Hommes de recueillir en leur être les émotions de l’auteur de l’oeuvre.
Par opposition, l’art des élites est innervé d’hypocrisie puisque dans cette recherche de distinction, ils en sont arrivé à un point où leur propre conception de l’art leur est opaque. Il ne leur reste alors plus qu’à « faire comme si » cet art était légitime, à lui trouver une raison d’être, des interprétations. Or, par définition, cet art qui ne transmet plus d’émotion refoule sa nature, de sorte que, le mettre au rang d’art, c’est faire preuve d’hypocrisie. A noter qu’une personne provenant d’un milieu inférieur appréhendant par miracle l’art des hautes sphères n’en tirerait aucun bénéfice selon Tolstoï puisqu’il serait alors perverti, sa conception initiale étant plus pure.
« les artistes des nouvelles générations estiment qu’il est inutile pour eux d’être intelligibles à la foule : il leur suffit d’évoquer l’émotion poétique chez une élite de raffinés. »
Dès lors, cette phrase engendre une conséquence de taille : toute personne ici d’un milieu social défavorisé ou inférieur qui maintient ressentir des émotions face à une oeuvre d’art produite par et pour des élites ne ferait que trahir une hypocrisie notable. En effet, ne partageant pas leur conceptions, leur valeurs, leur émotions, il ne saurait comprendre et encore moins ressentir ce à quoi il assiste.
Force est de constater que ce dévoiement de l’art dont l’auteur trouve deux exemples en Baudelaire et Mallarmé n’a fait que se renforcer au fil des siècles. L’art contemporain du XXIe siècle est très largement rejeté par les masses. Seul un nombre très restreints d’artistes ou de spécialistes y trouvent un intérêt et entreprennent de le défendre, accusant la bêtise et le manque de culture des masses. Or pour Tolstoï, la classe qui passe à côté de l’art, c’est bien celle des élites qui accorde une importance démesurée à un art qui n’est plus que l’ombre de lui-même.
Pour conclure, je reprends ces mots de Tolstoï qui s’inspire lui-même de Voltaire, une phrase qui j’en suis convaincu, devrait rester dans nos esprits dès qu’il est question d’apprécier une oeuvre quelconque :
« Tous les genres sont bons, hors celui qu’on ne comprend pas, ou qui ne produit pas son effet. »
Emilien Pigeard
Bibliographie :
Léon Tolstoï, Qu’est-ce que l’art ?